La relation d’emploi est ambiguë tant les termes de l’échange sont complexes : une prestation, une disponibilité, un poste… Le travail n’est pas un bien ou un service comme les autres, car on ne peut séparer la force de travail (compétences, aptitudes, expérience, relations…) de celui ou celle qui l’exerce et la vend. Une façon de régler la question est que la relation d’emploi est quasi-exclusivement créée par un « contrat de travail » un peu spécial, car celui-ci génère en plus d’obligations réciproques une subordination, qui est le fait d’être soumis à une autorité. L’employeur doit fournir du travail, des moyens, une rémunération, adapter le poste, maintenir l’employabilité du salarié et ne pas le placer en insécurité. Le travailleur ainsi « salarié » assure une prestation de travail, se conforme aux instructions de l’employeur, lui est loyal[1] et exécute le contrat de bonne foi. Derrière les échos ces dernières années sur la fin du salariat, notons que le nombre de travailleurs indépendants - au sens non subordonnés - est stable et que le salariat domine[2]. Mais cette photographie masque l’instabilité croissante de la relation d’emploi. Nous vivons en effet l’érosion de l’emploi stable au sens « contrat à durée indéterminé, poste pérenne, temps plein et présentiel », progression dans une entreprise elle-même solide... L’extension du terrain économique, l’exacerbation de la concurrence, la désindustrialisation et la transition numérique transforment profondément l’emploi et le travail.

Cette relative stabilité du salariat ne doit donc pas occulter les multiples déformations que la crise sanitaire exacerbe. Parlons aujourd’hui de coexistence des formes d’emploi : sensibilité des créations-destructions d’emplois à durée déterminée, polarité entre précarité et stabilité, dualisme du marché du travail, développement de la pluriactivité au sein du salariat... Plus précisément, la diversification des modes d’attribution de la charge de travail (par son manager, un client, des partenaires internes), l’injonction à l’autonomie (dans son travail et son parcours professionnel) prônée mais pas toujours soutenue, la complexité du télétravail, et aujourd’hui l’activité de travail intégrant les mesures de distanciation rendent de plus en plus ambiguë la subordination. Nombre d’actifs oscillent avec une recherche d’émancipation, de déploiement de leur propre aventure professionnelle et un besoin de sécurité de ressources. Nombre entreprises peuvent-elles être tentées - ou contraintes - de moins supporter les contreparties liées au salariat, tout en cherchant des formes de travail renouvelées telles que le travail à distance ou le souci du bien-être.

La relation professionnelle est devenue complexe. Le salariat, c’est l’autonomie dans la subordination, l’indépendance est la subordination économique dans l’autonomie peut-on raccourcir. Comment en serait-il autrement dans un monde où l’emploi « garanti à vie » appartient à la préhistoire des Trente Glorieuses ? L’individu contemporain, dans un monde de subjectivation, est un travailleur en quête de sens. Si le parcours stable n’est plus, c’est la valeur travail qui est questionnée. Le salariat apparaît alors comme une norme de l’époque industrielle. Les jeunes, notamment, voyant que l’entreprise joue moins son rôle d’employeur, creusent leur propre outil de travail. Ils rejoignent le mouvement de ces experts que nous identifiions « professionnels autonomes »[3] au tournant web des années 2000. Il reste que la question de la protection sociale, irriguée par le salariat stable, est renouvelée. Car le déploiement de droits individualisés dans le grand mouvement de flexsécurité pose d’abord la question de l’accompagnement. L’autonomie[4] est d’abord une question d’appuis protecteurs et de coopérations

[1] Ce qui renvoie aux enjeux de devoir critique et d’alerte éthique.

[2] Sur 30 millions d’actifs, il y avait - avant la crise actuelle - 3 millions de chômeurs et 27 millions de travailleurs en activité, dont 3 millions d’indépendants (autoentrepreneurs, sociétés unipersonnelles, salariés portés, professions libérales…) et 24 millions de travailleurs subordonnés (soit 20 millions de salariés en CDI ou de fonctionnaires, 3 millions de salariés en CDD et 1 million d’intérimaires ou apprentis).

[3] Cf. « Professionnels autonomes : une nouvelle réalité », congrès CFDT Cadres, 2001.

[4] Cf. J.-P. Bouchet, « Les conditions de l’autonomie professionnelle », Cadres n°467, déc. 2015.