Les entreprises artisanales sont relativement méconnues. On parle d’un monde artisan conçu implicitement comme un ensemble homogène. Mais nous savons peu de chose sur les pratiques et les besoins de ces entreprises atypiques qui représentent pourtant environ trois millions d’actifs et plus de cinq cents activités différentes. Les entreprises artisanales se distinguent en particulier par leur taille - il s’agit généralement d’entreprises de moins de dix salariés ou très petites entreprises (TPE) -, par leur organisation dominée par la figure du chef d’entreprise et par leur activité de métiers manuels.
Comme toute entreprise, les TPE sont confrontées à des problématiques de gestion de l’emploi et de compétences. Leur activité est centrée autour de l’exercice d’un métier ou de savoir-faire spécifiques. Le chef d’entreprise y assure un rôle de premier plan ; il cumule la détention des compétences propres au métier, la responsabilité personnelle et la maîtrise du processus de production. Il exerce implicitement une fonction de direction des ressources humaines en prenant les décisions relatives au recrutement et à la formation professionnelle.
Les TPE ont besoin de savoir-faire spécialisés et qui évoluent constamment. Aussi ont-elles recours à l’alternance (en particulier le contrat d’apprentissage) : au sein du monde artisan, on se forme à partir de l’expérience de travail. L’accès à une main-d’œuvre qualifiée est relativement réduit si on constate que ces entreprises sont ancrées dans un espace géographique circonscrit.
Certaine font ainsi face à une pénurie structurelle de compétences, voire de main-d’œuvre, en particulier dans le secteur du bâtiment et travaux publics. Une pénurie redoublée par les évolutions rapides de l’environnement (réglementaire, culturel, social…) qui transforment les métiers et les organisations.
Le dirigeant est au centre de l’organisation
L’entreprise artisanale est centrée sur son dirigeant à la fois sur le plan géographique, social, organisationnel et managérial. Elle est positionnée sur un marché de taille très réduite, à proximité de son lieu de vie et souvent de son lieu de naissance. On estime que 80 % de sa clientèle est située dans un rayon de vingt kilomètres du siège social. Cette clientèle fait partie du réseau personnel de l’entrepreneur et de sa famille qui en ont souvent une connaissance biographique. Cette proximité spatiale et sociale constitue un atout décisif tant la réputation d’un artisan est cruciale pour obtenir un chantier et attirer des clients. Par ailleurs, la TPE est souvent une affaire de famille. Le ou la conjointe du dirigeant participe à la gestion de l’entreprise et la TPE fait très fréquemment l’objet d’une succession.
Sur le plan organisationnel, les entreprises artisanales correspondent à la configuration simple. Le chef d’entreprise contrôle l’ensemble des activités : conduite des travaux, relation avec les clients, gestion… Le dirigeant de l’entreprise artisanale est à la fois un homme de métier, un chef de chantier, un gestionnaire et un stratège. La taille limitée de l’entreprise implique une forte polyvalence des opérateurs qui sont généralement - à l’exception des salariés de confiance (les bras droits) - exclus du processus de décision.
Sur le plan de la gestion des ressources humaines (GRH), les entreprises artisanales correspondent à ce qu’on appelle un modèle plutôt « arbitraire ». Les process RH (recrutement, formation, rémunération...) sont informels et monopolisés de façon discrétionnaire par le chef d’entreprise. La gestion des entrées constitue le « domaine réservé du dirigeant » qui sélectionne et recrute le plus souvent selon des critères peu objectivables. L’enjeu central du recrutement est moins la compétence que la confiance, le dirigeant ayant souvent, par contrainte ou par choix, recours au réseau de proximité pour attirer des candidats et à la réputation pour sélectionner. La culture de l’entreprise est centrée sur l’« esprit-maison ». Le temps de travail y est très flexible avec une indifférenciation relative entre temps libre et temps de travail.
Les TPE artisanales constituent en effet de véritables « entreprises communautés » au sens de Sainsaulieu dont les membres sont liés par un fort sentiment d’appartenance à « la maison », à « la boîte », le fait d’exercer un même métier renforçant cette cohésion. Cette identification explique en partie la forte implication dans le travail qui se traduit par l’acceptation d’horaires très flexibles et de tâches pénibles voire, dans certains cas, la participation à des chantiers officieux, y compris le week-end ou durant les vacances.
Le diagnostic organisationnel des entreprises artisanales, en particulier dans le secteur du BTP, révèle donc la centralité du chef d’entreprise, figure omniprésente et omnipotente.
