Voici que le statut CDI ne ferait plus rêver, que le télétravail, imposé durant le confinement, se serait converti en avantage social, que l’expérience professionnelle serait disqualifiée au profit de l’agilité, que les indicateurs de gestion seraient devenus la seule mesure du travail réalisé et que le travail ne serait plus aussi central dans nos vies et comme condition d’intégration sociale.

Nous serions entrés dans une ère agitée, brouillant nos repères, dévoilant le foisonnement de situations contrastées, sans pouvoir en dégager quelques lignes directrices. Le travail vacillerait sur le trépied qui l’avait constitué comme institution depuis plus d’un siècle et demi. De ce rapport au temps, à un lieu et à une action, le travail donnerait à voir des échappées invitant à mieux les cerner pour recréer des repères intégrateurs.

Ces bouleversements et altérations de notre rapport au travail incitent à une certaine prudence lorsqu’il s’agit de se prononcer sur la « condition du travail ».  La tentation reste forte de céder aux modes, croyances et représentations managériales, ou aux catégorisations rapides qui embarquent peu le réel du travail. En effet, en dépit d’un foisonnement de travaux et savoirs en sciences sociales, le travail reste un grand impensé dans les organisations, appréhendé en extériorité par rapport à ceux qui le font.

Cet écart est le premier constat de mon expérience de sociologue-intervenante dans les mondes du travail. Il nourrit une pratique de la sociologie visant à favoriser des circulations entre le vécu des acteurs et les savoirs sociologiques, l’appropriation d’une lecture systémique sur le travail et des traductions venant équiper les acteurs pour agir. De ma trajectoire de sociologue au carrefour de la recherche, de la formation et de l’intervention, je retiens deux préceptes, enseignés par Renaud Sainsaulieu, qui m’a donné le goût de ce métier :

« Aller voir de près de quoi il en retourne[1] » et ne pas céder aux sirènes d’un savoir surplombant et globalisant. Exercer le métier de sociologue, c’est partir en explorateur en arpentant les terrains les plus divers pour se construire un point de vue sur la question du travail. Cela suppose de se mettre à l’écoute des acteurs, de prendre soin de la parole qui vous est confiée, d’élargir le cercle des personnes interviewées pour recueillir une pluralité de paroles situées, d’affectionner ces temps informels de café et ces moments d’immersion qui renseignent sur une ambiance, une qualité d’interaction, des rituels et normes collectifs. La dimension d’un contexte de travail toujours singulier est inséparable d’une parole énoncée sur le travail.

Abrité dans des « mondes sociaux[2] », aux dimensions organisationnelles, techniques, gestionnaires et sociales, le travail déploie des formes subtiles de vie collective, d’engagement[3] et d’empêchements. Il n’est jamais réductible à une seule variable ou une seule parole officielle et révèle ses effets bénéfiques ou délétères en lien avec l’expérience collectivement vécue par les salariés.

Cette invitation à contextualiser les questions de management, à résister à l’agitation permanente du changement au profit de la compréhension de ses dynamiques collectives fonde une pratique de l’enquête qui se met au service des acteurs, pour reconstituer les « pépites » d’un monde social de travail et éclairer les tensions, malaises ou difficultés.

Se tenir dans une posture de tiers impliquée, à équidistance des différents acteurs pour les accompagner dans l’appropriation d’une lecture partagée de ce qu’ils vivent. C’est en renonçant à « prendre parti » au profit d’une posture compréhensive et clinique que le sociologue intervenant peut espérer enfoncer un « coin » dans les implicites d’un fonctionnement collectif, en interrogeant les règles du jeu en vigueur, en révélant les mobiles des logiques d’acteurs, en explicitant les représentations, valeurs, et cultures de travail, en invitant les acteurs à engager un dialogue sur le travail.

S’accorder sur un état des lieux représenterait ainsi la première étape d’un processus de construction de voies alternatives plus satisfaisantes pour l’ensemble des parties. Traverser l’épreuve de la conflictualité peut s’avérer alors une ressource pour déboucher sur une modalité de travail moins coûteuse pour les salariés et l’organisation.

Équiper ce travail de restauration d’une capacité d’échange sur le travail invite à développer une certaine créativité dans l’exercice du métier de sociologue-intervenant pour amener les acteurs à faire enquête, s’intéresser au réel au travail et à en débattre. C’est dans cette perspective que des supports ludiques et pédagogiques peuvent s’avérer opportuns. Le « Voyage au cœur des mondes sociaux »[4] propose ainsi de médiatiser la restauration d’un dialogue sur le travail à partir de cartes verbatims pour décrypter un milieu de travail et dégager des points d’appui à une démarche de changement plus ajustée.

Agir en sociologue-intervenante implique de renoncer à des montées en généralité trop rapides car ce que l’on gagne en profondeur de champ pour équiper les acteurs en marge de manœuvre locale, on le perd en vision d’ensemble. Éclairer la place du travail comme opérateur de société invite à se tenir à l’endroit d’une maille méso, celle d’un nuancier des mondes du travail.

[1]- Anne-Claude Hinault, Florence Osty et Laurence Servel, Enquêter dans les organisations, Presses Universitaires de Rennes, 2019, 272 p. [2]- Florence Osty, Marc Uhalde et Renaud Sainsaulieu, Les mondes sociaux de l’entreprise, La Découverte, 2007. [3]- Florence Osty, Le désir de métier, Presses Universitaires de Rennes, 2002, 248 p. [4]- https://www.linkedin.com/showcase/voyage-au-coeur-des-mondes-sociaux https://youtu.be/EbY5akhS5FY?si=vUzMslHx4L5fWJ6J