Dans les rues de Montréal flottent deux drapeaux :celui de la fédération canadienne, rouge et blanc avec la feuille d’érable, qui a remplacé le drapeau à l’Union Jack en 1964, et celui de la province, le «fleurdelisé» blanc et bleu, adopté en 1948, et qui fait allusion à la fleur de lys venue avec les soldats du roi de France. Comme tous les Canadiens, les Québécois votent pour le parlement fédéral et le parlement provincial, mais la Belle Province a une spécificité principale, celle d’être la seule province canadienne à majorité francophone. La question linguistique, et au-delà la question nationale québécoise, sont récurrentes dans le pays.

«Mon pays, ce n’est pas un pays»

« Mon pays, ce n’est pas un pays, c’est l’envers d’un pays qui n’était ni pays ni patrie » : la définition de Gilles Vigneault a trente ans, elle demeure valable pour beaucoup. Les Québécois se définissent volontiers comme un «peuple», même s’ils sont fédéralistes. Le Canada a deux «nations fondatrices», il redécouvre les «premières nations» qui étaient sur place avant l’arrivée de celles-ci. Le Québec s’est construit un arsenal de lois pour soutenir la langue française. « Il y a trente ans, on ne pouvait pas acheter des souliers à Montréal en français » dit un éditorialiste « maintenant, on peut. La loi 101 était indispensable ». On peut effectivement penser que sans ces dispositions législatives, les locuteurs majoritaires seraient devenus minoritaires : en une ou deux générations, le sort du français au Québec aurait été celui qu’il a eu dans les provinces maritimes. Si Céline Dion chante aussi en anglais, l’école en français est obligatoire, sauf pour les enfants de ceux qui ont fait leurs propres études en anglais. Cela ne va pas toujours sans mal : certains expatriés en mission de longue durée à Montréal se refusent à mettre leurs enfants à l’école francophone et il arrive que des Québécois francophones «pure laine» aillent devant les tribunaux pour avoir une dérogation et inscrire leurs enfants à l’école anglophone en argumentant qu’on apprend mal l’anglais dans l’école francophone alors que le bilinguisme total est indispensable.

Les Québécois sont les plus importants créateurs de sites francophones sur Internet mais dans bon nombre d’ouvrages, qu’ils soient sous forme papier ou électronique, quand on cite un auteur en anglais on ne traduit pas.

Le Canada bilingue d’un océan à l’autre est une fiction : Montréal est la seule ville bilingue du Canada (à l’autre exception près de Vancouver qui elle aussi est bilingue mais anglais et chinois). Un seul exemple : sur les douze sites Internet des provinces répertoriés par le Ministère canadien des Affaires étrangères1, trois ont une page d’accueil bilingue et développent un sous-site dans chaque langue (Nouveau-Brunswick, Ontario, Manitoba), un (le Yukon) est en anglais mais prévoit qu’on peut cliquer sur «français» (il n’y a d’ailleurs pas grand chose sur cette arborescence), un (le Québec) est en français avec deux boutons «english» et «español», sept sont uniquement en anglais (Alberta, Colombie Britannique, Territoire du Nord-Ouest, Nouvelle Ecosse, Saskatchewan, Terre Neuve, Ile du Prince Edward).

La question de la place du Québec dans le Canada n’est pas encore réglée. Les cartes elles-même, selon qu’elles sont canadiennes ou québécoises, ne donnent pas la même silhouette à la province francophone : le Labrador (au nord-est) a été détaché du Québec pour être donné à Terre-Neuve dans les années vingt, l’amputée ne l’a jamais accepté. Au séparatisme éventuel de la province répond le séparatisme des minoritaires, que ce soient certains cantons anglophones ou des zones indiennes auxquelles s’intéresse de près Ottawa et qui parfois rêvent du Nunavut, la zone autonome du Grand Nord mise en place dans l’Ouest. Et dans le cas d’une scission, la coupure géographique entre les Provinces maritimes d’une part, l’Ontario, les Prairieset l’Ouest d’autre part, ne serait qu’un problème mineur pour le Canada par rapport à celui de son identité. L’existence du Québec et de la minorité francophone est pour beaucoup dans le fait que le Canada n’est pas une simple marche des Etats-Unis. Un Canada uniquement anglophone aurait encore plus de mal à imposer son originalité par rapport à son puissant voisin du sud, et il n’est pas sûr que l’Ontario, par exemple, ait vraiment envie de se dissoudre dans un ensemble où les provinces deviendraient de plus en plus des Etats. Quant aux francophones du Nouveau-Brunswick (l’autre province qui participe à la francophonie), ils se sentiraient de plus en plus minoritaires…

