Dans la période récente, la question de la place de l’industrie française et plus largement de l’industrie européenne est revenue sur le devant de la scène.

Les théories de sociétés postindustrielles, dans lesquelles la majeure partie de la richesse serait créée uniquement par des activités de services, n’ont plus cours dans les discours de nos dirigeants.

La crise systémique que nous traversons rappelle aux plus sceptiques que les dérives du capitalisme financier sont contraires à l’intérêt général et, in fine, aux intérêts de chacun.

En février 2010, quelques jours avant la conclusion des Etats Généraux de l’Industrie (EGI) dont l’objectif était de définir une politique industrielle pour la France, la Direction Générale du Trésor et de la Politique Economique a publié un rapport sur la désindustrialisation en France (Les Cahiers de la DGTPE, n° 2010-01, Février 2010). De nombreux écrits ont été publiés sur ce sujet.

Nous avons choisi de nous intéresser plus particulièrement à ce qu’en dit Lilas Demmou, car ses écrits présentent l’avantage de tenter de dresser une analyse globale là où beaucoup d’autres, en sériant les problèmes, occultent une partie de la réalité.

La mesure de la désindustrialisation peut être approchée de diverses manières : la baisse des emplois industriels, le poids relatif de l’industrie dans le PIB ou encore l’analyse des échanges commerciaux. L’analyse de l’évolution de ces différents indicateurs au cours du temps ne conduit pas aux mêmes conclusions.

Une des forces de ce rapport est de chercher à concilier et expliquer ces différences pour approcher la réalité des mécanismes à l’œuvre.

Lilas Demmou a analysé trois déterminants structurels qui peuvent expliquer les pertes massives d’emplois dans l’industrie dans la période récente (de 1980 à 2007) avec un focus sur la période 2000-2007.

Ce rapport se limite à un constat. Il ne cherche pas à nous guider vers des solutions pour limiter ou inverser le phénomène de désindustrialisation.

Il ne s’appuie pas non plus comme beaucoup d’autres sur une comparaison avec d’autres pays industrialisés tel l’Allemagne par exemple.

Nous proposons dans cet article de faire une lecture synthétique du rapport, complétée par des éléments qu’il nous semble indispensable de relever afin de lutter contre la désindustrialisation, certains n’ayant pas été abordés lors des EGI.

Il conviendrait toutefois de compléter les observations de ce rapport au regard des effets de la crise des deux dernières années qui ont accentué certaines tendances relevées, notamment les pertes d’emplois industriels de manière massive.

Quelles sont les causes et l’ampleur de la désindustrialisation en France ?

Sur la période courant de 1980 à 2007, le nombre d’emplois industriels a chuté de près de deux millions, passant de 5 327 400 à seulement3 414 000. Danslemême temps, la part de PIB de l’industrie se contractait de 24 à 14%.

Cette baisse est continue, les périodes de plus forte croissance, en particulier au milieu des années 80 et au milieu des années 90, n’ayant eu comme effet que de ralentir la décroissance sans jamais inverser la tendance.

Si on observe les différents secteurs, la baisse n’est pas également répartie, l’industrie agro-alimentaire ne perdant qu’un pour cent de ses effectifs contre 40% pour l’automobile ou le secteur des biens intermédiaires.

L’étude en question retient trois déterminants, afin d’essayer d’appréhender cette question dans sa globalité : l’externalisation des tâches vers le secteur des services, la modification de la structure de la demande qui pénalise les biens industriels et l’effet de la concurrence étrangère sur les performances du secteur industriel.

L’externalisation des tâches vers les services

En données brutes, l’emploi dans les services marchands est passé de 8 millions en 1980 à 12.2 millions en 2007. Cette augmentation est particulièrement sensible dans les services aux entreprises (+ 115 %) et l’intérim (+ 264 %). Au total, l’externalisation vers les services explique 25 % de la baisse des emplois industriels.

Ce phénomène a tendance à se stabiliser sur la période récente (2000 – 2007) en ne représentant plus que 5 % de la perte des emplois industriels.

Toutefois, il convient de noter que ce déterminant ne reflète pas une perte d’emplois globale mais surtout un transfert d’emplois de l’industrie vers les services.

Si l’effet emploi n’est donc pas forcément problématique, cette externalisation prive les entreprises des facilités antérieures dans le reclassement interne des salariés touchés par des inaptitudes ou dans la gestion de fin de carrière notamment pour les salariés ayant exercé des métiers pénibles.

On peut dire que l’externalisation des activités contient l’externalisation des risques vers la collectivité et les entreprises sous traitantes tant pour la gestion des inaptitudes que pour la sécurité de l’emploi via l’intérim notamment.

La modification de la structure de la demande

Le progrès technique, et les gains de productivité qui s’ensuivent, influent sur l’emploi industriel via deux canaux.

En premier lieu, les gains de productivité enregistrés dans l’industrie conduisent à réduire les besoins de main-d’oeuvre dans ce secteur et à faire baisser le prix des biens industriels.

Cependant, l’accroissement de la demande de biens industriels lié à la baisse des prix ne permet pas de compenser la perte d’emploi issue de la productivité en hausse.