Pour cette raison, il nous paraît important, avant de proposer notre propre approche des profils des chefs d’entreprise des TPE du bâtiment et travaux publics (BTP), de présenter brièvement les typologies existantes. La trajectoire professionnelle des dirigeants des TPE artisanales est assez homogène dans la mesure où l’univers des TPE est relativement cloisonné. Ainsi 60 % des créateurs d’entreprise et 70 % des repreneurs ont acquis leur expérience au sein d’une TPE. L’âge moyen d’installation est compris entre 34 et 39 ans (pour une expérience d’ouvrier de 11 à 14 ans).
La décision de créer une entreprise artisanale repose sur plusieurs types de motivations : être indépendant, saisir une opportunité, créer son propre emploi, évoluer, gagner de l’argent, continuer l’entreprise familiale, vivre ses rêves et ses passions… Il y a ainsi des modèles d’entrepreneur-artisan : par obligation (créer son entreprise pour créer son emploi), par logique patrimoniale de transmission de l’affaire familiale, etc.
Ces typologies soulignent la nécessité de nuancer l’idée d’un monde artisan. L’hypothèse implicite sur laquelle repose notre travail est la suivante : si la gestion, en particulier la GRH, des entreprises artisanales est étroitement contrôlée par le dirigeant, alors son profil représente un élément déterminant pour appréhender la diversité des pratiques de formation.
Six profils de dirigeants, trois types de rapports à la formation
Avant de mettre en perspective la singularité des appropriations de la formation par les dirigeants des TPE artisanales, il nous paraît utile de revenir sur les principales typologies existantes tout en soulignant leurs limites dans le contexte de notre étude. Beaucoup d’entreprises de moins de dix salariés se contentent de se conformer à la loi mais utilisent très peu les fonds disponibles, sauf peut-être pour retenir les collaborateurs de confiance. D’autres saisissent des opportunités sous la forme d’aides financières. Enfin, pour certaines, la formation est cohérente avec la politique générale de l’organisation et vise à contribuer à l’atteinte d’objectifs à moyen-long terme. Peu d’entreprises, dans le cadre de nos travaux, mobilisent la formation pour servir un projet stratégique (il existe cependant des exceptions notables).
On peut également identifier plusieurs stades : le stade fiscal (les entreprises, en particulier les PME, jugent, selon une forme de calcul avantages/coûts, que la formation nuit à l’activité de l’organisation. De nombreuses TPE du BTP souscrivent à cette conception, les dirigeants considérant que les absences de salariés en formation sont trop coûteuses en termes de production) ; le stade du catalogue (les individus sont invités à choisir parmi des contenus de formation à partir d’une liste mise à leur disposition ; à notre connaissance, cette approche est très peu répandue parmi les TPE du BTP) ; le stade légal (les entreprises ajustent leurs efforts de formation au plafond de financement externe disponible. Cette approche ne correspond pas aux entreprises ciblées dans le cadre de cette étude ; en effet, pour les entreprises de moins de dix salariés du BTP, les fonds collectés par l’OPCA1 sont mutualisés et aucun plafond de financement n’est prévu) ; le stade du recensement (les entreprises recueillent les besoins de formations au sein de chaque entité de l’organisation. La structure des TPE n’est pas adaptée à ce type d’approche de la formation) ; le stade de l’investissement (relativement similaire à la formation de développement évoquée précédemment) est lui rarement observable au sein des entreprises de moins de dix salariés du BTP2.
Nous avons choisi de dégager à partir d’entretiens avec des entrepreneurs quelque six profils de dirigeants en fonction de leur formation initiale et de leurs expériences antérieures à la création ou la reprise de l’entreprise. À ces portraits-types correspondent des visions de l’entreprise et de sa gestion.
Le premier profil est le modèle personnel ou paternaliste. Ces dirigeants ont suivi une trajectoire relativement classique : formation initiale dans le métier (CAP ou BEP) suivie d’une expérience plus ou moins longue en tant qu’ouvrier dans une TPE artisanale avant l’installation soit par création soit par reprise. Pour ces dirigeants, l’entreprise est un patrimoine personnel. Le second profil correspond au modèle clanique. L’entreprise est organisée autour d’un noyau dur de salariés de confiance unis par des liens de parenté plus ou moins étroits (conjoint, fils, frères, cousins). Pour ces dirigeants, l’entreprise est un capital familial.
Le troisième profil correspond au modèle collégial et renvoie à des entreprises dont la direction est partagée. Le plus souvent il s’agit d’un duo comprenant un homme de métier et un profil gestionnaire (avec une formation et une expérience dans le domaine du commerce). On trouve également des entreprises pilotées par trois ou quatre associés (voire plus, pour les entreprises organisées en SCOP). Pour ces dirigeants, l’entreprise est un investissement collectif. Le quatrième profil correspond au modèle participatif. Le dirigeant est un homme de métier disposant d’une expertise très poussée acquise durant une longue période de formation et d’expérience d’ouvrier dans diverses entreprises (PME et/ou grandes entreprises). Il peut être un compagnon issu d’un des mouvements du compagnonnage ; son entreprise est alors, dans une certaine mesure, organisée comme une communauté. Pour ces dirigeants, l’entreprise représente une équipe.
