Comme le rappelait le stoïcien saint Augustin : « Si vous ne me demandez pas ce qu’est le temps je le sais, dès lors que vous me demandez ce que c’est je ne le sais plus. » Difficilement pénétrable par les mots, le temps ne se laisse pas réduire à la définition. C’est là qu’entre en jeu la notion bergsonienne de durée. La durée correspond à notre perception subjective, personnelle du temps. Loin de pouvoir être morcelée, cette durée est continue. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’une réunion d’une heure n’est jamais sujette à la même expérience temporelle. Pour l’un des participants, cette réunion, d’un mortel ennui, sera l’équivalent d’un siècle. Pour un autre, happé par les propos, c’est sur un temps bref que sera vécue cette même heure. La durée donne un sens au présent car elle relève de l’intime.

Le travail, de plus en plus, est quotidiennement marqué par le temps de la mesure, du profit. Surtout, il ne faut pas en perdre. L’usuelle « je n’ai pas le temps » donne le ton. Cette expression implique que le temps soit hors de contrôle, qu’il nous dépasse. Or, le temps n’existe pas indépendamment du travailleur qui en use. Seul, le temps n’est rien. Il s’agit d’extraire le travail du compte à rebours. S’intéressant des impacts de la révolution numérique sur le travail, l’économiste Jacques Freyssinet remarque l’essentiel[1]. L’utilisation de nouvelles technologies complexifie l’évaluation de l’effort productif. Absorbée par les résultats, l’évaluation éclipse nos efforts pour y parvenir. Notre regard sur le travail se circonscrit. La durée consacrée au travail s’estompe. Peut-être devrions-nous questionner le travail dans sa durée, ce temps qui prend (trop) son temps. Alors, nous pourrions envisager le travail à la première personne, en considérant la dimension intime qui se joue dans le temps travaillé, celle qu’y engage le travailleur. Mais cela suppose d’extraire le travail du compte à rebours et de l’urgence.

Nous n’avons eu de cesse de concentrer nos réflexions autour du travail sur un temps de la découpe, du ciselage, du morcellement

Dans ce cas, quoi de mieux qu’un retour en arrière, qui prend le temps de comprendre les grandes étapes qui ont traversé le temps de travail. Depuis la Révolution française et l’emblématique lutte pour une liberté de travail, nous avions rejeté toute forme de sujétion pour obtenir des relations contractuelles libres. Le travail se matérialise alors par des contrats de louage, louant ouvrage ou service. Contrats de droit commun, conclus de gré à gré, le travailleur est alors un prestataire de service. Encadrés par des contremaîtres, les salariés jouissent néanmoins d’une certaine autonomie, de type opérationnel. Ils sont libres de coopérer entre eux. Depuis cette perspective, le travailleur est souple dans l’organisation de cette location et donc de son temps de travail. Insidieuse, source d’exploitation, la souplesse qu’offre le contrat de louage se voit encadrée. Délimiter le temps limite l’autonomie au travail. En 1910, l’apparition du contrat de travail réglemente le temps travaillé. Le travail, délimité en heures, elles-mêmes régies par un contrat, se voit modifié en substance. Effectivement, le contrat de travail vient redéfinir l’essence même du travail. Reconnaissant une relation de subordination dès sa signature, ce contrat consacre à l’employeur la notion de pouvoir. La responsabilité de l’exécution de la tâche n’est plus seulement l’affaire de l’ouvrier, mais aussi et d’abord celle de sa direction. Il n’est plus envisageable que les travailleurs se débrouillent seuls. Étudiant avec attention ce point de bascule, les sociologues Blanche Segrestin et Armand Hatchuel sont formels : sans un « gouvernement du travail », le travail n’est plus[2]. Engagé, le travailleur se doit de respecter les méthodes et prescriptions de son employeur. Le personnel d’encadrement se multiplie, parfois par deux, comme au Creusot en huit ans.

