Le travail des chercheurs Wolfgang Schroeder, Samuel Greef, Jennifer Ten Elsen et Lukas Heller[1] nous permet d’observer que les réactions des syndicats oscillent jusqu’à maintenant entre trois différentes approches : la confrontation, la distanciation et l’exclusion (utilisée qu’en dernier recours). Les syndicats combinent stratégies en entreprise, travail de formation, négociations collectives et politiques sociales. Loin de limiter leur action à un travail d’information sur la nature et les stratégies des acteurs d’extrême droite, ils ont aussi à cœur d’encourager et de renforcer la capacité de leurs militants à lutter contre les acteurs d’extrême droite, de promouvoir leurs propres valeurs et leurs propres convictions syndicales, de renforcer la présence syndicale en entreprise, d’encourager l’implication des adhérents, et une plus forte orientation sociopolitique, par exemple dans le contexte de la crise énergétique actuelle. À travers des revendications sociales concrètes et leur participation à des décisions politiques dans le cadre du « partenariat social », l’action des syndicats pour une meilleure protection sociale des travailleurs leur permet d’attaquer le mal à sa racine dès lors qu’ils agissent sur les raisons qui rendent les individus perméables aux idées d’extrême droite et susceptibles de se rapprocher de l’AfD[2]. Les résultats qu’ils sont susceptibles d’obtenir lors de négociations collectives et au sein de l’entreprise sont autant de gages de crédibilité vis-à -vis des employés. Le fait d’être perçu comme un acteur combatif, capable d’imposer sa ligne et dont l’influence, dans une situation de crise sociale, permet aux salariés d’améliorer l’efficacité et l’ampleur de leurs actions, de favoriser leur émancipation et de cultiver des identités collectives solidaires, est aussi une manière de préparer le terrain à différents niveaux pour le travail contre le populisme de droite. Enfin, des enquêtes représentatives récentes démontrent que vivre l’expérience de la codécision, de la solidarité et de la participation au sein de l’entreprise favorise l’adhésion aux opinions démocratiques[3]. Enfin, les expériences et les stratégies actuelles sont aussi liées à un certain nombre de tensions et de difficultés dont il convient de faire une courte analyse.
L’attentisme et les atermoiements de la hiérarchie d’IG Metall quant à l’attitude à adopter face aux listes d’extrême droite au sein des conseils d’établissement, ainsi que les hésitations des représentants syndicaux qui en découlent sont symptomatiques des difficultés d’une grande structure syndicale établie comme IG Metall. Dans une organisation aussi grande, concevoir une stratégie globale de lutte contre l’extrême droite est un très long processus. Cette approche est à l’opposé d’une réponse stratégique efficace et spécifique qui serait nécessaire dans le cas d’entreprises où ZA est présent[4].
Aussi, il est nécessaire que l’Association pour le maintien de la démocratie, créée en 2020 dans le Bade-Wurtemberg par le DGB, IG BAU et IG Metall, intervienne dans l’entreprise dès le départ, « indépendamment du rythme des comités et des logiques d’appareil » afin d’être le plus efficace possible. Les effets ambivalents de la proximité des partenaires sociaux sur la perception des syndicats, l’intégration des représentants du personnel en tant que partenaires sociaux à des décisions relatives à l’entreprise ainsi que la participation du DGB (Deutscher Gewerkschaftsbund : Confédération allemande des syndicats) à des accords collectifs ont un effet ambivalent. D’une part, cette intégration permet d’exercer une influence sur la politique de l’entreprise, de l’autre cette situation peut renforcer le sentiment que les membres des conseils d’établissement et les syndicats, et le management, voire le pouvoir politique, sont de mèche et ne sont pas du côté des salariés, accréditant la rhétorique antisystème des acteurs d’extrême droite. Face à cette situation, le conseil d’établissement et les syndicats doivent faire le grand écart : s’ils doivent pouvoir influencer la politique de l’entreprise, il est aussi nécessaire qu’ils soient identifiés comme une force d’opposition combative face au management et aux intérêts du capital. Pour les syndicats, ce positionnement apparaît comme la seule voie leur permettant d’incarner une alternative à la « critique du système » que l’extrême droite prétend incarner.
