Depuis les années 1990, les acheteurs sont souvent assimilés à des cost killers. Leur principale mission consisterait en effet à réduire au maximum les coûts des approvisionnements. A cette image négative est également associée une accusation forte au sein des pays industrialisés : en développant des achats auprès de fournisseurs plus ou moins lointains, les acheteurs auraient contribué à la désindustrialisation qui touche leurs pays d’origines. Ceci est particulièrement vrai en Europe, comme le confirment les déficits commerciaux de plusieurs pays.

Pour pertinente qu’elle puisse être, au moins en partie, cette conception ne reflète pas les évolutions importantes en cours. Nombreux sont en effet les dirigeants qui prennent conscience de l’importance stratégique des achats. Pas uniquement en raison de leur grand potentiel en termes de réduction de coûts, mais également, et surtout, au regard de la création de valeur qui peut découler de nouvelles pratiques éclairées et vertueuses.

Les acheteurs sont en effet bien placés pour contribuer à l’augmentation des marges « par le haut » (en créant davantage de valeur et en permettant de proposer des prix plus élevés) plutôt que « par le bas » (en réduisant les coûts). S’ils savent développer de véritables collaborations avec leurs fournisseurs, les acheteurs peuvent être porteurs d’innovations en interne. Ils peuvent également permettre aux commerciaux de valoriser le contenu social et environnemental des produits, obtenu en pratiquant des achats responsables…

Confier ces nouvelles missions aux acheteurs requiert la mise en œuvre de plusieurs changements importants d’un point de vue organisationnel et managérial. Les compétences individuelles et organisationnelles doivent évoluer de concert et il importe de laisser davantage d’autonomie et de liberté aux acheteurs, condition indispensable pour faire les choix et arbitrages qui leur reviennent désormais : accepter de travailler avec un fournisseur plus cher pour mieux innover avec lui et pouvoir mieux valoriser les produits sur le marché par exemple…

Plus collaboratifs avec ses fournisseurs comme en interne, davantage stratège, l’acheteur est amené à faire évoluer ses compétences et à utiliser son « cerveau droit », lui dont les qualités traditionnelles relèvent plutôt du « cerveau gauche ». De cost killer, l’acheteur devient en effet un véritable intrapreneur, dont les décisions sont de nature à restructurer le fonctionnement interne de son entreprise et celui de toute la filière au sein de laquelle il s’impose en acteur majeur.

La collaboration : la nouvelle clé de succès

Que ce soit pour sécuriser les approvisionnements, pour mieux innover avec les fournisseurs, pour se montrer plus responsable vis-à-vis de ces derniers ou, comme le montre bien la crise actuelle, pour être plus résilient collectivement et individuellement… la collaboration avec les fournisseurs s’impose aujourd’hui comme une évolution majeure dans le monde des achats.

Afin de bénéficier de toutes les retombées positives potentielles associées à la collaboration (amélioration de la qualité des produits, réduction des délais, gains en termes d’image,…), il est important de développer sa capacité à créer de nouvelles relations, mais aussi ses capacités de coordination des contributions des partenaires. Le meilleur moyen de bien collaborer avec ses fournisseurs réside dans le développement de la collaboration en interne, une cohérence très grande existant entre les fonctionnements mis en place en interne et à l’extérieur de l’entrepris. Pour cela,l’ « acheteur collaboratif » se doit de développer de nouvelles compétences.

Les nouvelles compétences de l’acheteur collaboratif

L’acheteur de demain sera amené à développer une vision bien plus large de l’entreprise, ainsi qu’une vison plus transversale de sa contribution à la performance de cette dernière. Le développement actuel des interfaces internes avec lesquelles il est amené à fonctionner en atteste. Plus que de nouvelles contraintes, il s’agit bien en effet de nouvelles prérogatives à gérer pour les acheteurs.

A l’heure où le marketing achat est de plus en plus reconnu comme essentiel en vue de connaître et d’exploiter le potentiel d’innovation chez le fournisseur, cette connaissance s’avèrent extrêmement importante en interne également : mieux connaître les domaines de recherche en interne permet de mieux cerner les complémentarités possibles chez les fournisseurs. A côté des compétences traditionnelles des acheteurs (maîtrise technique, organisation,…), d’autres compétences apparaissent de plus en plus nécessaires (créativité, qualité relationnelle, capacité à collaborer,…). Ces fameuses « soft skills » ne sont désormais plus ignorées. Au-delà de la nécessaire évolution des compétences, il importe de faire évoluer les outils de pilotage des performances des acheteurs.

