La construction européenne est fortement avancée, notamment depuis le traité de Maastricht qui reconnaît une citoyenneté européenne, concept qui ne remplace pas mais s’ajoute aux citoyennetés nationales et, bien entendu, depuis l’introduction de l’euro dans nos vies quotidiennes. Pourtant, en raison de multiples facteurs dont la montée des populismes au cours des années 2000 et 2010, cette construction s’essouffle. L’identité européenne n’est pas assez reconnue.

Etrange paradoxe. Dans un monde plus que jamais globalisé, la logique des blocs (Etats-Unis, Chine, Inde, Russie, Brésil, Afrique du Sud, Japon) devrait mobiliser nos dirigeants et les citoyens de toute l’Union européenne (UE), particulièrement ceux de la zone euro. Or, les récentes élections en France et en Allemagne montrent que l’Union européenne souffre d’un double décalage.

D’un côté les élites et des citoyens optimistes qui croient au rêve européen, de l’autre des peuples qui, se sentant délaissés par l’accélération des changements économiques et la gouvernance de l’UE, sont de plus en plus séduits par les sirènes du populisme. La vague des réfugiés due à la situation au Moyen-Orient et la question des frontières ont élargi le fossé entre « croyants » et « incroyants » de la doxa européenne. L’immigration reste au cœur du mouvement protestataire et anti-élites européen. Désormais il n’y a pas de question plus urgente à traiter.

D’un côté la France souhaite réformer l’Europe au rythme de ses propres réformes, de l’autre l’Allemagne conditionne son soutien à une relance de l’Europe au fait que la France lui donne ces gages de transformation. Car pour que le moteur franco-allemand fonctionne, l’Allemagne considère que la France doit être suffisamment forte.

L’éternel décalage du couple franco-allemand mis à nu par des élections aux résultats imprévisibles

L’année 2017, qui a vu l’Europe célébrer le soixantième anniversaire du traité de Rome, a été marquée par deux événements inquiétants pour la démocratie : d’une part, en avril, la qualification en France, au second tour de l’élection présidentielle, de l’extrême droite avec en toile de fond une banalisation des idées du Front National ; d’autre part, en septembre, l’entrée au Bundestag de l’AfD, parti nationaliste allemand, avec 94 députés élus sur 709. Pendant soixante-dix ans, l’extrême droite est restée groupusculaire en Allemagne. Mais la succession de trois crises (2008, euro et enjeu des réfugiés) a permis à l’AfD, créé en 2013, de s’installer. Les sociaux-démocrates allemands (SPD) réalisent leur plus faible résultat historique, idem pour les conservateurs de l’Union chrétienne-démocrate (CDU) et leurs alliés bavarois (CSU). Le parti d’Angela Merkel n’obtient pas la majorité absolue à la Chambre basse du Parlement.

Dans un premier temps, cela a obligé la chancelière à lancer des négociations pour gouverner. Une grande coalition CDU-CSU et SPD, du type de celle qui a gouverné entre 2005 et 2009 et de 2013 à 2017, apparaît inévitable. Fin janvier 2018, un congrès extraordinaire du SPD a voté à seulement 56 % l’ouverture de négociations visant à former un gouvernement avec Mme Merkel. Dans ces conditions, difficiles en Allemagne, comment donner du contenu à l’Europe ? Peut-on avancer vers l’identité européenne, sachant qu’hier la France semblait hésitante aux yeux des Allemands et qu’aujourd’hui l’Allemagne semble imprévisible face aux ambitions d’Emmanuel Macron ? Les chantiers de la nouvelle Europe sont multiples et nécessitent une mobilisation urgente et continue d’ici 2022, dans un contexte où les référendums des partis indépendantistes et la montée en puissance des partis eurosceptiques menacent un projet prometteur pour le continent.