Les syndicats, à des degrés différents, sont confrontés à un manque de ressources et de personnel. Dans les branches comme celles du commerce de détail, des soins pour personnes âgées à domicile ou dans les nombreux petits établissements gastronomiques et les entreprises de l’industrie alimentaire, un bon travail syndical et de suivi dans l’entreprise est impossible dans la mesure où ces secteurs souffrent souvent d’un degré de syndicalisation peu élevé. Dans ce contexte, il est d’autant plus difficile d’identifier la présence d’idées ou de forces liées au populisme de droite dans les entreprises et de prendre les mesures nécessaires. La surveillance des activités des acteurs d’extrême droite, opérée à l’échelle du DGB, dans une démarche proactive à l’intention des syndicats, peut y remédier. Compte tenu du grand nombre de défis auxquels sont soumis les syndicats (on pense notamment à la nécessité de recruter de nouveaux adhérents ou à la gestion de la transition socio-économique), les ressources à disposition font l’objet d’une forte concurrence entre les différents domaines d’action. Bien que les responsables syndicaux aient conscience de l’importance du travail de la lutte contre l’extrême droite, ce champ d’action est soumis à une course budgétaire avec les missions relatives aux questions de la politique sociale. Ce problème s’illustre par exemple dans le domaine de la formation, qui prévoit relativement peu de journées pour les séminaires sociopolitiques.
Que ce soit au sein de l’entreprise ou vis-à -vis des adhérents, le débat interne sur le degré d’opposition adéquat face au populisme de droite renvoie à un dilemme : les syndicats allemands tirent leur légitimité et leur force du nombre de leurs adhérents et ne peuvent donc construire un rapport de force favorable qu’à la condition que ce nombre soit suffisant. Or, ils sont particulièrement vulnérables dans les situations où leur opposition frontale à l’AfD et au mouvement des Querdenker[5], ou leur position intransigeante sur les questions de racisme sont susceptibles de provoquer le départ de certains de leurs adhérents. Cette situation est particulièrement dangereuse dans les régions où les adhérents sont déjà peu nombreux et où les idées d’extrême droite deviennent hégémoniques. Ce dilemme appelle donc une adaptation de leur stratégie aux conditions spécifiques locales : les syndicats ne pourraient pas s’implanter dans certaines entreprises de plusieurs régions de l’est de l’Allemagne s’ils excluaient d’emblée de coopérer avec des salariés et des représentants du personnel dont les opinions sont classées à l’extrême droite. Dans ce contexte, la limite absolue reste toutefois la même : les syndicats ne sauraient transiger sur leurs valeurs de solidarité, d’émancipation, de démocratie et d’égalité.
- L’extrême droite exerce une influence grandissante dans le monde du travail, que ce soit dans le cadre des organes de représentation du personnel ou directement parmi les travailleurs.
- Elle profite à la fois du sentiment d’impuissance des salariés face aux problèmes de précarisation du travail et de la mutation du dialogue social, qui altère l’action des syndicats dans l’entreprise.
- Les syndicats réagissent en adoptant une stratégie plus offensive au plan national et local et en réorganisant leurs actions de formation, de conseil et de soutien sur le lieu de travail.
[1]- Wolfgang Schroeder, Samuel Greef, Jennifer Ten Elsen, Lukas Heller, « Bedrängte Zivilgesellschaft von rechts. Interventionsversuche und Reaktionsmuster », OBS-Arbeitsheft, Otto-Brenner-Stiftung, Nr. 102, 2020, p. 40-42. [2]- Classé à l’extrême droite pour certains de ses courants internes, le parti populiste de droite Alternative für Deutschland (AfD). [3]- Johannes Kiess und Andre Schmidt, « Beteiligung, Solidarität und Anerkennung in der Arbeitswelt: Industrial Citizenship zur Stärkung der Demokratie », in O. Decker, Oliver und E. Brähler (Hrsg.), Autoritäre Dynamiken. Alte Ressentiments – neue Radikalität, Leipziger Autoritarismus-Studie 2020, Gießen, Psychosozial-Verlag, 2020, p. 119- 147; Andreas Hövermann, Bettina Kohlrausch und Dorothea Voss, »Anti-demokratische Einstellungen. Der Einfluss von Arbeit, Digitalisierung und Klimawandel«, Policy Brief, Hans-Böckler-Stiftung, Nr. 007, 2021. [4]- Parallèlement aux tentatives – insignifiantes – de l’AfD visant à représenter directement les salariés, un pseudo-syndicat d’extrême droite s’est établi dans l’industrie automobile depuis 2010 sous l’étiquette de Centre Automobile (Zentrum Automobil : ZA) dans Bade-Wurtemberg. [5]- Mouvement fondé pour protester contre les mesures de protection prises par le gouvernement lors de la pandémie en 2020. Bien que le mouvement soit très hétérogène, une grande partie de ses membres tendent vers l’extrême droite et les idéologies conspirationnistes.
Cet article est issu de la note publiée par la fondation Friedrich-Ebert présentée avec la Fondation Jean-Jaurès (https://library.fes.de/pdf-files/bueros/paris/20395.pdf).