Les observations que nous avons menées sur plusieurs milliers de cas avec nos équipes du CNAM et de l’ISÉOR montrent que le contrôle de gestion a connu ces trente dernières années une évolution notoire en France dans ses entreprises et ses organisations publiques de taille moyenne, intermédiaire et grande. Même s’il reste des exceptions à cette évolution (par exemple dans le secteur hospitalier) que la crise de la Covid a mise en lumière et probablement accélérée, il est passé d’une technique taylorienne centralisée, souvent déshumanisée et spécialisée sur la maîtrise des coûts et des marges financières, à une technique plus décentralisée, négociée et interactive ouverte aussi sur les performances sociales (au sens large la satisfaction des salariés au travail) et environnementales (au sens large les impacts de l’entreprise sur ses parties prenantes).

  1. Un acteur de la maîtrise des risques

Même si dans les grandes entreprises, notamment celles du CAC 40, la maîtrise des risques reste l’apanage de spécialistes du contrôle interne, dans les petites et moyennes entreprises (PME), celles de taille intermédiaire (ETI) et les collectivités publiques, c’est devenu l’affaire du contrôleur de gestion et de son équipe. C’est l’année 1992 qui marque l’acte de naissance de la discipline « gestion des risques » avec la formalisation du modèle COSO 1 (Committee Of Sponsoring Organizations of the Treadway Commission, une commission internationale à but non lucratif qui établit la définition standard du contrôle interne et crée un cadre pour évaluer son efficacité) de normalisation du contrôle interne des entreprises, c’est-à-dire le système de maîtrise des risques pesant sur la qualité de l’information financière et sur la conformité aux lois. Le modèle COSO va se propager dans les grandes entreprises en particulier sous l’impulsion des cabinets internationaux d’audit. Les années 2000 marquent une institutionnalisation de ce modèle suite aux scandales financiers. Il va servir pour structurer les systèmes de contrôle interne[1].

En réponse aux besoins exprimés par les entreprises et les investisseurs de maîtriser les risques au-delà ceux sur l’information financière et la conformité, le modèle COSO 2 est proposé en 2004. Il est en quelque sorte un modèle organisationnel du management de tous les risques d’une entreprise, non seulement les risques financiers mais aussi sociaux et environnementaux. La crise mondiale de 2008 aux racines certes financières mais aussi managériales, va fortement stimuler la diffusion du modèle jusqu’au secteur public qui suite à la crise financière de 2008 se trouve soumis lui aussi à des injonctions de gestion plus rigoureuse de ses ressources financières et de ses risques.

Au-delà de la gestion des crises, la crise de la Covid a mis singulièrement en lumière deux autres domaines désormais prégnants du contrôle de gestion[2] : celui d’une meilleure gestion des normes et celui de la prise en compte de la qualité de vie au travail. Ces deux domaines ont contribué également à développer le nouveau versant socialement responsable du contrôle de gestion contemporain.

  1. La gestion des normes, un levier de performances durables

L’observation des pays qui semblent le mieux résister aux crises de ces trente dernières années, qu’elles soient de nature sanitaire, économique ou sociale montre l’importance dans les entreprises et les organisations publiques de ces pays d’un contrôle de gestion des normes, « normes » étant défini comme les règles formelles (lois, décrets, etc.) et informelles (chartes, codes, etc.) qui orientent les comportements humains pour maîtriser les risques. Les analyses montrent en effet que les pouvoirs publics et les entreprises de ces pays ont acquis une compétence de gouvernance et de gestion des normes qui commence à se développer en France. En particulier, les entreprises de ces pays appliquent avec rigueur le processus OANE – orchestrer/arbitrer/négocier/éthique – que les études sur la gestion des normes[3] identifient comme une cause racine de sa qualité. Il s’agit pour un gouvernement de créer les dispositifs adéquats d’orchestration et de gouvernance d’une nouvelle norme lorsqu’elle implique sa population, de négociation des conditions de sa mise en œuvre avec les parties prenantes concernées, d’arbitrage des conflits qu’elle peut provoquer et d’élaboration d’un ensemble de sanctions positives et négatives de son respect, clairement expliqué, pour susciter dans la population une véritable éthique de la norme. Ce processus étant lui-même décliné par le contrôle de gestion au sein des entreprises pour respecter au mieux la norme considérée. Les recherches montrent qu’une telle compétence collective s’exerce sur tous les domaines normatifs comme le sanitaire, le financier, le social ou le commercial[4]. Certes la France a encore besoin d’apprentissage en la matière tant au niveau de ses pouvoirs publics que de ses entreprises, comme l’illustrent les conflits de normes qui ont marqué la crise de la Covid. Par exemple les hésitations sur les recommandations régissant le port du masque, la rigidité excessive des règlements encadrant le fonctionnement hospitalier ou bien « le baroque » des arrêtés distinguant les produits essentiels de ceux non essentiels. La compétence collective en gestion des normes est un levier puissant de performances sanitaires, sociales et économiques. Au fond, pour rebondir sur un débat français, ce n’est pas d’un choc de simplification des normes dont la France aurait besoin, le flux des normes n’étant pas arrêtable puisque la demande de maîtrise des risques est partout croissante[5], mais d’un choc de gouvernance des normes des pouvoirs publics relayé par un choc de leur gestion dans les entreprises[6].

