Encore dominant dans l’agroalimentaire du Finistère Sud, le travail industriel était florissant tandis qu’émergeaient discrètement de nouvelles activités dans le tertiaire et déjà le quaternaire avec un développement significatif des services à la personne du « tiers secteur ». La société post-industrielle identifiée par Alain Touraine n’avait pas encore imposé sa marque.
Cinq ans plus tard, le décor évoluera avec la généralisation de l’informatique via la conception et la programmation assistées… Émerge une nouvelle culture corrélant la mutation technologique. Elle se décline en termes d’initiative des salariés, de responsabilisation, d’empowerment, le management social activant les feux de l’individuation en contraste avec la culture du collectif jusqu’alors dominante. Simultanément, le travail se retrouve au cœur de débats sur son rôle, sa place à l’heure où se dessine derechef la perspective de son allègement et peut-être même de sa disparition pronostiquée par les tenants de la « fin du travail » (Rifkin, Méda ou Aznar).
Ce retournement mérite d’être mis en rapport avec un double brouillage de frontière : entre l’espace privé d’entreprise et l’espace public, entre l’espace professionnel de travail et l’espace personnel.
À chacun de ces deux niveaux de réalité peut être rattaché un dispositif juridique à fort pouvoir révélateur : les lois Auroux de 1982 et la directive-cadre européenne de 1989.
Les lois Auroux ont constitué une étape décisive d’imbrication fortement accrue de l’espace privé d’entreprise à l’espace public identifié à l’idée de citoyenneté. Il s’agit de soumettre les espaces productifs à l’État de droit et donc d’en finir avec des anomalies irrédentistes héritées de l’Histoire. Mais, on n’a sans doute pas bien mesuré qu’à la faveur de ce mouvement de submersion « publicisante » de l’entreprise, c’est une large part des grandes problématiques sociétales qui vont y percoler à commencer par celle des loisirs sur fond de libération de l’individu désormais à l’apogée de son autonomie. En allant vite, on pourrait dire que le « dehors » de l’entreprise s’impose plus que jamais au « dedans » au prix d’une porosité inégalée de la frontière entre espaces et d’une reconsidération en profondeur de la place du travail dont l’approche jusqu’alors à dominante fonctionnelle, en termes d’utilité, cède le pas à une approche existentielle. La question n’est plus « Pourquoi travaille-t-on ? » mais plutôt « À quoi bon le travail pour chacun ? ».
Ce déplacement du questionnement va se trouver amplifié par la directive-cadre du 12 juin 1989 sur la sécurité et la santé des travailleurs qui accentue le brouillage de frontière entre l’espace professionnel du salarié et son espace personnel, du fait du nouveau regard du droit sur le travailleur. Il faut se souvenir que jusque dans les années 1970, la dimension intellectuelle, morale du travail se trouvait encore presque gommée. Dans le droit de l’hygiène, de la sécurité et même celui des conditions de travail, le salarié était exclusivement perçu comme un corps protégé par un droit fonctionnant comme un « garde-corps » qui non seulement n’accordait aucune part à son initiative mais au contraire s’en méfiait et cherchait à la restreindre au mieux.
En portant reconnaissance du droit à la santé au travail et en faisant obligation au salarié de « prendre soin » de sa santé et de celles des personnes concernées par ses actions (L. 4122-1), la directive opère une rupture du fait de la prise en compte, au cœur même du travail, de la personne du salarié, par ailleurs nouvellement reconnu comme acteur juridique à part entière (voir la loi du 4 août 1982), et ce à un double titre : en tant que personne restaurée dans son intégrité et son intégralité à la fois comme corps, longtemps seul objet considéré par le droit, mais aussi comme esprit dans sa dimension intellectuelle, psychologique et morale ; en tant qu’associé à l’œuvre de prévention qui, après avoir été pensée sans les travailleurs et souvent « contre » eux, à leur corps défendant pourrait-on dire, les intégrait désormais comme une variable pertinente.
La prise en compte de la « charge mentale du travail » au cours de la décennie 1980 va condenser ce redéploiement des perspectives. Non sans résistance du côté du monde patronal mais aussi du ministère du Travail… Trois conséquences en découlent :
- Un renforcement du désir d’accomplissement dans le travail dans lequel la personne est désormais engagée à titre très personnel et donc plus impliquant, ce qui provoque un plus grand investissement mais aussi le risque d’une souffrance liée au sentiment d’un travail « mal fait » dans lequel on ne se reconnaît pas. Avec le sentiment corrélatif d’un manque de reconnaissance qui alimente le vote des extrêmes.
- La propension forte à la confusion entre les espaces professionnel et personnel. Tant que le salarié était un rôle, il pouvait s’en défaire en franchissant le seuil de l’entreprise (voir la fonction symbolique du vestiaire). Dès lors qu’il est personnellement impliqué dans le travail, la discontinuité s’estompe.
- La décomposition des collectifs traditionnels et du sentiment d’appartenance à l’entreprise. Beaucoup souffrent de solitude avec recherche de nouvelles formes de collectif (coworking…).
Le retentissement de ce double brouillage de frontière se révèle considérable sur l’image d’un travail subjectivé, personnalisé et, par conséquent, moins susceptible d’être tenu à distance. Auparavant, le salarié entrait dans un rôle tel que défini par la convention collective et en sortait une fois la tâche achevée. Désormais, le travail est plus que jamais un langage à travers lequel chaque salarié est convié à exprimer les harmoniques de sa personnalité, c’est-à-dire le meilleur de lui-même. Le travail, c’est l’homme et la femme à l’œuvre. D’où la mésinterprétation du comportement des millennials perçus comme des dilettantes, en réalité témoins de la prise au sérieux existentielle d’un travail. D’où leurs exigences inédites, d’un élargissement du « travail-devoir » en un « travail-pouvoir » sur soi-même et l’entreprise. Une manière de prendre le travail au sérieux.