Une interdépendance, à la fois, voulue, définie, organisée : comprendre la gouvernance européenne telle qu’elle s’est développée jusqu’à présent, c’est comprendre que ces trois éléments sont indissociables. Prenons quatre exemples de cette catalyse. Dans l’ordre chronologique : le charbon et l’acier dans les années 1950, la politique commerciale extérieure dans les années 1960 ; le marché intérieur dans les années 1980, l’euro dans les années 1990.

La communauté européenne du charbon et de l’acier est née d’une volonté politique de dépasser deux guerres européennes qui avaient contaminé le monde. Elle fut exprimée par des hommes obsédés par l’idée d’enraciner la paix dans ce que Robert Schuman appela des « solidarités de fait ». Ils inventèrent un point d’application concret, un objectif incarnant cette volonté en mettant en commun deux piliers essentiels des économies de l’époque : le charbon et l’acier. C’est la force de ces deux premiers éléments (la volonté, l’objectif) qui a permis l’audace sur le troisième : la création d’une institution supranationale sui generis (la Haute Autorité de la CECA).

Second exemple : la politique commerciale. Dans cette matière, la volonté politique résultait du choix de donner à la communauté économique créée en 1957 la forme d’une union douanière. Elle était suffisamment manifeste pour que les arrangements institutionnels prévoient, dès l’origine, l’adoption des décisions à la majorité. Mais l’objectif, le projet commun, c’est-à-dire l’ouverture progressive à l’échange international dans tous les domaines, fut âprement discuté au cours des décennies suivantes, entre les Etats membres dont la tradition était libérale et ceux dont la tradition était plus protectionniste. Ce n’est qu’au cours des dix dernières années que le trépied a été stabilisé en faveur d’une politique d’ouverture systématique, accompagnée de règles pour assurer une répartition équitable des bénéfices au jeu des avantages comparatifs.

Troisième exemple : le grand marché intérieur pour 1992 lancé par Jacques Delors en 1985. On retrouve les mêmes éléments : une volonté politique, faisant suite à une période difficile, un fort soutien par des leaders nationaux résolus, un objectif précis et décidé en tant que tel (en l’espèce la disparition des frontières intérieures pour les biens, les services, les capitaux, les personnes). Et, au nom de la volonté et de l’objectif agréé, et une fois cet objectif agréé, une réforme institutionnelle majeure faisant basculer la prise de décision en matière de réalisation du marché intérieur de l’unanimité à la majorité.

Quatrième et dernier exemple, le plus récent dans le domaine économique : l’euro. Ici encore on trouve les traces d’une volonté politique dans les années 1960. Elle s’affermit progressivement en réaction aux secousses monétaires mondiales des années 1970, et prend une forme concrète vers 1990, lorsque l’expérience du « serpent » puis du système monétaire européen atteint ses limites, lorsque l’incompatibilité entre un marché unique, la libre circulation des capitaux et des politiques monétaires indépendantes est reconnue, lorsque la stabilité monétaire est adoptée par tous les participants comme l’objectif de la politique monétaire. Choix d’importance dont on ne peut dire qu’il ait été décidé in petto. Si l’on admet que la volonté politique et la définition de l’objectif ont dû mûrir durant vingt ans, force est d’observer qu’une fois ces deux éléments réunis, le cadre institutionnel nécessaire a été accouché en quelques mois. Ce qui n’était pas rien, le nouveau né, la « banque centrale » étant de constitution nettement plus fédérale que ses frères et soeurs aînés que sont la Commission européenne, le Parlement européen ou la Cour de Justice de Luxembourg.

