« Citoyens dans la cité, les travailleurs doivent l’être aussi dans leur entreprise ». Rapport Auroux, 8 oct. 1981

L’ambition des lois Auroux, il y a 30 ans, était d’introduire la citoyenneté dans l’entreprise. Ce travail législatif, modifiant près d’un tiers de notre code du travail, portait les attentes d’une démocratisation de l’entreprise. Aujourd’hui, 40 ans après, force est de constater les espoirs déçus de cette loi sans transformer la participation des salariés dans la gestion de l’entreprise. En effet, il est nécessaire de développer dans le quotidien de l’entreprise des pratiques démocratiques refondant l’organisation du travail et le management. Pour ce faire, nous nous appuyons sur les fondements démocratiques de l’Athènes antique : délibérer, décider et agir (gouverner). Tout membre de la communauté doit être ainsi considéré comme « citoyen actif ». Il faut (re)penser la citoyenneté dans l’entreprise.

 

Comment penser la démocratie ?

J.P. Vernant montre que l’émergence de la démocratie au sein de la Grèce antique correspond à un renversement de penser l’espace social : ce dernier n’est plus un état donné par puissance mystique, mais bien un construit de l’homme[1]. Les règles de l’organisation humaine, les nomos¸ deviennent modifiables par l’homme politique, le zôon politikon. Cette nouvelle conception de l’organisation humaine s’inscrit dans un changement sémantique : l’eunomie, c’est-à-dire la bonne répartition des places, est remplacée par le cratos, le pouvoir mis entre les mains d’une communauté de citoyens en capacité de gérer la cité. Il s’agit donc ici de créer un basculement dans notre conception du travail ; scientifique, il doit aujourd’hui être politisé.

 

Discussion et collégialité

Cette politisation passe ainsi par la parole comme activité performative. Dans la démocratie athénienne, le pouvoir étant mis en meson (au centre), aucun membre -ou groupe- de la communauté démocratique ne peut s’en emparer, il appartient à la collectivité seule[2].  Si les règles et l’organisation commune peuvent être changées, elles le sont collectivement après délibération de l’ensemble du corps citoyen. Des processus de décisions sont alors institutionalisés à travers les « assemblées de parole »[3], l’homme devient zoon logon echon (animal possédant le logos, le parler)[4]. Marcel Detienne met ainsi en exergue la place prépondérante de la discussion et de la parole dans l’acte démocratique : les sujets et les décisions affectant la communauté doivent être discutés et décidés par la dite-communauté.

 

De la science au politique

Le taylorisme à la fin du XIXème siècle a correspondu à une conception positiviste et scientifique de l’organisation humaine[5]. Si l’ingénierie s’intéressait principalement à la technique et à la machine, le management étend ces pratiques à l’organisation humaine : un usage des hommes comme annexes de la machine. Le management a constitué une volonté d’organiser et de surveiller les salariés sur les mêmes modes « scientifiques » : il s’est agi d’organiser et d’administrer les machines comme les personnes en les mesurant. Tout est devenu administration des choses et s’est substitué aux relations entre les personnes. La gouvernance des personnes est subordonnée à des principes « scientifiques ». Ainsi, l’autorité du manager s’est fondée sur l’idée de principes « scientifiques » incontestables. Mais de fait l’entreprise et le management ne développent aucun axiome démocratique. Les propriétaires-actionnaires restent les maîtres de l’organisation du travail. La citoyenneté n’a aucun sens dans l’entreprise[6]. Pour qu’elle existe il faudrait que chacun ait la possibilité de délibérer, décider et agir (gouverner) ensemble ; c’est-à-dire l’existence de la citoyenneté. Sans oublier que cette émancipation passera aussi par une redistribution des profits dégagés.

Nous pouvons constater que le management a déjà su tirer profit de ces modes de collégialité. Le lean production développé par Toyota, et le management participatif des années 1990, font participer les salariés à l’organisation du travail. Ils insèrent un nouvel axiome critique au sein du management : tout le personnel doit être impliqué dans des démarches de progrès permanent, modèles managériaux repris aujourd’hui dans le discours des entreprises libérées[7]. Mais ces expériences de travail participatif a peu changé la réalité managériale (devant néo-taylorisme) ; les décisions importantes relèvent toujours du corps managérial. Les salariés entrent de fait dans une forme de « soumission volontaire » aux décisions managériales[8]. Cette réalité actuelle est révélatrice de ce management non-compatible avec la démocratie qui elle est basée sur l’égalité entre ses membres et de l’acceptation du dissensus.

