Des normes obligatoires : un long chemin parcouru

Certes, dès 1972 le rapport Meadows instigué par le Club de Rome parlait des limites du développement compte tenu des ressources limitées de la terre et dès 1987, la notion de développement durable a été précisée dans le rapport Brundtland. Cependant, ce rapport ne permet pas aux Nations Unies d’adopter des textes contraignants. Il faudra attendre la Conférence de Rio de 1992 pour développer certaines pistes de ce rapport et les objectifs de développement durables (ODD) des Nations Unies de 2015, qui reprennent l’idée d’une interdépendance entre développement et protection de l’environnement en la déclinant en dix-sept objectifs interdépendants.

En même temps, un changement de paradigme s’opère au niveau de l’objectif de l’entreprise. La maximalisation de la valeur actionnariale[1], décriée régulièrement comme court-termiste est de plus en plus challengé par le modèle des porteurs d’intérêt (shareholders vs stakeholders). En France, cela se traduit par l’introduction de l’article 1833 du Code civil suite à la loi PACTE : « La société est gérée dans son intérêt social, en prenant en compte les enjeux environnementaux et sociaux de son activité ». Cette formulation indique bien que les deux sujets, l’économique et le social, sont bien liées !

Quel cadre législatif et comptable pour rendre compte des informations environnementales et sociales ?

La France est en avance sur ce sujet car dès 2001, la diffusion d’informations sociales et environnementales devient obligatoire, avec l’article 116 de la loi sur les Nouvelles régulations économiques – NRE. Cette obligation est renforcée par l’article 173-VI de la loi relative à la Transition Énergétique pour la Croissance Verte (LTECV) qui représente une innovation réglementaire majeure pour la lutte contre le changement climatique comme pour les investisseurs. D’autres lois suivent. En Europe, il faudra attendre 2014 avec la Directive 2014/95/UE sur le reporting extra-financier (Non Financial Reporting Directive – NFRD).  Selon cette première directive, les entreprises cotées en bourse, les banques et assurances et les entités désignées d’intérêt public ayant plus de 500 salariés doivent publier des informations liées au changement climatique et au respect des droits humains ainsi que sur la lutte anti-corruption et l’évasion fiscale. Transposée en droit français en 2017, la directive fait obligation aux grandes entreprises, cotées et non cotées, de produire une Déclaration annuelle de performance extra-financière (DPEF) et de l’insérer dans leur rapport annuel de gestion.

Cependant, ces informations restent assez générales et les données ne permettent pas d’établir le lien entre données financières et extra-financières. De plus, lors des consultations afin de réviser cette directive, l’absence de comparabilité a été citée comme la lacune la plus importante. La NFRD sera remplacée en décembre 2022 par la CSRD.

La CSRD fait partie du package du Pacte vert pour l’Europe, énoncé en 2019. Ce programme couvre de nombreux champs en dehors de la transition écologique : l’industrie et l’économie circulaire, l’agriculture, une ambition « zéro pollution », la biodiversité et la rénovation des bâtiments, mais les premières applications ont concerné le domaine financier aux fins d’orienter les fonds nécessaires à la transition écologique dans tous les secteurs de l’économie. Le fait de mettre l’accent en finance sur des critères extra-financiers n’est pas anodin. Il s’agit d’un choix fort qui oblige les entreprises à diriger leurs investissements vers le soutien de la transition écologique. Ainsi, le règlement (UE)2019/2088 - Sustainable Financial Disclosure Regulation – SFDR ou « Disclosure », applicable depuis le 10 mars 2021, s’adresse aux entreprises du secteur financier (banques, assurances, sociétés de gestion) et aux conseillers financiers et vise à favoriser les investissements dans des activités durables tout en protégeant les investisseurs finaux (par exemple des fonds d’épargne salariale). Le Règlement Taxonomie (UE)2020/852 constitue la mesure principale du plan d’action pour la finance durable.  Il établit un système de classification des activités durables sur le plan environnemental qui vise à identifier les activités économiques contribuant aux six objectifs retenus par l’Union européenne soit (i) l’adaptation et (ii) l’atténuation du changement climatique, (iii) protection des ressources aquatiques et marines, (v) transition vers une économie circulaire, (v) prévention et réduction de la pollution et (vi) protection et restauration de la biodiversité. En même temps, le paradigme de base du Pacte vert est la transition juste, s’appuyant sur le slogan « ne laisser personne de côté ». Dans ce sens, le côté social et l’implication de toutes les parties est d’une grande importance.

La CSRD, adoptée fin 2022 étend le champ des entreprises concernées par la réglementation de façon notable car elle exige l’application aux entreprises de plus de 250 salariés, au lieu des 500 pour la NFRD. La couverture de l’obligation de reporting est ainsi considérablement élargie car elle passe de 11 000 entreprises à près de 45 000 ! La CSRD est à la fois transposée en droit national et complété par un règlement délégué, les normes européennes de durabilité ou European Sustainability Reporting Standards (ESRS) préparés par l’EFRAG, le European Financial Reporting Advisory Group. EFRAG a été créé en 2001 pour assister la Commission européenne de mettre en place les normes internationales IFRS. Pour mettre en œuvre la CSRD,EFRAG s’est doté d’un board de durabilité en complément de son board financier.

Les ESRS – European Sustainability reporting Standards spécifient les dispositions de la CSRD

Les standards européens de durabilité, adoptés en décembre 2023, spécifient les dispositions de la CSRD et entérinent ce changement de paradigme : les entreprises européennes seront obligées de réfléchir à la manière dont elles intègrent la durabilité des modèles d’affaires et des stratégies tout en impliquant les parties prenantes. Les ESRS sont ainsi des éléments essentiels pour normaliser et améliorer les rapports sur le développement durable.