Pour conclure sur ce survol rapide de ce qui fait à mes yeux l’essence de la gouvernance européenne, c’est-à-dire la concomitance de la volonté, du but à atteindre, et des institutions nécessaires, je voudrais souligner que, contrairement à une idée répandue, c’est bien cette concomitance qui est décisive, et non l’originalité des méthodes de gouvernance utilisées en l’occurrence. Non que je sous-estime le saut technologique réalisé en matière de gouvernance par la construction européenne dès ses débuts. La primauté du droit communautaire sur le droit national, la création d’une institution supra nationale comme la Commission européenne à laquelle on confère un monopole dans l’initiative législative et réglementaire, une Cour de Justice dont les décisions s’imposent aux juges nationaux sont autant d’éléments qui, pris ensemble, font de l’Union européenne une entité économique et politique radicalement nouvelle dans le paysage de la gouvernance internationale.

Quelques enseignements

De ce laboratoire européen peuvent être tirées cinq leçons.

La première nous dit que l’ouverture implique la coopération internationale. Telle Janus, la globalisation qui a fait irruption dans nos vies quotidiennes possède deux faces. L’une, souriante, fait de l’ouverture une vertu, et de l’échange économique, social, culturel, un progrès, une source d’innovation, une occasion de dialogue, de compréhension. La seconde, grimaçante, fait de l’ouverture une menace qui pèse d’abord sur les plus faibles, une poussée irrésistible qui détruit les identités, une loi d’airain d’un capitalisme de marché sans frein. La libre circulation des biens, des services, des capitaux, des personnes ne serait, dès lors, qu’une guerre qui ne dit pas son nom entre entités nationales, entre firmes multinationales, voire entre civilisations. Le libre jeu des avantages comparatifs en matière économique ne serait qu’illusion aussi longtemps que des normes, des standards, ou des règlementations adoptées par des puissances publiques nationales exercent sur l’échange des effets de distorsion. Cette face de la globalisation, c’est celle de Hobbes. Pas l’autre, celle de Kant qui rêvait d’un cosmopolitisme tempéré. La globalisation est comme un torrent. Ses eaux tumultueuses charrient un limon précieux pour la croissance et le progrès humain, mais elles sont aussi capables de violence économique et sociale. Pour canaliser ce courant, il faut construire les digues de la coopération, maîtriser la mondialisation, gérer les interdépendances qui se développent à chaque instant par les marchés, les systèmes de production, les technologies de communication et d’information, les migrations. On pourrait, à la limite, formuler cette première leçon comme un théorème : plus l’ouverture progresse, plus la coopération s’impose. Sous une hypothèse qu’il me faut rappeler et qui est celle qui nous réunit comme elle unit désormais les Européens : le goût de la paix. Et avec une priorité, éprouvée en Europe, qui est l’intégration économique car c’est celle que nos économies de marché portent le plus aisément. Inscrire le principe de coopération dans le marbre de nos lois internationales, et commencer par l’économie, première leçon.

Deuxième leçon : cette coopération a besoin de volonté, d’énergie politique autour d’une ambition de projets communs, pour vaincre les obstacles à franchir dont beaucoup sont enracinés dans des intérêts particuliers ou dans l’inertie des habitudes. Pour forger cette volonté, nous devons accepter le débat sur les bénéfices et les coûts de la coopération. Pour reprendre l’exemple de l’ouverture commerciale, la théorie économique nous offre des arguments convaincants sur les gains de l’échange. Mais ce n’est pas la théorie économique qui remplit les bureaux de vote ni les lieux de travail. La volonté politique a pour objet de définir un intérêt général dans lequel chacun des intérêts particuliers trouve sa place. Elle n’est pas donnée mais suscitée. Elle n’est pas disponible mais à construire. Elle n’est pas un acquis mais un processus. Elle n’est pas abstraite, mais incarnée par du leadership qui doit fournir, de manière constante, les signes de cette volonté devant et pour les peuples. Et les peuples portent des valeurs dont le tissu constitue leur identité. Faire émerger une volonté générale c’est, je crois, accepter ces valeurs et ces identités tout en proposant de les mettre en discussion, en débat. A condition, et c’est une condition essentielle, d’affirmer au préalable que nul, dans ce débat, ne recherche l’hégémonie. Des valeurs multilatérales, en quelque sorte, qu’il nous faut définir ensemble.