Francophones, latins et américains

Le Premier ministre québécois affirme une triple appartenance pour le Québec :à la francophonie (farouche défenseur de sa langue, il se fait une fierté de jouer l’interface linguistique avec l’Amérique anglophone), à la latinité (« le Québec est l’extrême nord de l’Amérique latine » dit-il, citant l’ambassadeur du Brésil à Paris), à l’américanité («nord-américains mais pas étatsuniens»). Le Québec se trouve à l’intersection de la mondialisation des échanges et de l’affirmation des identités nationales. Son gouvernement est à la fois partisan de l’intégration économique et de la défense de l’identité culturelle.

« Les Canadiens anglais n’ont pas la protection de la langue » dit un syndicaliste, « nous si, mais qu’on soit fédéraliste ou souverainiste, on sait que le Québec doit travailler d’arrache-pied dans cette mer anglophone. Nous sommes des Gaulois sans potion magique. Il n’y aura pas de Québec entouré d’un mur de ciment mais nous voulons être reconnu comme un peuple ».

Pour toutes ces raisons, l’expérience de la construction européenne, même si elle n’a historiquement rien à voir avec d’éventuels réajustements constitutionnels canadiens ou des accords transfrontaliers nord-américains, est suivie avec attention. Et Lucien Bouchard, le premier ministre québécois, qui suit de très près l’évolution institutionnelle de la Catalogne, soulignait en mars à Paris qu’il n’était non plus «pas indifférent pour l’Europe que le Québec réussisse ou échoue ».

Les virages québécois

Comme le dit Robert Lepage, Commissaire général québécois du «Printemps du Québec à Paris» : «Depuis quarante ans, la société québécoise a pris un grand virage moderne ». Le Québec est le pays des virages. Il ne s’agit pas ici du profil de la route mais des réorientations importantes prises par la société. Il y a le «virage ambulatoire» dans la santé (mettre l’accent sur la médecine de ville plus que sur l’hôpital), le «virage milieu» dans le social (l’encadrement des personnes âgées et des handicapés par le milieu familial et associatif plutôt que l’institutionnalisation), le «virage entrepreneurial» pour les «organisations communautaires» (les associations à but non lucratif doivent s’organiser professionnellement).

Concertation et consensus : le déficit zéro

Le Québec présente un modèle de concertation économique et sociale différent de son voisin du sud et même de ses voisins de l’Ouest. Comme sur tout le continent, il n’y a qu’un syndicat par unité et l’appartenance à un syndicat détermine celle à une convention collective. Le taux de syndicalisation est le plus fort d’Amérique du Nord et il y a même un «mouvement de défense des non-syndiqués», à côté de deux (autre originalité sur le continent) grandes centrales et de forums de concertation plus ou moins formels rassemblant des syndicats autonomes. « Ici, la concertation sociale est peut-être tricotée un peu plus serrée qu’ailleurs » analyse un syndicaliste.

Le consensus n’est pas au Québec un vocable suspect et affublé systématiquement de l’adjectif «mou» mais un concept respecté. « Travailler ensemble permet de cesser de chercher un coupable » résume un responsable politique. « Quand les gens travaillent ensemble pendant longtemps, on arrive à diminuer la pensée magique et les idées toutes faites. On reconnaît que le chômage ou le déficit n’est pas la faute à X ou à Y mais un problème de société auquel tout le monde doit s’attaquer ».

En mars 1996, quelques semaines après son arrivée au poste de Premier ministre, Lucien Bouchard réunissait un sommet sur le problème qu’il considérait être le plus important, celui du déséquilibre des finances publiques. Les responsables politiques pensaient que sa résolution était un préalable à celle du problème de l’emploi. Pour redonner au gouvernement et à l’Etat une marge de manœuvre, la conférence se donnait pour cible le «déficit zéro» et définissait un calendrier sur quatre ans. Si l’objectif de remise en ordre des finances publiques, d’après des proches du Premier ministre, faisait l’objet d’un consensus, il était néanmoins difficile à mettre en œuvre, tant pour les syndicats du service public (qui connaissait une diminution du nombre de postes) que pour les entreprises (qui ne pouvaient espérer une baisse des taxes avant la fin de la période).

