Au moment où les textes qui composent ce dossier sont écrits, la possibilité que les différents États du monde s’accordent sur la nécessité d’engager leurs sociétés sur la voie de la transition écologique est plus éloignée que jamais. Le président des États-Unis a annoncé la sortie de son pays de l’accord de Paris. L’Union européenne met un frein brutal à ses ambitions en annonçant la publication prochaine d’une loi dite Omnibus sur la soutenabilité qui vise à simplifier trois textes essentiels : la directive CSRD, qui oblige les entreprises à fournir des informations sur l’impact environnemental et social de leurs activités et leur exposition au changement climatique ; la directive CS3D qui fixe le devoir de vigilance des entreprises en matière de protection des droits humains et de l’environnement ; et la taxonomie qui fournit un premier système de classification des activités durables pour orienter les financements et les investissements. Les attaques contre la science qui partent des États-Unis, d’Argentine ou d’ailleurs sont de très mauvais augure.
Pourtant, nous devons plus que jamais prendre connaissance des travaux scientifiques et alimenter le nécessaire dialogue entre universitaires du climat et des autres disciplines, d’une part, et entre ces derniers et les acteurs du monde du travail - travailleurs, entrepreneurs, syndicalistes, pouvoirs publics -, d’autre part, sinon pour nous accorder complètement sur un diagnostic et sur les politiques à mettre en œuvre, au moins pour lister les points d’accord et de désaccord.
Le point de départ sur lequel on peut s’accorder est le caractère grave et pire que prévu de l’évolution du climat. Les climatologues alertent sur le fait que la vitesse à laquelle l’atmosphère se réchauffe s’est accélérée depuis 2010[1] et que « les modèles d’équilibre général largement utilisés pour estimer les impacts économiques contiennent un certain nombre d’hypothèses simplificatrices qui ne sont pas valables dans le monde réel »[2]. Nous devrions donc prendre toutes les mesures nécessaires à la fois pour nous préparer à supporter des augmentations de températures qui vont devenir difficilement supportables pour les travailleurs comme pour l’ensemble des citoyens résidant sur cette terre mais aussi pour ralentir cette évolution. Dans les deux cas, il nous faut reconvertir radicalement nos économies.
La question de l’emploi et du travail est au centre de cette reconversion écologique. Car de multiples scénarios sont possibles. Le pire serait que nous n’anticipions en rien ces reconversions et que nos productions et consommations non seulement continuent à accroître l’empreinte carbone nationale et mondiale mais que la France soit de ce fait dépassée par les États qui, eux, auront su engager leur transformation. Une autre possibilité, bien réelle également est que nous ne sachions pas organiser le gigantesque transfert de main d’œuvre qui devrait accompagner cette transition et que, comme dans les décennies précédentes avec les restructurations consécutives à la crise du textile ou de la sidérurgie, les personnes dont l’emploi est menacé aient comme seul destin la retraite, la pré-retraite ou le chômage.
Dans « Vingt ans de plans sociaux dans l’industrie, quels enseignements pour la transition écologique ? », les auteurs de la Lettre du CEPII[3] alertent sur le fait que les plans sociaux engagés entre 1997 et 2019 se sont traduits par un fort coût individuel en matière d’emploi et de salaire. « Contrairement à l’hypothèse de la destruction créatrice, ils n’ont pas permis de réallocation pour l’économie locale. Les salariés qui ont retrouvé un emploi travaillent dans des entreprises plus petites, moins créatrices de valeur et qui ont en moyenne un taux d’investissement 36% plus bas que celles où sont employés les salariés n’ayant pas subi de plan social », écrivent-ils. Une telle perspective ne peut que provoquer une forte résistance de la part des travailleurs concernés à l’égard de la transition écologique, si celle-ci est aussi peu pilotée et encadrée.
