Jean-Pierre Bobichon. Qu’est ce qui a motivé cette négociation au niveau européen ?

Jean Lapeyre. Dans le cadre de la régulation des nouvelles formes d’emploi, la Commission européenne avait lancé une consultation des partenaires sociaux qui avait déjà conduit à la négociation d’un accord sur le travail à temps partiel et sur les contrats à durée déterminée. Une troisième négociation avait échoué sur le travail intérimaire. Concernant le Télétravail, qui faisait partie de ces nouvelles formes d’emploi, la CES avait déjà proposé au patronat de négocier un accord mais celui-ci refusait car aucun cadre national n’existait sur cette forme de travail et il ne souhaitait pas que la Commission légifère sur ce thème. Même si le Télétravail restait encore marginal (environ 5% de l’emploi) la CES pensait qu’il était important d’avoir un accord novateur et dynamique sur cette forme d’emploi en progression. Il fut décidé d’essayer une voie prévue par le Traité qui était celle d’un accord autonome des acteurs sociaux mis en oeuvre par eux-mêmes au niveau national et sectoriel. Pour la CES c’était un test sur notre crédibilité d’acteurs indépendants capable de créer des normes européennes conventionnelles.

J.-P. B. Comment la négociation s’est-elle déroulée ?

J. L. La négociation à durée 8 mois. Conduite du côté syndical par la CES elle engageait un représentant confédéral par pays et 7 représentants des Fédérations professionnelles européennes. L’avantage de cette négociation était que nous n’étions pas contraints par des acquis déjà existants dans des pays ou des secteurs (quelques rares accords d’entreprises existaient sur ce sujet). Nous pouvions vraiment faire preuve d’innovation, ce qui fût le cas. Le patronat estimait cette forme d’emploi très marginale et limitée à certains postes en particulier de cadres. Il n’a donc pas opposé de difficulté majeure.

J.-P. B. Quels sont les principaux acquis de cet accord européen ?

J. L. Le contenu de l’accord était innovant pour ce qui concerne les conditions de travail des télétravailleurs, et il assurait une bonne base pour des négociations de mise en oeuvre aux niveaux interprofessionnel et sectoriel sur un sujet qui avait été très peu régulé jusque-là ; Sur la procédure nous avions créé une « obligation de mise en oeuvre » qui impliquait une négociation dynamique décentralisée avec l’obligation d’arriver à un résultat ; Sur le champ géographique, au-delà de l’extension aux pays de l’Espace Economique Européen, l’accord contenait aussi un appel aux pays candidats de mettre en oeuvre l’accord-cadre.

J.-P. B. Quelques éléments significatifs de cet accord méritent d’être soulignés ?

J. L. Il définit le télétravailleur et lui donne un statut clair quelle que soit la nature de l’entreprise et le secteur public ou privé (article 2). Il ancre le caractère volontaire de ce choix de travail et précise que « le passage au télétravail n’affecte pas le statut d’emploi du télétravailleur. Le refus d’un travailleur d’opter pour le télétravail n’est pas, en soi, un motif de résiliation de la relation d’emploi ni de modification des conditions d’emploi de ce travailleur » (article 3). L’article 4 assure l’égalité de traitement par rapport au travailleur comparable dans les locaux de l’entreprise. Sur la vie privée, « Si un moyen de surveillance est mis en place, il doit être proportionné à l’objectif et introduit conformément à la directive européenne 90/270 relative aux écrans de visualisation » (article 6). A l’article 7 : « En règle générale, l’employeur est chargé de fournir, d’installer et d’entretenir les équipements nécessaires au télétravail régulier, sauf si le télétravailleur utilise son propre équipement ».

En matière de santé et sécurité, « l’employeur est responsable de la protection de la santé et de la sécurité professionnelle du télétravailleur conformément à la directive européenne 89/39, ainsi qu’aux directives particulières, législations nationales et conventions collectives pertinentes ». Pour la CES, il était important que le télétravailleur garde un contact et une relation avec les autres travailleurs de l’entreprise et nous avons obtenu à l’article 9 que « l’employeur s’assure que des mesures sont prises pour prévenir l’isolement du télétravailleur par rapport aux autres travailleurs de l’entreprise, en lui donnant la possibilité de rencontrer régulièrement ses collègues et d‘avoir accès aux informations de l’entreprise ». De même, nous avons obtenu l’égalité d’accès à la formation et aux possibilités de carrière avec des travailleurs comparables travaillant dans les locaux de l’employeur (article 10). Enfin, sur les droits collectifs, même égalité : les télétravailleurs « sont soumis aux mêmes conditions de participation et d’éligibilité aux élections pour les instances représentatives », et sont inclus dans les calculs déterminant les seuils.

J.-P. B. Comment a-t-il été mis en œuvre, en particulier en France ?

J. L. A part dans 6 pays, la mise en oeuvre a été assez problématique, soit par la faiblesse des instruments utilisés soit pire, par l’absence totale de mise en oeuvre. C’est une faille de la procédure des accords autonomes dont le télétravail a été le premier résultat. Il aurait fallu instaurer une procédure d’extension communautaire pour imposer une mise en oeuvre générale au bout d’un certain temps et assurer ainsi une égalité de droit conventionnel à tous les salariés communautaires.

Ce n’est pas le cas France (ni de la Belgique, de l’Italie ou de l’Espagne) où l’accord national interprofessionnel du 19 juillet 2005, signé par toutes les organisations syndicales françaises, a repris explicitement les éléments de l’accord européen en les adaptant à la situation française. Si certaines améliorations pourraient être discutées, à la lumière de l’utilisation massive du télétravail lors du confinement et encore maintenant, le cadre de l’accord européen et de l’accord national reste une base solide pour assurer des garanties aux travailleuses et travailleurs en télétravail. La déclaration commune CFDT CFTC UNSA « Télétravail : mes préconisations en vue de la reprise d’activité et perspectives à venir » du 15 mai dernier représentent une contribution essentielle à l’amélioration de l’accord européen de 2002 et de la Convention Collective Nationale du 19 juillet 2005.

 

Pour en savoir plus  Etuc.org, Institutjacquesdelors.eu. Pour rappel : le texte de l’accord européen de 2002.