Dans l’idéal, pour donner un cap clair, l’UE devrait lancer de manière efficace et coordonnée une douzaine de chantiers : investir l’enjeu des réfugiés, réformer la gouvernance de la zone euro, créer un budget européen digne de ce nom, renforcer l’union bancaire, instaurer une fiscalité unique, alléger les normes qui restreignent les investissements publics, stimuler l’emploi et l’innovation, adapter l’UE à l’ère numérique, créer une assurance chômage communautaire, augmenter de façon ambitieuse la part dédiée au programme Erasmus, continuer la construction de l’Europe de la défense, stabiliser enfin les frontières de l’Europe en adoptant une position claire sur la Turquie...

Sur beaucoup de sujets, l’initiative prise par le Président de la République à la Sorbonne le 26 septembre 2017 pour refonder l’UE et le travail lancé sur cette base par les chefs d’Etat et de gouvernement à Tallin sont prometteurs. Le discours français contient des termes particulièrement pertinents pour l’avenir : « Académie européenne du renseignement, Parquet européen contre la criminalité organisée et le terrorisme, Force européenne de protection civile, Office européen de l’asile, Police des frontières européennes, Aide publique au développement européenne, Force européenne d’enquête et de contrôle pour lutter contre les fraudes, Agence européenne pour l’innovation de rupture, création d’universités européennes qui seront un réseau d’universités de plusieurs pays d’Europe… ». Incontestablement, une dynamique est enclenchée.

Preuve en est l’accord trouvé fin 2017 sur la révision de la directive de 1996 relative au travail détaché. Le détachement transfrontalier concerne moins de 1 % des travailleurs dans l’UE mais se concentre sur des métiers où le salaire et la protection sociale sont poussés à une concurrence vers le bas : bâtiment, travail agricole, agroalimentaire, tourisme, services de santé et même enseignement. Priorité de la présidence française et placée au cœur d’une « Europe qui protège », c’est-à-dire d’une Europe sociale, cet accord ne concerne malheureusement pas le transport routier où des règles spécifiques sont en cours de négociation. Toutefois, sur tous les autres secteurs il a pour objet de durcir la réglementation d’ici 2022, en luttant contre la fraude ou le dumping. En ce sens, il répond aux ambitions que portaient la France avec ses partenaires, à commencer par l’Allemagne, mais aussi l’Autriche, les pays du Benelux et l’Italie : plafonnement de la durée du détachement, consécration du principe « à travail égal, salaire égal », lutte renforcée contre les abus et les fraudes. D’autres questions, aussi cruciales que la crise des réfugiés, les frontières, l’emploi et la compétitivité de l’Europe, nécessitent d’être traitées. Si des compromis voient le jour entre les futurs alliés du gouvernement Merkel, une nouvelle loi allemande sur l’immigration - question fondamentale à Berlin - pourrait être votée. De même, les divergences sur l’avenir de la zone euro entre conservateurs et socio-démocrates pourraient se retrouver dans une ligne respectant les principes de l’Allemagne, tout en faisant un pas vers les propositions d’Emmanuel Macron. Jusqu’où ? Sachant que les Allemands refusent la mutualisation des dettes au niveau européen et les « transferts » financiers permanents des pays à excédent budgétaire vers les pays les plus endettés, seront-ils prêts à accueillir la proposition française en faveur d’une stratégie économique d’ensemble, reposant sur des réformes structurelles (que la France engage), une meilleure coordination des politiques économiques et surtout un budget commun destiné d’une part à favoriser la convergence par l’investissement, d’autre part à assurer la stabilisation face aux chocs économiques ? Si la réponse est oui, ce budget de la zone euro nécessitera un pilotage économique fort (ministre européen) et un contrôle démocratique (députés européens issus de la zone euro – ne pas confondre avec un Parlement nouveau). L’Allemagne commence à reconnaître qu’une ligne budgétaire au sein du budget européen pourrait rendre des services aux pays les plus fragiles et être utile à l’ensemble de la zone euro. L’apport des sociaux-démocrates dans la future coalition serait déterminant pour la France.