De nouvelles formes d’autorité et de gestion viennent rationaliser et discipliner l’action de ceux qui constituent l’entreprise. L’autonomie de celui qui travaille s’amenuise. Limité, le choix de la durée accordée aux tâches appartient moins à celui qui travaille qu’à celui qui l’organise. Depuis, n’en déplaise à Bergson, nous n’avons eu de cesse de concentrer nos réflexions autour du travail sur un temps de la découpe, du ciselage, du morcellement. De 1848 à 1998, les lois figent d’abord puis font évoluer temps de travail journalier et temps de travail hebdomadaire. D’une journée de douze heures de travail et d’une semaine de sept jours ouvrés, nous verrons naître les dix heures journalières et l’arrivée du dimanche non ouvré. Les quarante-huit heures hebdomadaires laisseront finalement place aux quarante heures puis aux trente-neuf heures et au samedi non ouvré. En 1996, la loi Robien, qui prévoyait un raccourcissement hebdomadaire à quatre jours, léguera sa place à la loi Aubry de 1998 et notre contemporaine semaine de trente-cinq heures.

Quelques escarres plus tard, les travailleurs reconsidèrent aujourd’hui la place que prend le travail dans leur vie. À l’occasion d’une analyse, la Commission européenne commandite en 2007 un Eurobaromètre spécial dont les chercheuses Lucie Davoine et Dominique Méda s’emploient à analyser les résultats. D’après l’étude, les Français sont ceux qui accordent le plus d’importance au travail (92 % pour une moyenne de 84 % dans l’UE 25). Or, ils sont également les premiers à souhaiter moins importante la place occupée par leur travail (65,8 % pour une moyenne de 39 % dans l’UE 15)[3]. Quelles logiques expliquent une position française si singulière ? La revendication concerne-t-elle seulement les heures sur lesquelles le travail s’effectue ? Pour l’économiste Thomas Coutrot, « Les conditions de travail autrefois tolérées sont devenues inacceptables pour beaucoup. Ce n’est pas tant que les gens veulent quitter l’emploi ou le salariat, ni arrêter de travailler, c’est qu’ils recherchent des emplois avec de meilleures conditions de travail, avec un vrai sens[4]. » Le traditionnel rapport sacrificiel entretenu entre travailleur et travail tend vers son obsolescence. Or, nous assistons moins à une rupture qu’à une tentative de réconciliation. Le travail est loin d’avoir perdu son importance aux yeux des Français, au contraire[5]. En l’état actuel, la latitude décisionnelle des travailleurs se réduit depuis le milieu des années 1990. Si en 1960, l’organisation tayloriste est réservée aux ouvriers et en particulier aux ouvrières, elle vient désormais organiser le travail des employés. Suivie en temps réel de la performance, prescription du temps accordé au geste, la dictature du process et du reporting s’étend aujourd’hui à la quasi-totalité des catégories professionnelles. Ce « déluge bureaucratique », déterminant à l’avance ce que doit être le temps de travail, porte atteinte au travail. D’après une étude de la Dares, lorsque l’autonomie du travailleur s’accroît, le sentiment d’insoutenabilité du travail diminue. Il en va de même lorsque les contraintes horaires au travail sont moindres[6].

La problématique que pose la semaine de quatre jours est la suivante : comment envisager la valeur travail autrement que par sa valeur temps ?

