La quantité de l’emploi plutôt que sa qualité

Ne pouvons-nous voir dans les dernières réformes, celle de l’assurance chômage comme de la retraite, l’injonction faite aux individus à occuper un emploi, toujours, tout le temps, quel qu’il soit et quelle qu’en soit la qualité ? Pour ce qui est de l’assurance chômage, la modulation de la durée d’indemnisation introduite en octobre 2021 fait l’hypothèse que les personnes privées d’emploi seraient à même d’en occuper un, si seulement elles en avaient envie, considérant les supposées difficultés de recrutement des entreprises. Pour ce qui est de la réforme du système des retraites, un allongement de la durée de cotisation et le recul de l’âge de départ supposent que tout un chacun puisse, à la fois physiquement, psychiquement et matériellement, occuper un emploi toute sa vie. Dans ces deux cas, c’est bien la quantité d’emplois (en mois, en semestres, en années, en âge) plutôt que leur qualité qui est évaluée et décomptée. C’est occuper un emploi à tout prix, quels que soient la dureté du travail, la santé de celui ou celle qui travaille et celle de ses proches, son éloignement géographique, sa qualification. C’est inciter toujours plus à occuper un emploi, quels qu’en soient le contenu, la durée, la localisation, le prix à payer pour sa santé. Ce mouvement général, nous le qualifions d’un « gouvernement par l’emploi », qui correspond à l’impossibilité de dire non à l’emploi, pensé comme totem autour duquel la société et les individus doivent s’organiser.

C’est ce « gouvernement par l’emploi » que nos recherches sociologiques cherchent à saisir au prisme d’expériences particulières. En effet, le raisonnement sociologique part d’études de cas qui permettent de révéler, au sens quasi photographique du terme, des processus sociaux généraux qui entrent en résonance avec d’autres. Alors que nous souhaitions enquêter sur l’action collective dans le secteur numérique, nous avons ainsi franchi les portes de l’école 42. Cette école privée, implantée d’abord à Paris et aujourd’hui dans quarante-sept villes en France et à l’étranger, forme aux métiers du code et du numérique. Elle a été ouverte il y a 10 ans par un magnat du secteur, Xavier Niel (fondateur et propriétaire, entre autres, de l’opérateur téléphonique Free), et accueille, sur le campus parisien, environ 1 000 nouveaux étudiants et étudiantes par an. Elle repose sur le travail salarié, mais aussi bénévole, d’une quarantaine de personnes en charge des questions pédagogiques et techniques. Mettre la formation au service de l’emploi, exploiter une main-d’œuvre supposée inoccupée, former des individus dociles, voici trois ingrédients d’un gouvernement par l’emploi que ce cas nous permet de débusquer et de démontrer dans un ouvrage paru aux Presses Universitaires de France, Gouverner par l’emploi, une histoire de l’école 42 (2022).

La formation au service de l’emploi

Les missions de l’enseignement supérieur ont beaucoup évolué sous le coup de plusieurs réformes visant à sa « professionnalisation ». À côté de dispositifs de stages et d’aides à l’insertion professionnelle, une partie des enseignements se sont transformés à l’université pour qu’ils correspondent aux supposées attentes des postes de travail qu’occuperont (ou seront censés occuper) les futurs diplômés. Ce mouvement de « professionnalisation » est d’autant plus massif dans l’enseignement privé et dans la myriade d’écoles qui le composent – rappelons qu’à la rentrée 2022, près du quart des inscrits du supérieur le sont dans ce type de formation.

C’est dans ce mouvement de professionnalisation que s’inscrit l’école 42, mais en le poussant à son paroxysme lors de sa création : il ne s’agit pas seulement de former des étudiants à occuper un jour un emploi mais, dans une inversion de la logique qui va de la formation vers l’emploi, de mettre leur formation directement au service des besoins immédiats d’un secteur économique bien précis, le secteur informatique. L’ambition des fondateurs, c’est ainsi de former à toute vitesse un grand nombre de jeunes pour occuper les fameux « emplois vacants ». À ce titre, les déclarations du financeur de cette école lors de la conférence de lancement sont sans appel. Selon lui, « si vous regardez les entreprises d’informatique en France, vous vous apercevez que 70 % d’entre elles disent ne pas trouver les talents dont elles ont besoin. Ces entreprises sont bloquées dans leur développement et elles n’y arrivent pas. » La fondation de cette école de code correspond donc à la volonté explicite d’un entrepreneur privé de former 10 000 codeurs et codeuses en 10 ans, capables de répondre aux besoins primaires des entreprises. L’objectif : mobiliser la main-d’œuvre disponible, notamment au sein des « décrocheurs » des classes populaires et des femmes peu présentes dans ce secteur. Il ne s’agit alors non pas de les préparer à s’intégrer au marché du travail mais, dans une inversion de logique, de produire pour le marché une force de travail immédiatement prête à l’emploi. Cette politique privée de formation consiste ainsi à mettre la formation au service d’un unique dessein : satisfaire les entreprises du secteur. Notre enquête conduite en immersion au sein de cette école, par entretiens et observations, nous permet d’analyser ce que ce modèle produit sur ces jeunes étudiants et étudiantes, travailleurs et travailleuses en formation.