L’anticipation des reconversions est donc une absolue nécessité. Il ne s’agit pourtant pas d’une priorité gouvernementale, loin de là. C’est au tout dernier moment qu’une lettre de mission avait été proposée à Laurence Parisot, en 2018, pour respecter l’engagement inscrit dans la loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte de proposer un plan de programmation des emplois et des compétences… avant 2018. Dans ce plan, publié en 2019, qui examinait les bouleversements attendus dans trois secteurs, le bâtiment, les énergies et le transport, l’ancienne présidente du Medef indiquait que la transition énergétique créerait peu de métiers radicalement nouveaux mais conduirait à une évolution du contenu de nombreux métiers existants ainsi qu’à de nouvelles façons de travailler. Le rapport s’attardait ensuite sur la question essentielle des transferts de compétences et rappelait que les ajustements ne se feraient évidemment pas de manière automatique et devaient être anticipés et accompagnés.
Dans mon livre Une société désirable. Comment prendre soin du monde, j’ai fait le point sur les prospectives d’emploi qui ont été publiées depuis les premiers travaux de Philippe Quirion en 2013 et rappelé les derniers résultats dont nous disposons grâce au SGPE (Secrétariat général à la planification écologique). Cette institution que son secrétaire général vient de quitter a rappelé que 200 à 550 000 emplois pourraient être créés d’ici 2030 grâce à la transition écologique et que 90% des 2,8 millions de personnes à former et à recruter à cet horizon sont des ouvriers et des employés. C’est à la fois une bonne et une mauvaise nouvelle. Bonne parce que cela signifie que de nombreux emplois sont destinés à des personnes disposant de compétences techniques. Mauvaises parce que ces emplois se trouvent dans des secteurs qui connaissent déjà des difficultés de recrutement. Il existe donc un double défi : trouver les compétences nécessaires et améliorer considérablement les conditions de travail et de salaire de ces secteurs.
Mais ce processus suppose que des réponses soient apportées à de multiples questions : si on peut cartographier les emplois et les compétences des secteurs qui sont amenés à réduire leur production et leurs effectifs pour préparer des transferts de main d’œuvre, à qui revient-il d’organiser concrètement ceux-ci (aux entreprises elles-mêmes, aux collectivités territoriales, à l’État, à France Travail, à des instances ad hoc telles que celles proposées par un ensemble d’associations et de syndicats britanniques sous l’appellation One Climate Million Jobs, une sorte de service public climatique[4]) ? Qui doit les financer ?
Comment tenir compte au mieux des compétences et des souhaits des personnes ? Une petite enquête réalisée en 2022 pour l’Institut Veblen, les Amis de la Terre et l’Institut Rousseau, intitulée Pour une transition juste : visions et attentes des travailleur·ses du secteur pétrolier et gazier en France, avait montré que les salariés de ces entreprises avaient une si forte conscience des effets du changement climatique et des politiques de lutte contre celui-ci sur leur emploi que près de 80% des répondants se disaient prêts à se reconvertir hors du secteur pétrolier et gazier, une forte majorité de ceux-ci affichant un fort intérêt pour une reconversion dans d’autres secteurs de l’énergie. Mais les deux tiers évoquaient des freins à la reconversion, en particulier en matière de formation et estimaient que les pouvoirs publics n’agissaient pas suffisamment pour leur secteur.
Si on doit réduire les effectifs de certaines entreprises et augmenter ceux d’autres, comment estimer, quantifier, localiser ces nouveaux emplois ? Faut-il compter sur des relocalisations ? Avec quelle ampleur ? Et où implanter ces nouveaux emplois ? Et, à nouveau, qui sera chargé d’organiser l’ensemble de ce processus qui consiste à la fois à vérifier la réalité des désirs de changement des entreprises (et d’éviter le greenwashing), à cartographier les compétences des emplois à reconvertir et des emplois à développer et à organiser le transfert d’emplois ?
Les travaux de Nils Hammerli (Raffineurs et écolos unis, 2023), qui ont obtenu le prix du mémoire de master de l’Institut Veblen, ont montré la possibilité d’un accord non seulement entre centrales syndicales mais aussi entre celles-ci et les associations écologistes pour proposer un type de reconversion permettant de concilier défense de l’environnement et de l’emploi. Même si le recours juridique contre le PSE de Total à la raffinerie de Grandpuits (Seine-et-Marne) a été rejeté, la coalition soutenant un projet alternatif de reconversion subsiste, comme dans d’autres cas, par exemple à GKN en Italie où les ouvriers occupent l’usine qui a licencié tous les ouvriers et proposent de reconvertir le site en un lieu de production de panneaux photovoltaïques. Comme Nils Hammerli le souligne bien, les militants qui participent à la coalition ne partagent pas nécessairement la vision de long terme (capitalisme régulé ou révolution) ou le choix des moyens à employer ou des actions à mener pour s’imposer. Mais il cite les propos de l’un des militants qui affirme que l’on n’a pas besoin de se mettre d’accord sur tout.