Le cinquième profil correspond au modèle délégatif. Le dirigeant n’est pas un homme de métier et n’est pas secondé - comme dans le modèle collégial - pour un homme de métier. Il est issu de la grande entreprise et a souvent suivi une formation initiale dans le domaine de la gestion (avec un niveau de formation assez élevé - licence voire DESS). Il délègue les « fonctions métier » à des salariés au sein de son entreprise et ne cherche pas à se substituer à eux. Pour lui l’entreprise est avant tout une organisation à piloter. Le sixième profil correspond au modèle industriel. Il s’agit de chefs d’entreprise aux niveaux de formation initiale très variables (on y trouve aussi bien des autodidactes que des hommes de métier disposant d’un niveau de formation initiale élevé). Ils ont en commun une longue expérience dans les grandes entreprises, en particulier au sein des grands groupes du BTP où ils ont exercé des fonctions d’encadrement et de suivi de chantier. Ils ont quitté ces groupes pour « monter leur affaire » et tendent à mettre en place des procédures issues de la grande entreprise. Pour eux, la TPE est une grande entreprise en miniature.
Ces six profils ont des points communs qui permettent d’identifier trois rapports à la formation.
Les modèles personnel (ou paternaliste) et clanique partagent une même vision de la formation des salariés. Pour ces dirigeants, la formation représente un investissement risqué : « le risque énorme, c’est de voir le salarié qui s’en va ; et quand on se dit : ben moi, je vais avoir la formation et puis au moins je suis tranquille, je vais garder cette expérience-là, et puis comme je suis sûr de rester au sein de mon entreprise, au moins je vais être tranquille. Je ne vais pas donner ma démission ou alors il faudra que je recrée une autre entreprise, mais je n’ai aucune raison de le faire. Donc je reste au sein de mon entreprise, donc la personne compétente reste au sein de l’entreprise ».
Les modèles collégial et participatif partagent une même approche plus volontaire : « pour une petite entreprise de trois personnes dans ces cas-là quand je prends une formation je ne m’embête pas. Je ferme. Je ferme une journée, on va tous les trois. Comme ça on a tous les trois les mêmes données et au moins on est calés tous les trois d’un seul coup ».
Enfin, les modèles délégatif et industriel sont relativement proches dans la mesure où ces profils de dirigeants sont non seulement convaincus mais aussi habitués à former les salariés en adoptant une approche personnalisée (avec notamment l’identification des besoins via les entretiens annuels d’évaluation). Dans la mesure où la TPE est structurée comme une grande entreprise où chaque collaborateur a ses compétences, ses attributions et sa place, la formation est nécessairement centrée sur les besoins d’un individu et secondairement sur le collectif : « on a fait l’année dernière. On a fait un bilan de compétence justement, j’ai dit à mon chef de chantier, puisque c’est lui qui gère en direct ces troupes, comme ça, ça me laisse un peu le temps de ne pas gérer le quotidien, que je sois libre. Et il a commencé à faire les entretiens avec eux directement et puis qu’il me dise après sur quoi il faudrait les former ».
Les stratégies de formation des entreprises artisanales
Il existe selon nous deux grands types de stratégies qui exercent une influence - au-delà du profil du dirigeant - sur les besoins en termes de formation. Les entreprises de croissance (formation de développement) et les entreprises de stabilité (formation de stabilité) n’ont logiquement pas la même approche des questions relatives aux compétences.
Le profil du dirigeant exerce une influence de premier ordre sur les modalités de formation et d’identification des besoins (centrées sur l’individu ou sur l’activité de l’entreprise) ainsi que sur les objectifs et l’orientation temporelle de la formation (poursuivre une stratégie à long terme ou répondre à des enjeux immédiats).
La stratégie de l’entreprise permet néanmoins de distinguer au sein de chacune des familles de dirigeants des cadres organisationnels relativement déterminants. Le croisement de ces deux facteurs de contingence - profil et stratégie - nous a permis de faire émerger la typologie suivante.
1 : Un Organisme paritaire collecteur agréé (par l’État) est une structure associative à gestion paritaire qui collecte les contributions financières des entreprises qui relèvent de son champ d’application dans le cadre du financement de la formation professionnelle. L’OPCA de la branche du BTP est Constructys.
2 : Cf. Gilles Hauser, Bernard Masingue, François Maitre et François Vidal, L’Investissement formation, Ed. d’Organisation, 1986.