S’éloigner des instances formelles de dialogue social a permis de découvrir l’existence d’un autre dialogue que nous avons choisi d’appeler un dialogue polyphonique, c’est-à-dire qui est basé sur la pluralité des points de vue et se vit comme un processus en soi, sans visée conclusive ou négociatrice.
Un dialogue quotidien, source de soutien de l’activité managériale
Dans cet environnement industriel, les managers intermédiaires occupent une place importante et avec de forts enjeux. Ils managent jusqu’à 200 personnes, qui sont des ouvriers qualifiés intervenant sur une activité de production. Les équipes tournent jour et nuit, le travail doit répondre à des normes de qualité extrêmement exigeantes et une erreur peut coûter une vie. Les managers intermédiaires ont une très grande responsabilité. Leur journée commence souvent avant 6 h pour se terminer parfois après 19 h. Ils assurent l’accueil des équipes du matin, puis du soir. Ils veillent sur leurs équipes avec attention, car les retards ou l’inattention d’un ouvrier qui serait distrait par un souci coûtent cher.
Dans un tel contexte, nous nous sommes demandé si le fait que les équipes soient fortement syndiquées et que, par conséquent, les représentants du personnel puissent intervenir régulièrement auprès du manager était de nature à gêner le travail managérial. En interrogeant plus d’une trentaine de ces managers, il est apparu qu’en réalité, ces derniers ne cherchaient pas à éviter ces moments d’échange : au contraire, ils les sollicitaient. Toutes les semaines, chaque manager propose un rendez-vous à ses interlocuteurs syndicaux. Ces rencontres deviennent ritualisées : le lundi matin, autour d’un café par exemple. Elles demeurent informelles et aussi un peu secrètes : les managers ne parlent jamais entre eux de ces rencontres avec les représentants du personnel.
À la question : « De quoi parlez-vous ? », les managers nous ont répondu : « De tout ! ». Ce qui compte dans ces réunions, c’est de créer du lien, d’échanger à bâtons rompus. Il faut « savoir se parler quand tout va bien », pour savoir continuer à se parler lorsqu’une situation survient et que manager et représentant pourraient ne plus être d’accord.
Un dialogue transparent et polyphonique
Justement, ne pas être d’accord n’est pas considéré comme étant un problème. Au contraire, les managers n’hésitent pas, lorsqu’ils ont un projet à mener, à interroger les représentants pour leur soumettre leurs idées, solliciter leurs réactions pour ensuite ajuster et améliorer leur proposition. Aucun des managers rencontrés n’a prétendu savoir mieux, ou avoir une meilleure vision de la situation. L’avis des représentants a autant de valeur que le leur, car ils reconnaissent l’immense avantage de la proximité des représentants avec les équipes, ainsi que leur recul par rapport à certains sujets.
Les managers dialoguent donc avec les représentants, fréquemment et avec transparence. Ils n’hésitent pas à partager de l’information, ce qui permet aux représentants d’être eux aussi plus efficaces. En effet, les représentants remontent aux managers ce qu’ils entendent sur le terrain, ce que les équipes partagent avec eux. Ils observent aussi l’ambiance, les réactions, et sont capables d’alerter le manager s’ils sentent qu’une équipe ou une personne seraient en difficulté. Les managers s’appuient sur les représentants pour avoir justement ces informations. De leur côté, les représentants n’y perdent pas, car ils y trouvent une source supplémentaire de légitimité.
Dialogue social et dialogue polyphonique
Les managers qui osent entrer en dialogue avec les représentants des salariés montrent qu’ils n’en ressortent pas affaiblis : au contraire. Ils peuvent s’appuyer sur la proximité des représentants avec les équipes pour connaître au mieux les préoccupations de leurs collaborateurs. Ils peuvent aussi bénéficier de l’exercice de contradiction qui améliore les décisions. Mais cela implique de se défaire d’un certain nombre de présupposés concernant le dialogue, et a fortiori du dialogue social.