  1. Une contribution à la qualité de vie au travail

Le troisième domaine singulier d’évolution du contrôle de gestion depuis trente ans est celui de la qualité de vie au travail. Cela peut sembler paradoxale tant ce domaine semble réservé à la gestion des ressources humaines (GRH) alors qu’il se situe à la convergence du contrôle de gestion et de la GRH comme l’ont bien montré les travaux fondateurs d’Henri Savall et Véronique Zardet[7] sur l’analyse socio-économique. Ces travaux qui ont impliqué à l’origine Jacques Delors et la CFDT ont souligné que les performances économiques et sociales d’une entreprise constituaient les deux faces d’une même pièce. Ils ont montré que les défauts de qualité de vie au travail au plan des conditions de travail, de l’organisation du travail, de la communication-concertation, de la gestion du temps, de la formation professionnelle et de la mise en œuvre stratégique entraînaient des coûts cachés considérables, en moyenne de l’ordre de 20 000 euros de pertes de valeur ajoutée par personne et par an. Coûts cachés qui dégradaient les performances économiques de l’entreprise au travers d’un absentéisme au travail accru, de maladies professionnelles additionnelles, de rotation excessive du personnel, de défauts de qualité des produits ou services et de sous productivité au travail liée à la démotivation. Symétriquement ces travaux ont bien documenté que des améliorations adaptées de la qualité de vie au travail engendraient de la satisfaction sociale mais également une meilleure performance économique par le recyclage des coûts cachés en valeur ajoutée. Il en résulte que le contrôle de gestion en lien avec la GRH s’est orienté ces trente dernières années vers la mesure des pertes de valeur ajoutée provoquées par les défauts de qualité de vie au travail, la réflexion sur son amélioration et l’évaluation des gains qualitatifs et financiers ainsi engendrés.

Une illustration intéressante de cette évolution est donnée par la façon dont le contrôle de gestion intervient de façon intelligente sur la question de l’absentéisme au travail. Les études montrent que les dysfonctionnements provoqués par l’absentéisme et les coûts qu’ils engendrent sont réductibles dans une proportion variant de 35% à 55% selon les cas par des actions correctives et/ou préventives appropriées. Par symétrie, cela signifie qu’une part de ces dysfonctionnements est incompressible, leurs causes étant indépendantes des conditions de travail et du management de l’entreprise. Néanmoins, d’un côté, on ne peut identifier la part compressible d’absentéisme versus celle incompressible qu’au travers une analyse rigoureuse de contrôle de gestion[8].

Conclusion

Les évolutions du contrôle de gestion ont également bouleversé les savoir-être et les comportements professionnels. Tout d’abord le contrôleur de gestion a dû intégrer les nouvelles technologies et les datas pour traiter beaucoup plus efficacement les aspects calculatoires de ses missions. Autant dire que le contrôleur de gestion à la Balzac traitant à la main ses calculs de coûts, de gains et de marges n’existe plus depuis longtemps. Ces gains massifs de temps sur les travaux de dossiers faits en solitaire ont permis au contrôleur de gestion de se redéployer vers des travaux de terrain au contact des salariés et de la direction de l’entreprise, cela dans quatre directions principales. La première de méthodologue qui consiste pour le contrôleur de gestion à transférer vers les équipes ses outils et ses méthodes pour les décentraliser. Ensuite de médiateur puisqu’en tant qu’acteur de la gestion des risques, des normes et de la qualité de vie au travail, le contrôleur de gestion se trouve placé au centre de zones potentielles de conflits entre la direction et ses salariés qu’il doit aider à aplanir. Puis de thérapeute, puisque de mesureur le rôle du contrôleur de gestion s’est déplacé vers celui de conseiller des directions et des équipes, d’inventeur de solutions pour réduire les dysfonctionnements et améliorer les performances durables. Enfin de logisticien, la nouvelle position du contrôleur de gestion plus décentralisée lui conférant une position d’observation systémique de l’entreprise source d’une meilleure planification et programmation des activités. Alors certes, certaines entreprises et organisations en France sont restées à l’écart de ces évolutions - qui, à l’échelle d’un métier somme toute assez jeune, représentent une véritable révolution - et c’est le contrôleur de gestion classique, de dossier et taylorien qui prédomine encore. Mais nul doute que les prochaines années devraient marquer le parachèvement dans tous les secteurs de ce processus évolutif démarré il y a trente ans.

[1] L. Cappelletti, « Vers une institutionnalisation de la fonction contrôle interne ? ». Comptabilité-Contrôle-Audit, 12(1) : 27-43, 2006. [2] H. Savall, V. Zardet, Maîtriser les coûts et les performances cachés, Economica, 2020 ; L. Cappelletti, N. Dufour, « L’institutionnalisation des normes prudentielles. Résultats d’une recherche-intervention au sein d’une mutuelle intégrant Solvabilité II ». Finance-Contrôle-Stratégie, 23-2, 2020. [3] D. Bessire, L. Cappelletti, B. Pigé, B. (ss dir.), Normes. Origines et conséquences des crises. Economica, 2010. [4] « L’institutionnalisation des normes prudentielles », op. cit. [5] L. Cappelletti, « Le choc de simplification n’aura pas lieu », Le Monde, 16 nov. 2013. [6] L. Cappelletti, « La gestion des normes et le contrôle de gestion au service de la santé », Revue Française de Comptabilité, janvier, N°549, 44-45, 2021. [7] H. Savall, Enrichir le travail humain dans les entreprises et les organisations, Dunod, 1975, H. Savall, V. Zardet, Maîtriser les coûts et les performances cachés, op. cit. [8] L. Cappelletti, « Comment mieux gérer les risques d’absentéisme au travail », in A. Bauer (ss dir.), Livre blanc de la chaire nouveaux risques, CNAM & Allianz, 2020.