Le Président français invoque la « souveraineté européenne » et propose à ses partenaires d’aboutir à une feuille de route à l’été 2018, afin de nourrir notamment le débat des élections européennes du printemps 2019. L’Europe doit se relancer avec des actes susceptibles de réconcilier les citoyens avec la construction européenne, notamment par la vision qu’en retire le citoyen. Celui-ci doit s’approprier davantage l’identité européenne, pourquoi pas grâce au moteur franco-allemand et à un futur nouveau traité de l’Elysée qui pourrait relancer l’UE.

Reconnaître l’identité européenne

Alors que durant des siècles l’identité européenne s’est construite dans le conflit, la construction européenne depuis 1945 offre à notre continent une visibilité incomparable. Certes le grand élargissement à dix pays d’Europe centrale et orientale en 2004 s’est opéré au détriment d’un renforcement et surtout la crise de 2008 a fait douter l’UE d’elle-même, mais jusqu’à présent l’euro résiste, se montre résilient et contribue à donner à l’Europe une dimension mythologique quasi équivalente à celle du dollar en Amérique.

De même, le drapeau européen comme le choix de l’Ode à la joie comme hymne sont des marqueurs importants ; tout en relevant d’une thématique à la fois pure et naïve, ils expriment une vision idéaliste et fraternelle. Autre symbole : la fête du 9 mai. Est-elle suffisamment préparée, mise en valeur avec la même intensité et le même enthousiasme que les fêtes nationales des pays membres ? Comme la devise de l’Union, « Unie dans la diversité », les symboles de l’UE ne sont pas assez nombreux, et les lieux de mémoire européens, quasi inexistants dans l’inconscient collectif. Pourquoi les dirigeants européens ont-ils manqué à ce point d’audace en la matière ? Pourquoi ont-ils dessiné des portiques allégoriques et des arcs anonymes sur nos billets de banque, alors qu’il suffisait de glorifier l’euro en y faisant figurer des héros transnationaux tels que Platon, Hugo, Pasteur, Spinoza, Goethe, Mozart, Léonard de Vinci, Cervantes ou encore Pessoa... ?

L’identité européenne se conjugue de façon manifeste et prégnante à travers un patrimoine commun, c’est-à-dire la géographie, l’histoire, les institutions, la culture, l’imaginaire, l’éducation, la justice, l’économie, la géopolitique, la défense, et bien entendu les valeurs et la solidarité. Je cite le philosophe espagnol Ortega y Gasset « Si nous faisions aujourd’hui le bilan de notre patrimoine intellectuel, il s’avérerait que la plus grande partie ne provient pas de notre patrie respective, mais d’un fonds commun européen. En nous tous l’Européen l’emporte de loin sur l’Allemand, l’Espagnol, le Français. Quatre cinquièmes de notre patrimoine européen commun sont identiques ». Cette identité se conjugue donc au singulier et au pluriel, et elle est porteuse à la fois d’un idéalisme optimiste et d’un réalisme pragmatique au fur et à mesure qu’on avance dans la construction fédérale. Ce mot fait encore peur et pourtant il peut être l’avenir d’une Europe puissante et décomplexée. Plus les politiques s’exprimeront en faveur d’une identité européenne assumée, plus celle-ci sera revendiquée par les citoyens.

Le conseil des ministres franco-allemand doit jouer pleinement son rôle de pilotage politique et produire des résultats concrets. L’Europe de demain doit être à la fois économique (champions industriels aussi fameux qu’Airbus), scientifique et culturelle.

Dans le cadre de l’Année européenne du patrimoine en 2018, la ministre de la Culture veut proposer un travail de mise en valeur des sites emblématiques de notre histoire commune. Ce genre d’initiative mérite d’être saluée et encouragée dans tous les pays de l’UE. Il faut sublimer l’Europe. Ne plus la dénigrer comme le font les populistes. Au-delà de la « souveraineté européenne » chère au Président français, l’identité de l’Europe, notion encore diffuse, reste à créer en raison du faible investissement politique et affectif du citoyen.