Tout d’abord, le dialogue est un processus et non une fin en soi. Il est un processus, où l’on « traverse ensemble le sens des mots », comme le formule David Bohm[1], physicien ayant écrit sur le dialogue et beaucoup expérimenté ses principes avec des groupes de dialogue. Il est réducteur de penser que dialogue signifie échanger à deux, et encore plus de considérer que l’objectif du dialogue est de se mettre d’accord. D’où l’idée de la polyphonie, développée par le sociologue américain Richard Sennett[2], qui utilise la métaphore musicale pour illustrer son propos : si tous les instruments d’un orchestre symphonique jouaient la même partition, la musique serait bien fade ! Le dialogue consiste précisément dans cet exercice de permettre à chacun de jouer sa partition, de sorte que le tout forme quelque chose d’harmonieux. Mais, en continuant de filer la métaphore musicale, un orchestre doit répéter de nombreuses fois pour parvenir à trouver son harmonie. Il en est de même pour le dialogue : il faut s’entraîner, accepter les fausses notes, recommencer et toujours avancer ensemble. Le dialogue n’est jamais fini. S’il est possible, à un moment donné, d’atteindre cette harmonie, ce qui pourrait se matérialiser par un accord par exemple, il faut aussi accepter que ce dernier puisse n’être pas permanent. C’est ce que Mary Parker Follett[3] appelle le principe de circularité, qui fait écho à cette idée de processus. Le dialogue ne permet pas toujours d’atteindre un accord ou ce dernier peut n’être qu’éphémère car les situations évoluent et l’accord permis par le dialogue peut être remis en jeu quasiment en suivant.
Le plus important dans le dialogue est d’ouvrir un espace d’expression de tous les points de vue, c’est-à-dire que le dialogue accueille les différences, les désaccords et même l’expression des conflits. C’est aussi un espace qui exige la publication des avis et qui invite à l’exercice de justification, dont parle Mathieu Detchessahar[4] à propos des espaces de discussion. Or il semblerait qu’il n’est pas si courant, dans les organisations, de justifier ses décisions ni de dire tout haut son désaccord[5]… Pourtant, ce sont des conditions indispensables pour l’existence d’un véritable dialogue, c’est-à-dire un dialogue dialogique, et non monologique[6]…
Cette expérience invite à considérer l’exercice du dialogue social de manière la plus ouverte possible. Elle permet aussi de nourrir les réflexions sur la question du dialogue dit « professionnel », montrant l’importance des pratiques de dialogue hors des espaces formels de dialogue social ou de négociation collective. Elle amène enfin à redire le rôle que les syndicats peuvent (et doivent) jouer pour permettre l’expression de la pluralité des points de vue et contribuer ainsi à enrichir le dialogue dans les organisations.
[1]- David Bohm, On Dialogue, Routledge, 2013.[2]- Richard Sennett, Ensemble, pour une éthique de la coopération, Albin Michel, 2012.[3]- Mary Parker Follett a beaucoup écrit sur le dialogue créatif, notamment à partir de son expérience auprès d’immigrés aux États-Unis. Elle a aussi donné une leçon sur la formation que devraient suivre les business managers pour pouvoir travailler avec des représentants du personnel, que l’on retrouve dans l’ouvrage de Henry C. Metcalf et Lyndall Urwick (ed.), Dynamic Administration : The Collected Papers of Mary Parker Follett, Routledge, 2004.[4]- Mathieu Detchessahar, L’entreprise délibérée : refonder le management par le dialogue, Nouvelle Cité, coll. « Racines », 2019.[5]- C’est notamment ce que montrent des recherches critiques en management : Mats Alvesson et André Spicer, « A Stupidity-Based Theory of Organizations », Journal Of Management Studies, vol. 49, no 7, 2012, p. 1194-1220 ; ou encore des recherches plus récentes sur les entreprises libérées : Carine Ollivier et Sandrine Rospabe, « Holacratie et dialogue social. Étude de cas d’une coopérative de commerce alimentaire biologique », Socio-économie du travail, no 10, 2022, p. 163-191.[6]- Nous faisons référence ici à la théorie du dialogue développée par Bakhtine, que l’on peut retrouver dans l’ouvrage : TzvetanTodorov, Mikhaïl Bakhtine. Le principe dialogique. Suivi de : Écrits du Cercle de Bakhtine, Seuil, 2013.