Les sommets sociaux ont alors réuni gouvernement, patronat, syndicats, associations, etc. autour d’une table (ou plutôt de plusieurs : il y avait une «table» par sujet à traiter) pour mettre à plat l’existant, se fixer des objectifs et se donner les moyens de les atteindre.

La plupart des provinces canadiennes s’étaient déjà attaquées au déficit de leurs finances publiques; depuis 1982 l’économie québécoise connaissait un écart négatif d’au moins un point de création d’emplois par rapport à l’ensemble du Canada. Les consensus de 1996 portaient sur deux cibles symboliques fortes : «déficit zéro en quatre ans» et «rattraper et dépasser le taux moyen de création d’emplois au Canada». « L’objectif zéro? Il n’y avait pas le choix »dit Clément Godbout, ancien président de la FTQ. «Un déficit budgétaire empêche de financer les programmes sociaux » dit-on à la CSN. Cependant, les centrales considèrent qu’il vaudrait mieux revoir la fiscalité que réduire les dépenses. Les syndicats ont présenté un front commun, qui s’est élargi ensuite aux groupes communautaires. Le compromis a été difficilement accepté par la base syndiquée. En avril 1997, le CSN dit : « le déficit zéro, mais pas à n’importe quel prix » . Les conditions que mettaient les syndicats, à savoir la réforme de la fiscalité et l’augmentation de l’emploi, n’étant pas reprises dans le budget 1997, la CSN et la FTQ quittaient la table des négociations.

A tout prendre, les centrales ont jugé moins nocif de mettre des gens en «retraite assistée» que de licencier des jeunes. Les retraités demeurent des consommateurs. Le secteur public avait comme objectif de procéder à douze mille départs assistés. Il y en a eu vingt sept mille, ce qui a permis quinze mille emplois pour des jeunes.

Un an après le sommet, la courbe de l’emploi s’inversait, reprenant le chemin de la croissance, grâce à une reprise économique très sérieuse. Et le budget provincial présenté en mars 1999 à l’Assemblée québécoise est en équilibre. Le pari du «déficit zéro» semble gagné. Son prix n’est pas mince : dégradation des conditions de travail dans certains secteurs, en particulier dans la santé, retour vers une plus grande prise en charge des personnes en difficulté par leur milieu familial.

La concertation n'exclut pas l'action, bien au contraire. Les syndicats sont pugnaces... et ont aussi monté des fonds d'épargne qui servent à la fois de fonds de pension et de capital-risque, avec l'objectif revendiqué de créer des «jobs syndiqués» dans les PME québécoises.

La reconquête économique

Le virage qui les résume tous, c’est peut-être justement celui de la reconquête économique. L’économie québécoise était - et est toujours largement - dominée par les anglophones, même si les grandes familles anglophones de Montréal dans les années soixante, lorsqu’elles ont cru possible une souveraineté, ont eu une certaine tendance à se replier sur Toronto, amorçant ainsi le déclin de Montréal. Le gouvernement s’efforce depuis des années de développer la grande ville, il favorise l’implantation d’investissements étrangers, en particulier dans le domaine des nouvelles technologies, et l’immigration de «travailleurs stratégiques».

« Pendant longtemps » résume un syndicaliste, « on a cru que les seuls métiers étaient médecin, curé ou avocat. On a oublié mécanicien ou électronicien ». Maintenant on ne les oublie plus. Et les trois piliers du développement scientifique et économique du Québec sont des industries novatrices : celle de la santé et des biotechnologies, celle des technologies informatiques et celle de l’aérospatiale. Les grands espaces neigeux existent toujours, mais à eux s’ajoutent un cyberespace prometteur.

1 : Le site officiel de l’Ambassade du Canada à Paris est bilingue. Il affiche comme «copyright» : «Her Majesty the Queen in Right of Canada, Department of Foreign Affairs and International Trade» et «Sa Majesté du chef du Canada, Ministère des Affaires Etrangères et du Commerce international».