 

Egalité et dissensus

Dans l’Athènes antique le processus démocratique lancé par Solon et Clisthène a constitué une remise en question de la distinction entre les kakoï et les agathoï[9] pour une mise à égalité des membres de la cité -la citoyenneté. Ainsi, tous les membres du dèmos doivent être des semblables, des pairs (homoï).  Ainsi, si les assemblées de parole libres sont la base essentielle du fonctionnement démocratique, les entreprises peinent aujourd’hui à les faire émerger. Ils nous semblent important de repartir de ces pratiques démocratiques d’assemblée pour rebâtir le processus de décisions et de repenser le management sur ces modèles-ci.

C’est pourquoi, on ne peut plus concevoir la fonction managériale comme une position supérieure aussi au reste des salariés – originellement le manager est celui qui sait manier la science managériale pour gérer ceux qui ne savent pas-, les principes démocratiques athéniens nous invitent à déconstruire le management. Le manager fait partie, à l’instar des autres métiers et des autres fonctions de l’entreprise, d’une communauté d’égaux. Cette nouvelle conception nous encourage à reconsidérer le positionnement du manager, du gestionnaire et des sciences de gestion vis-à-vis du savoir et du pouvoir. Encore faut-il qu’il y ait respect et reconnaissance mutuelle de cette citoyenneté tant collective et individuelle[10]. Le management traditionnel, en reconnaissant une valeur supérieure au détenteur du savoir managérial, ne reconnait pas l’ensemble des salariés en égaux empêchant, de fait, tout dissensus. Or, comme Jacques Rancière[11] le montre, la démocratie se construit par le dissensus et par le confit, c’est-à-dire in extenso sur la possibilité de remettre en question l’institué et d’en changer les normes et l’organisation.

 

Une posture décentrée : de l’intérêt individuel au bien commun

Le management, sous les préceptes tayloriens, s’est construit sur une conception anthropologique utilitariste. Loin d’avoir disparu, cette conception est aujourd’hui exacerbée par le principe néolibéral de capital humain. Or, pour entretenir le fonctionnement et les pratiques démocratiques A. Supiot a mis en évidence la nécessité de rompre avec la posture de l’intérêt individuel qui doit se substituer au bien de la collectivité. Loin de l’homo œconomicus, l’organisation démocratique nous enjoint à se former une « paideia », c’est-à-dire à développer des vertus morales, une identification consciente à la communauté et des capacités (savoirs et savoir-faire) pour assumer les responsabilités civiques. Il s’agit bien de rompre avec la vision classique de la maximisation de ses intérêts individuels (financier, symbolique, etc.) par le décentrement, « c’est à ce prix que l’altérité d’autrui peut être comprise »[12] tout en développant des compétences individuelles et collectives à la gestion de l’entreprise.

 

Conclusion. Vers le commun et une praxis démocratique en entreprise

La conception ostromienne des organisations est intéressante pour penser une nouvelle conception de l’entreprise et de la place de ses membres dans celle-ci par le commun[13]. Comme nous le montre E. Ostrom, les individus sont capables de s’auto-organiser et sont créateurs d’institutions collectives pour gérer le commun que constitue une entreprise. Or, il est dans ce cas nécessaire de sortir d’une simple maximisation des intérêts individuels au profit du commun. Cette organisation, pour qu’elle soit pérenne, nécessite des règles et des modes d’auto-organisation innovants basée sur le travail réel des salariés.

Il s’agit donc bien de rompre avec la conception positiviste des sciences de gestion afin d’outiller les membres de l’entreprise, considéré comme citoyen, pour qu’ils puissent co-construire ensemble leur propre organisation et leur gestion par une praxis commune instituante. Ce n’est qu’avec cette liberté et ce pouvoir d’agir collectif instituant que l’entreprise pourra devenir un nouvel espace démocratique.

[1] Les Origines de la pensée grecque, PUF, 2016

[2] Ibid.

[3] M. Detienne, Qui veut prendre la Parole ? Seuil, 2003

[4] C. Castoriadis, « Technique », Encyclopædia Universalis, 1973.

[5] P. Rosanvallon, Le Bon Gouvernement, Seuil, 2015

[6] B. Trentin, La Cite du travail, Fayard, 2012

[7] B.-M. Carney, I. Getz, I, Liberté & Cie: quand la liberté des salariés fait le succès des entreprises, Flammarion, 2016

[8] D. Linhart, La Modernisation des entreprises, La Découverte, 2010

[9] Littéralement les bons, c’est-à-dire les riches, et les vilains, les pauvres. On peut aujourd’hui faire le parallèle en entreprise entre les managers, capable de gérer et de décider, et les managés.

[10] A. Honneth, La Lutte pour la reconnaissance. Le Cerf, 2002

[11] Aux Bords du politique, Gallimard, 2004

[12] M. Godelier, La Pratique de l’anthropologie du décentrement à l’engagement, PUL, 2016

[13] Elinor Ostrom a obtenu le prix Nobel d’Economie en 2009 pour ses travaux sur les notions de bien commun, de leur pérennité qui passe par l’implication de tous les membres d’une communauté dans sa gouvernance.