Vers une évolution souhaitable des outils de pilotage des performances des acheteurs

Les jeunes acheteurs, sensibilisés durant leurs récentes études à la collaboration et à ses vertus, offrent une oreille attentive et apparaissent souvent convaincus de l’intérêt de cette dernière. Nombreux sont les dirigeants qui insistent désormais sur la nécessité de collaborer autrement, davantage ou même mieux diront les plus optimistes. Bien sûr, tous ne sont pas philanthropes. La plupart d’entre eux savent bien que l’image de leur société en sortira meilleure. Mais cela n’interdit pas la sincérité de leur discours, les intérêts économiques de mieux en mieux compris prenant le relai des actions entreprises en cohérence avec les valeurs. Des dirigeants de plus en plus nombreux ont bien compris que les achats pouvaient constituer un levier essentiel de création de valeur et tiennent à leurs acheteurs des discours dans lesquels il est davantage question de faire des achats high value que des achats low cost et de marge à augmenter par le haut (c’est-à-dire par la valeur créée) plutôt que par le bas (en rognant sur les coûts). Depuis quelques années maintenant, nous constatons chaque jour cette montée en maturité dans les discours et l’accueil favorable de ces discours par les acheteurs, y compris, à quelques exceptions près, par les plus anciens d’entre eux.

Pourtant, une incohérence demeure forte entre ces discours d’un côté et les outils de pilotage des performances des acheteurs de l’autre. C’est d’un manque cruel d’imagination dont souffrent nos entreprises à ce niveau. Comment peut-on en effet tenir un discours novateur aux acheteurs et continuer à les évaluer sur la base du traditionnel « gain sur achat », consistant à comparer les prix obtenus par rapport à ceux de l’année précédente ? Il faut ici rappeler à quel point les outils de pilotage des performances sont créateurs de valeurs et légitiment nombre de décisions quotidiennes au sein des entreprises. Ils orientent également les comportements de ceux qui y sont soumis, constituant souvent pour eux un levier vers l’obtention d’une prime.

Les critères de performance actuellement encore trop souvent retenus apparaissent en totale incohérence avec les missions enrichies confiées aux acheteurs. Un boulevard semble donc s’ouvrir aux contrôleurs de gestion, qui doivent apporter davantage de créativité dans les outils qu’ils proposent, mais aussi pour les acheteurs qui doivent devenir davantage force de proposition.

Reste à faire preuve d’imagination pour proposer des indicateurs cohérents avec les nouveaux objectifs confiés aux acheteurs. Le niveau de coopération avec les clients internes, la contribution à l’innovation, le taux de couverture,… sont de bons exemples. Leur pertinence relative est bien sûr à apprécier par rapport aux spécificités de chaque entreprise. Au-delà de la nécessaire cohérence entre les objectifs confiés aux acheteurs d’un côté et les indicateurs de performance de l’autre, il importe, pour les acheteurs et le service achats, de développer leur légitimité. Pour cela, deux efforts doivent être menés en parallèle :

-   Intégrer les indicateurs principaux des autres fonctions, avec lesquelles il importe de travailler (la satisfaction des clients finaux, le résultat de l’entreprise,…) ;

-   Traduire les indicateurs de performance achats en indicateurs compréhensibles par les autres fonctions de l’entreprise (quel est par exemple l’impact des savings, ou mieux de la satisfaction des fournisseurs, sur le résultat de l’entreprise ?).

Conclusion

Les achats constituent une fonction relativement nouvelle en dépit du fait que, depuis toujours, les entreprises ont eu besoin de se tourner vers des fournisseurs. Nouvelle, la fonction l’est donc dans son organisation, le rôle qui lui est confié et la reconnaissance dont elle jouit. Pour autant, les évolutions en cours sont loin d’être terminées. Ces évolutions affectent en profondeur le métier même d’acheteur. Ce dernier devient un véritablement intrapreneur, jouissant d’une autonomie nouvelle et idéalement capable d’accepter d’acheter plus cher pour améliorer la performance d’ensemble de toute l’entreprise. Comme toujours, certaines entreprises prennent de l’avance, préparant la récolte des fameux avantages des pionniers. Celles qui, dès aujourd’hui, font évoluer le rôle de leurs acheteurs jusqu’à en faire de véritables intrapreneurs bénéficient d’ores et déjà d’avantages certains. Le nouveau rôle des achats devrait, par ailleurs, permettre aux acheteurs de réorienter leurs portefeuilles de fournisseurs vers l’Europe, la proximité étant, bien souvent, un moyen de renforcer la si nécessaire collaboration et ce en dépit de coûts souvent supérieurs.