Fabriquer l’employabilité de la jeunesse

Plusieurs éléments détonnent au sein de cette école et la rendent désirable : sa gratuité d’abord (le financement est assis sur les deniers personnels du fondateur) et la qualité de ses locaux ensuite, des locaux modernes, parsemés d’œuvres d’art et du matériel informatique récent et de bonne qualité. Mais sous ce vernis remarquable, d’autres éléments interrogent et notamment l’absence d’enseignants, d’enseignements et de projets pédagogiques ambitieux. Pour entrer dans l’école, aucun diplôme n’est requis (et d’ailleurs, elle n’en délivre pas non plus). La sélection repose sur une phase d’immersion dans l’école d’un mois – la « piscine » –, phase pendant laquelle les étudiants et étudiantes sont jetés dans le grand bain et abreuvés d’exercices à réaliser tout seuls, dont ressortent les plus résistants et résistantes. Ce mode de sélection permet de ne retenir que celles et ceux qui sauront tenir lors des périodes de rush imposées par leur employeur, qui acceptent déjà de ne pas compter leurs heures, de travailler jour et nuit.

Une fois entré dans cette école, ce qui compose les apprentissages est la réalisation, seul ou en groupe, de projets conçus par l’équipe pédagogique ou directement par des élèves comme reproduire Instagram ou fabriquer un pare-feu. Le résultat est sans appel : soit cela marche (le module est validé), soit cela ne marche pas (le module est à repasser). Pas de possibilité d’apprentissages réguliers et de retours constructifs sur la base d’un échange pédagogique avec un enseignant. Aucun enseignement ni même correction ne vient outiller ces apprentissages. Il s’agit d’apprendre tout seul et de se corriger entre étudiants. Le rejet est grand dans cet espace du mythe d’un enseignement public qui serait dépassé, contraignant, voire avilissant pour la jeunesse, d’une école républicaine caricaturée dont les travers supposés constituent une source insatiable de critiques. Apprendre ne sert à rien, nous explique-t-on dans cette école. Les compétences acquises par ce dispositif ont une unique composante, la technique. Savoir coder pour répondre aux besoins du secteur numérique le plus vite possible dans une conception purement utilitariste du savoir. D’ailleurs, la plupart des étudiants et étudiantes quittent l’école dès qu’une opportunité d’emploi se présente puisque leur formation ne leur sert qu’à ça. Il s’agit ainsi de fabriquer une jeunesse employable, mais dans une conception très restrictive : celle de compétences uniquement techniques qui met de côté l’ensemble des autres dimensions (réflexivité et connaissance du secteur, culture générale informatique, savoir-être en collectif, etc.). Quelle place pour une réflexion sur l’éthique informatique ou les dérives du numérique ? Aucune. Ce qui est utile au marché, c’est de « pisser de la ligne de code ».

Former des travailleurs individualistes et dociles

Dans ce gouvernement par l’emploi, ce sont des individus entrepreneurs d’eux-mêmes qui sont modelés. Pas question de penser les qualifications collectives, ce sont les compétences individuelles et individualisées qui sont au centre du jeu. Pas question de monter des parcours de formation communs, chacun doit tirer son épingle du jeu en s’orientant de la manière la plus rationnelle et compétitive possible, sans égard aux dispositions inégalement distribuées sur lesquelles ces choix reposent. Il faut dire qu’en la matière l’école 42 ne fait pas figure d’exception. Les lycéens et leur famille ne se posent-ils pas des questions similaires ? Quelles matières choisir en première et en terminale suite à la nouvelle réforme du baccalauréat ? Quels vœux formuler sur Parcoursup ? Du côté des jeunes actifs la problématique reste la même. Quel salaire demander lors de la première embauche ? Quand est-il légitime de demander une promotion ou un changement de poste ? Toutes ces questions trouvent réponses au hasard des dispositions économiques et sociales de chacun et chacune.