Comment réinvestir la durée au travail pour émanciper le travailleur ? Profusément discutée, la semaine de quatre jours concrétiserait, dans certains esprits, l’érosion de la valeur travail. Ce monde d’après, où la valeur travail n’existerait plus, est vivement déploré. Pourtant, malgré son insuffisance, la discussion est intéressante par ce qu’elle contient en potentialité. La problématique que pose la semaine de quatre jours est la suivante : comment envisager la valeur travail autrement que par sa valeur temps ? Le sujet nécessite en effet de ne pas s’en tenir à la mise en place d’une semaine de quatre jours mais, plus largement, de repenser la nature même du travail. Lorsque certains s’attellent à définir le travail, leurs idées convergent. Activité humaine exigeant un effort soutenu, les travailleurs y engagent leur intelligence, leur subjectivité. Par le travail, par la production, on transforme le monde et on se transforme soi-même en développant certaines de nos potentialités jusqu’alors inconnues. Comme le rappelle Yves Clot : « Au travail, on peut donc se reconnaître dans des objets, des matières, des recettes, des odeurs, et même s’y retrouver, seul et ensemble. » Il faut pouvoir travailler en se reconnaissant dans ce que l’on fait. Clot insiste alors sur cette idée en convoquant la notion d’un « travail bien fait »[7]. Si le format d’une semaine de quatre jours est intéressant, c’est parce qu’il met en doute la quantité, au profit d’une réflexion sur la qualité. Comment mieux travailler ? En fait, cette semaine réduite est l’occasion vertueuse de faire le procès du temps de travail. À ce titre, elle nous oblige à considérer un temps de travail choisi, rejoignant dès lors le vœu d’autonomie des travailleurs. Lorsque le sociologue Jean-Philippe Bouilloud parle lui aussi de « travail bien fait », il mentionne la place qu’occupe la beauté au travail. Cette soif d’esthétisme touche une exigence[8].

Le constat est universel, il vaut pour tout métier. La gestion autonome du temps est un mécanisme de satisfaction au travail. L’usage de notre temps de travail dépend de la tâche à effectuer. Choisir le bon temps pour chaque tâche permet de bien faire son travail. Plus long ou plus court, il permet d’avoir une prise sur ce que l’on fait. La Dares investigue nos conditions de travail et compare les résultats. À cette occasion, l’une des questions porte sur la fréquence d’une fierté d’un travail bien fait. 40 % des répondants ne ressentent pas cette satisfaction du travail bien fait[9]. Une donnée qui pointe l’urgence de s’atteler à cette question. Penser le temps de travail c’est donner au travailleur toute sa valeur. Perdons donc notre temps à gagner du sens. Alors que l’on aspire à nouer un rapport plus qualitatif à son travail, arrêtons-nous sur cette valeur temps qui le transcende. Repensons la nature du travail et attardons-nous sur le travail bien fait. Autrement, comment le travailleur peut-il faire corps avec cette activité créatrice qu’est le travail si le temps alloué à chaque tâche a été décidé sans lui ? Les travailleurs réclament un temps de travail choisi, la semaine de quatre jours n’en étant qu’un symptôme. Alors, de manière assez contre-intuitive, réduire le temps de travail c’est engager une réflexion sur la durée de la tâche. Cette dimension du temps de l’intime entretenue entre le travailleur et son travail doit être réinvestie. Pour cela, il faut interroger celui qui travaille, occasion pour lui d’en être l’unique juge.

[1]- Lasaire, « Quelle politique de renouveau industriel en France ? De la crise sanitaire à la transition écologique », Les Cahiers, no 59, 2022. [2]- Blanche Segrestin et Armand Hatchuel, Refonder l’entreprise, Seuil, 2012, 128 p. [3]- Lucie Davoine et Dominique Méda, Place et sens du travail en Europe : une singularité française ?, 2008. [4]- Thomas Coutrot et Coralie Perez, « Quand le travail perd son sens », Dares Document d’études, no 249, 2021. [5]- François Dupuy, « Le travail et la vie, les raisons d’un divorce », La Grande Conversation, 2023. [6]- Mikael Beatriz, « Quels facteurs influencent les salariés à faire le même travail jusqu’à la retraite ? », Dares Analyses, no 17, 2023. [7]- Yves Clot, Le travail à cœur, La Découverte, 2010, 192 p. [8]- Jean-Philippe Bouilloud, Pouvoir faire un beau travail. Une revendication professionnelle, Érès, 2023, 168 p. [9]- Béryl Matinet, Élodie Rosankis et Martine Léonard, « Les expositions aux risques professionnels. Les risques psychosociaux », Dares Synthèse Stat, no 36, 2020.