En second lieu, les gains de productivité engendrent un accroissement du revenu des agents qui se traduit, dans les économies développées, par une modification de la structure de la demande vers les services au détriment des biens industriels.

Ces deux effets combinés auraient conduit à une destruction annuelle moyenne de 21 000 emplois entre 1980 et 2007, soit 29 % de la perte observée.

L’impact des gains de productivité est encore plus important sur la période récente, de l’ordre de 43 000 emplois détruits par an entre 2000 et 2007, soit 65 % des destructions observées.

Les effets de la concurrence internationale

C’est de loin l’effet le plus difficile à mesurer. Sans rentrer trop dans le détail, l’étude choisit deux méthodes, l’une dite comptable fondée sur le contenu en emplois des échanges, l’autre reprenant une étude économétrique réalisée par Buhlol et Fontagné (2006).

La méthode comptable repose sur des hypothèses assez fragiles telles que des calculs fondés sur un niveau de productivité moyen (ce qui n’est pas réaliste pour les entreprises exportatrices qui ont en général une forte productivité) ou encore l’axiomatique d’une substitution parfaite entre biens importés et biens produits dans l’économie domestique. Nous aborderons essentiellement l’autre approche.

L’approche économétrique évalue à 45 % la proportion d’emplois détruits par la concurrence internationale sur la période 1980-2007 et 63 % pour la période 2000-2007. Ce phénomène serait donc en forte augmentation sur la période récente.

Au-delà des chiffres globaux, il est intéressant de noter plusieurs constats qui battent en brèche certaines idées reçues.

Ces effets de la concurrence sont plus fortement marqués par la concurrence avec les pays développés qu’avec les pays émergeants. Les délocalisations représentent environ un quart de ces pertes d’emplois (17 %), chiffre beaucoup plus plausible que les études antérieures les situant autour de cinq pour cent. La dégradation des performances extérieures produit des effets dans le temps.

Ainsi, la dégradation enregistrée sur la période 2000-2007 n’a pas encore produit tous ses effets en terme de perte d’emplois.

Pour une politique industrielle efficace

Cette étude vient appuyer ce que nous observons depuis plusieurs années et met à mal la voie choisie par le gouvernement. La problématique des pertes d’emplois dans notre économie d’échanges internationaux n’est pas due pour l’essentiel à une concurrence des pays émergeants dont le coût du travail est bien inférieur au nôtre.

Par conséquent, les mesures d’allègements sur les bas salaires semblent particulièrement inadaptées. La désindustrialisation n’est pas due, comme le résume Nicolas Sarkozy dans son discours de clôture des EGI, à la mise en place des 35 heures qui auraient obéré irrémédiablement la compétitivité française, mais beaucoup plus à un problème d’adéquation entre l’offre et la demande.

Mais alors que faire ? A la lecture de ce rapport, il semble bien qu’une des pistes permettant à notre industrie de redevenir florissante tourne autour de la structure de la demande.

Le fait que le marché intérieur, comme dans tous les pays développés, se tourne en priorité vers les services, doit amener à repenser et à développer des ventes de biens matériels qui soient associés à des services, à mettre en place une économie de la fonctionnalité qui loin d’opposer services et industrie, les articule.

Les EGI dessinent une politique industrielle française nécessaire pour augmenter la compétitivité des entreprises et leurs permettre de prendre le virage du développement durable.

Cependant, cette politique doit être complétée par un niveau européen volontariste tourné vers la réalisation de grands projets, permettant ainsi de redynamiser la demande intérieure.

Mais tout ne doit pas se passer au seul niveau macro économique, car c’est aussi dans l’entreprise que résident des enjeux.

Des enjeux, en référence à l’externalisation vers les services, qui doivent nous faire réfléchir et revendiquer non seulement en emploi dans sa version quantitative mais aussi dans sa version qualitative.

Quels contenus d’emploi ? Quelle sécurisation du parcours professionnel ? Quel statut pour les salariés de ces sociétés de services ? L’autre voie qui semble à creuser concerne les stratégies industrielles conduites par les entreprises ou plus souvent, le défaut de stratégies industrielles.

Car sur le moyen long terme, c’est bien là que le bât blesse ! Comment faire en sorte que les salariés, porteurs d’intérêt général, soient associés à la définition de cette stratégie, qu’enfin on retrouve dans l’entreprise ce sentiment d’une collectivité de travail qui œuvre dans un but et une perspective commune ?

Comment permettre aux entreprises de produire des biens qui puissent séduire les consommateurs sinon en les associant, en les rendant co-concepteurs ?

Le salut de notre industrie passe donc nécessairement par une politique industrielle efficace tournée vers le développement durable.

Mais cela doit impérativement être complété par une nouvelle gouvernance de l’entreprise permettant de donner la place à d’autres parties prenantes, notamment les salariés pour définir la stratégie industrielle, négocier les organisations et les contenus du travail, donner la place aux consommateurs pour mettre en adéquation offre et demande, développer complémentairement à la production industrielle des services associés, aborder les interactions de l’entreprise avec son territoire tant dans la dimension environnementale que des échanges de richesse matérielle ou immatérielle.