L’école 42 prépare bien à cette individualisation des relations de travail, en individualisant la formation. À part quelques projets communs en début de cycle, chaque étudiant a le droit – et le devoir – de construire son parcours tout seul, à la manière d’un personnage de jeu vidéo dont on choisit les armes et les potions. Pour les enfants d’informaticien, bons connaisseurs du milieu et au projet professionnel bien défini, cette orientation est simple. Pour les autres, privés d’un accompagnement pédagogique et d’espaces de réflexions collectifs, les projets se choisissent au hasard et leur discontinuité augure celle de l’emploi. Le plus frappant, c’est l’intériorisation par la jeunesse de ces normes utilitaristes et la docilité dont elle fait preuve. Certes, son insertion professionnelle – si on la limite à sa dimension la plus stricte de trouver un emploi rémunéré – sera réussie. Après une année passée à 42, il est fréquent de voir les élèves partir en stage et ne jamais en revenir. Cette acceptation tient aussi à leur socialisation, à la disponibilité et à l’obéissance aux règles. En effet, derrière le mythe de la start-up nation et d’un environnement cool et sans hiérarchie, les règles et les sanctions sont partout, dans l’école. In fine, nous assistons ainsi à la fabrication de jeunes codeurs compétents techniquement, prêts à travailler sans compter et obéissants qui, ayant intériorisé les normes d’incertitudes, cherchent un emploi à défaut d’un travail. Quel avenir pour l’action collective et revendicative dans ce contexte ?

Du gouvernement par l’emploi à l’éclatement des collectifs

Alors que les politiques privées et publiques de formation et d’insertion se centrent uniquement sur l’occupation d’un emploi, quel futur pour le travail et ses collectifs ? L’idée se répand d’une montée de l’individualisme dans nos sociétés. Les individus, par nature, seraient de plus en plus tournés sur eux-mêmes au détriment de leurs collectifs d’appartenance, que ce soit leur métier, leur entreprise ou leur famille. Nous postulons, à rebours de cette thèse, plutôt d’un mouvement d’éclatement organisé des collectifs : le parcours individuel contre la formation commune, la compétence et la performance propre contre les qualifications partagées. Ce sont alors les collectifs que ces nouvelles normes éclatent, que ce soit la classe, le groupe professionnel ou l’entreprise. C’est ainsi à une fabrication de l’anomie à laquelle nous assistons, par la déstabilisation des corps intermédiaires, à l’œuvre par exemple dans les passages en force contre l’avis de l’ensemble des organisations syndicales sur les dernières réformes du travail.

Ces déstabilisations sont à l’œuvre dans le cas que nous avons étudié : individualisation de la formation et des parcours pour les étudiants, mais aussi des tâches et des salaires pour la quarantaine de personnes qui concourent à faire fonctionner cette école-entreprise. À ce titre, les règles salariales de l’école 42 constituent un laboratoire. Sur place, les travailleurs et travailleuses voient comme un passage quasi obligé par le bénévolat puis par le stage pour décrocher un contrat de travail. De même, les niveaux de rémunérations sont faibles et imposés par la direction sans aucune concertation. L’absence notable d’institutions représentatives du personnel et, lors de notre enquête, d’élections professionnelles témoigne également d’une volonté de ne pas écouter la main-d’œuvre. Gouverner par l’emploi, c’est dire que chaque individu doit consentir à occuper un emploi, sans égard à ce qui est produit, comment, par qui, avec qui et pour quel salaire. C’est le mythe d’une interchangeabilité des travailleurs qui rendent caduques les règles professionnelles propres à chaque métier. Notre propos constitue ainsi un appel à une mobilisation collective des travailleurs et des travailleuses pour reformer des collectifs qui dépassent, supportent et soutiennent les individus et qui remettent au cœur de nos sociétés les logiques d’insertion sociale et d’émancipation collective, de justice sociale et écologique.

L’expression start-up nation est finalement un aveu : celui d’un État mis au service du marché. Dans le même temps, l’urgence écologique devrait nous alerter, tout comme la banalisation des idées de l’extrême droite et sa possible accession au pouvoir. Pour faire face à ces menaces, il est temps, plus que temps, de former les jeunesses dans tous les milieux, dans tous les niveaux de formation, dans toutes les spécialités. À l’histoire sociale, d’abord pour qu’elles sachent que les droits ont été conquis. Au droit du travail ensuite, pour qu’elles puissent se défendre individuellement et collectivement. À la compréhension de la démocratie sociale et de la démocratie politique, enfin, pour que ces jeunesses aspirent encore à la liberté.