L’Union européenne est la première juridiction à adopter des normes de reporting de durabilité obligatoire permettant la comparabilité des performances ESG et des trajectoires de durabilité tout en les mettant à un pied d’égalité avec les rapports financiers. Les entreprises européennes, et à terme aussi les filiales d’entreprises étrangères ayant un chiffre d’affaires de plus de 150 millions d’euros devront désormais rendre public dans leur rapport de gestion un reporting détaillé, soit 84 dispositions par rapport aux informations à fournir et 1 144 données métriques individuelles, réparties sur 12 normes ESG. Ces informations feront également l’objet d’un audit obligatoire par des vérificateurs externes pour les rendre aussi fiables à terme que les états financiers. Les standards seront introduits de façon progressive jusqu’en 2028 (pour les entreprises étrangères ayant une succursale en France). Les entreprises soumises à la DPEF sont les premières concernées car elles doivent produire ces données dès 2024 pour un reporting de 2025. Ces normes se déclinent en :

- 2 standards transverses qui détaillent les principes généraux et notamment le principe de double matérialité.

- 5 standards environnementaux qui reprennent les éléments du règlement taxonomie : Atténuation et adaptation au changement climatique, pollution, eau et ressources marines, biodiversité et écosystèmes et l’économie circulaire (prévention et recyclage des déchets). La norme climatique développe notamment les mesures d’émissions de gaz à effet de serre (GES) en scope 1, 2 et 3.

- 4 standards sociaux, comportant notamment des informations concernant les droits sociaux, l’égalité des chances, les conditions de travail, l’équilibre vie santé et sécurité, le respect des droits de l’homme, et ce tout au long de la chaîne de valeur, l’impact sur les communautés affectées jusqu’à la protection des utilisateurs et clients, soit quatre normes sociales

- 1 standard de gouvernance qui explicite la conduite des affaires, dont la lutte anti-corruption. Les politiques en matière de protection des lanceurs d’alerte et le rôle des instances de gouvernance ainsi que leur description (composition du CA, rôle des IRP, etc.) sont explicités dans le deuxième standard transverse.

Le concept de double matérialité et la chaîne de valeur

En comptabilité, la matérialité désigne l’ensemble des éléments significatifs liés à l’environnement ou à l’impact social qu’il faut voir apparaître dans les comptes. Quand on ne considère que les facteurs qui risquent d’affecter la performance financière de l’entreprise, on parle de matérialité simple, en revanche la double matérialité (ou « double importance », selon la traduction française) regarde en plus comment les activités de l’entreprises affectent son écosystème social ou environnemental sans chiffrage immédiat. On parle également de matérialité d’impact. Les informations fournies doivent être complétées par des informations sur les incidences, risques et opportunités en raison des relations d’affaires de l’entreprise, soit l’amont et l’aval de la chaîne de valeurs. Le rapport de durabilité est publié en même temps et sur la même période que le rapport financier et sera disponible sur internet. Les informations doivent être soit certifiés par un auditeur (d’abord certification en assurance limitée)  ou par un organisme tiers indépendant (OTI).

Comment les utiliser ces informations au niveau des informations et consultations des CSE ?

La transposition de la directive CSRD en France par l’Ordonnance 2023-1142 du 6 décembre 2023  élargit les droits à la consultation des CSE et permet ainsi une information consultation des élus à l’occasion des trois consultations obligatoires sur les orientations stratégiques, la situation économique et financière et la politique sociale, les conditions de travail et de l’emploi prévus par l’article L. 2312-17, qui est ainsi élargi à une consultation sur le document d’enregistrement universel qui présente à la fois des informations dont la société prend en compte les conséquences sociales et environnementales et les informations financières dans un seul document.

Selon la partie prenante, l’utilisation des données est différente. Les investisseurs sont les premiers utilisateurs en raison de l’engouement pour l’investissement socialement responsable et des obligations déjà existantes du secteur financier. Pour les syndicats l’accès aux données constitue un complément indispensable à la Base de données économiques, sociales et environnementales (BDESE). Elles sont utiles pour agir sur des changements organisationnels, accompagner les transformations technologiques et négocier sur les conditions de travail, des besoins de formation, de la gestion prévisionnelle des emplois et des compétences, indispensable dans les temps de transition. Par ailleurs, la norme environnementale sur la pollution complétera de façon utile les dispositifs de santé et sécurité au travail (exposition aux produits nocifs, qualité de l’air, chaleurs, …). Cependant, attention, les données issues des ESRS et présentés dans le rapport d’enregistrement universel concernent des données au niveau du groupe.

En guise de conclusion : la formation est une nécessité !

Reste à former les élus à l’utilisation de ces données ! Aucun droit supplémentaire n’a été donnée au titre de la formation. Or, rien n’est pire que de négocier avec des partenaires non-avertis – c’est pourquoi les entreprises ont tout intérêt à former leurs salariés et leurs représentants. D’ailleurs, beaucoup d’entre elles sont déjà en train de le faire. Les enjeux de la transition écologique concernent tout le monde, c’est la raison pour laquelle les syndicats et représentants des salariés ont été pourvus de droits. Les partenaires sociaux jouent un rôle important à jour dans l’implémentation des politiques et réponses au changement climatique. Il faudra adapter les emplois existants impactés, assurer des formations et mises à niveau, créer des emplois de qualité et soutenir une organisation de travail qui permettra à cette transition d’être juste et équitable.

[1]- Basé sur un article de Milton Friedman du 13 septembre 1970 dans le Financial Times