Troisième leçon : cette volonté doit s’appuyer sur le levier du changement que représentent des projets communs. Ces projets prennent forme par la négociation, par le dialogue, par le contrat. Par le renoncement voulu, assumé, à une part de l’ambition particulière au nom d’un intérêt collectif qu’il faut définir comme un bien commun. Ce bien n’est pas précisément le nôtre, celui de chacune et de chacun d’entre nous, celui de nos familles, qu’elles soient politiques, philosophiques ou religieuses, celui de nos pères, celui de nos cultures, celui de nos terroirs. Nous l’avons, ici ou là, déjà inventé ensemble de manière sporadique ou partielle. Et il nous faut savoir prendre le temps de l’échange, de la persuasion, de la conviction. Les objectifs communs qui doivent baliser la gouvernance sont le produit d’un partage.

Quatrième leçon : la volonté et la négociation de ces objectifs communs nécessitent un appareillage institutionnel complexe. Comme les autres sociétés humaines qui l’ont précédé, la société internationale a besoin de médiation institutionnelle, de formes, de repères et de procédures disposant du crédit de légitimité indispensable entre deux moments de légitimation des pouvoirs politiques. Nous retrouvons ici la nécessité de disposer de réducteurs de méfiance, de catalyseurs de confiance capables d’intermédiation. Nous retrouvons aussi l’obstacle que constitue, dans l’expérience européenne et, a fortiori, au niveau planétaire la distance qui se crée entre le citoyen et les systèmes des pouvoirs dès lors qu’il s’éloigne de lui. Cet obstacle n’est autre que le principe, fondamental, à mes yeux, de la proximité du pouvoir que j’ai appelé tout à l’heure la subsidiarité. Plus les institutions sont lointaines, plus leur légitimation doit être assurée ce qui, je l’ai dit, nous impose la parcimonie dans les architectures de gouvernance. Et l’existence de mécanismes de règlement des différends, ingrédient essentiel des arrangements institutionnels de la gouvernance ne garantit pas, en elle-même, l’acceptabilité de leurs décisions si cette légitimité vient à manquer.

Cinquième et dernière leçon : la mise en pratique des quatre leçons que je viens de suggérer est plus aisée au plan régional qui constitue, dès lors, une priorité de la gouvernance. En effet, qu’il s’agisse de la volonté d’élaborer des projets communs, ou de créer la confiance dans ces institutions, l’approche régionale offre un cadre qui dépasse l’Etat nation sans pour autant soulever les obstacles considérables de la gouvernance globale. D’où, sans doute, sa fortune récente dont j’ai déjà parlé. Sur le continent africain qu’il s’agisse des sous régions du continent, de l’unité africaine ou même du NEPAD. Sur le continent américain. Et même sur le continent asiatique.

La géographie ne fait pas l’histoire. Mais elle permet, sans doute plus facilement qu’au plan mondial, l’identification d’un espace de vie en commun. Les « solidarités de fait » chères aux pères fondateurs de l’Union européenne y sont plus faciles à identifier et à construire. Lorsqu’ils ne sont pas eux-mêmes des continents, ou presque, tels la Chine ou l’Inde, les Etats d’un même ensemble régional ont souvent en commun nombre d’éléments de culture, de caractéristiques économiques, de traits démographiques, de similarités linguistiques. D’où des rapprochements qui engagent plus aisément leurs politiques et leurs souverainetés. Ces constructions régionales constituent autant de matériaux réutilisables sur la scène mondiale : les convergences qu’elles réalisent entre leurs membres sont une première synthèse où se fait l’apprentissage de la volonté partagée, la mise à l’épreuve des choix communs, la pratique du compromis et de la construction de la confiance. La construction régionale permet ainsi la naissance de positions clarifiées donc plus solides lorsque viendra le temps de prendre part, à l’échelle mondiale, à la négociation sur les questions globales.