Un point sur lequel nous devrions collectivement nous accorder est le fait que prendre au sérieux la menace écologique peut constituer une opportunité remarquable pour contribuer à résoudre la double crise de l’emploi et du travail que nous connaissons. Je n’ai pas besoin de revenir sur celles-ci : notre taux de chômage reste élevé, une partie de nos emplois est de mauvaise qualité et, dès 2019, 37% des personnes en emploi indiquaient qu’elles ne pourraient pas tenir dans leur emploi jusqu’à la retraite. Nous devrions faire de la reconversion écologique dans laquelle il est impératif que nous nous engagions une occasion de créer des emplois et d’améliorer les conditions de travail.
Certes, il s’agit d’une gageure. Il nous faut être capables de construire un plan sur vingt ans, dessinant à la fois la trajectoire de réduction des gaz à effet de serre, les financements associés et l’évolution des emplois aux niveaux macro et micro. Cela ne peut se faire sans la participation active des partenaires sociaux et des collectivités territoriales, ni sans un chef d’orchestre et une concentration des aides de l’État (200 milliards) concentrées sur les entreprises dont le comportement social et environnemental sera vertueux et confirmé par la possession d’un label. C’est la proposition qu’a faite le GERPISA (le Réseau International de l’Automobile) pour la promotion d’une transition juste dans l’automobile. Cet institut de recherche montre que la construction d’un petit véhicule électrique léger et accessible financièrement est possible en Europe et en France[5].
Un tel processus me semble possible. Il exige à l’évidence un très grand nombre de transformations dans notre manière de conduire les politiques, qu’il s’agisse des pouvoirs publics ou des entreprises. Ces transformations avaient été parfaitement décrites par le vice-président de la Commission européenne en 1972 dans la Lettre envoyée à son président à la suite de sa lecture du rapport The Limits to Growth[6].
Il proposait une planification européenne coordonnée avec des planifications nationales, une protection commerciale de l’Union européenne, une diminution radicale de la consommation matérielle compensée par une augmentation des consommations immatérielles (prévoyance sociale, services publics, équipements collectifs, loisirs…), la substitution de l’Utilité nationale brute au Produit national brut, une démocratisation radicale de l’économie permettant de donner la parole aux travailleurs et de leur permettre de participer à la définition de la stratégie de l’entreprise…
Si nous avions mis en place à ce moment ce programme de bifurcation de l’Europe, nous ne serions certainement pas dans la situation terriblement inquiétante dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui. Le débat organisé par Le Nouvel Observateur en 1972, auquel Edmond Maire et Sicco Mansholt avaient participé, avait montré la possibilité d’un accord entre la CFDT et le vice-président de la Commission européenne. Un moment de grâce qu’il va nous être difficile de retrouver mais que la gravité de la situation actuelle pourrait nous donner l’occasion de réinventer.
[1]-Global Warming Has Accelerated: Are the United Nations and the Public Well-Informed?, Jansen et alii., 2025 [2]-The Emperor’s New Climate Scenarios, Tim Lenton et alii., 2023 [3]-Axelle Arquié & Thomas Grjebine, La Lettre du CEPII, mars 2023 [4]-https://campaigncc.gn.apc.org/climatejobs [5]-www.lemonde.fr/idees/article/2024/10/27/dominique-meda-on-peut-fabriquer-en-france-une-petite-voiture-electrique-abordable-et-durable-un-choix-qui-permettrait-d-engager-une-transition-juste_6360746_3232.html [6]-www.lespetitsmatins.fr/collections/essais/304-la-lettre-mansholt-9782363833785.html