«La société de consolation, chronique d’une génération ensorcelée» nous dépeint, dans un roman à clef à peine codé, la vie chez Ubi Soft. Jérémie Lefebvre y trace à la hache et « avec le petit humour ironique » qu’il reproche à la cour des frères fondateurs d’Ubi Soft le portrait de la fraction d’humanité qu’il a côtoyé durant quelques mois. Le lecteur qui ne la connaît pas découvrira la jeunesse dorée de la bourgeoisie catholique de province montée dans la capitale où les femmes y ont «à peu près autant de sensualité qu’une prieure de Carmel », à moins qu’elles ne soient réduites à « une paire de seins conséquents », il découvrira aussi pourquoi son fiston invite ses copines à jouer sur l’ordinateur familial plutôt que de fréquenter les caves des immeubles : « Prenons une jeune femme de 26 ans, (…) mettons-lui une souris entre les mains pour jouer à Quake1. (…) Son Corps, sa matérialité, sa longévité apparaissait soudain livrés au regard de tous, voilà qu’elle était à poil et surexcitée, alternant les figures de souffrance et les mines de volupté. Ainsi on pouvait (…) se branler en la regardant. »

Parce que Jérémie a « le petit humour ironique » de la génération qui se croit libérée vu qu’elle est née après 1968, nous avons droit à une explication sociologique, de la manière dont les hommes et les femmes urinent différemment (chez Ubi Soft comme ailleurs…). Mais parce qu’il est, comme ses patrons, un bourgeois catholique de province, on y parle beaucoup du désir sexuel des hommes (de Jérémie Lefebvre ?) pour les femmes mais jamais de leur réalisation, sauf sous la forme de fantasmes. En parler toujours (surtout dans un livre, ça fait vendre), ne le montrer (le faire) jamais.

S’il n’était un roman à clef, «La société de consolation» serait un bon premier roman, qui nous fait découvrir un Jérémie Lefebvre troussant de ses contemporains un portrait au vitriol, jamais ennuyeux et toujours plein d’humour et en tirant des considérations bien placées. Je crois savoir que les personnages réels, qui se sont évidemment reconnus, ne sont pas très contents, pour les patrons nous pouvions nous en douter, mais il semble que les autres animateurs d’Ubi Free n’aient pas plus apprécié (sont-ce « les seins en formes d’obus » ? La couverture médiatique outrageusement tirée ? Ou une vision par trop nihiliste de la société ?).

Ce qui est sûr c’est que le roman de Jérémie nous renvoie à la futilité médiatique, qu’était Ubi Free : quelques imprécateurs faisant œuvre de basse vengeance contre une direction. Quelques salariés trouvaient que les discussions autour de la machine à café étaient futiles, ils ont créé une salle de pause où le retentissement des débats était planétaire. Ils ont eu une couverture médiatique sans commune mesure avec leur impact réel dans l’entreprise. D’ailleurs, ni Ubi Free, ni la couverture médiatique n’ont changé quoi que soit chez Ubi Soft.

«La société de consolation» mérite probablement la lecture, mérite-t-il le tapage dont il bénéficie, c’est peu probable.

Sur la question du syndicalisme virtuel, «La société de consolation» ne donne aucune piste véritable, si ce n’est expliquer en creux l’échec d’Ubi Free. Première raison de l’échec : nos contemporains sont individualistes, c’est certain ; croire que cet individualisme est indécrottable, c’est condamner par avance toute action collective, donc toute possibilité de changement collectif. D’ailleurs les salariés des start up mûrissent à grande vitesse avec la multiplication des start down. Deuxième raison de l’échec : la clandestinité. Les militants de la CFDT le savent, l’implantation syndicale passe parfois par une phase de clandestinité totale ou relative des militants dans l’entreprise. Mais même dans cette phase là, il y a toujours une volonté de combattre la peur, d’élargir le cercle des adhérents ou des militants, et enfin il y a toujours la perspective de sortir au grand jour dans l’entreprise. Pour Ubi Free, la volonté farouche a été de rester totalement clandestin, cela a bloqué les tentatives faites d’implanter des organisations syndicales. Cette volonté a fait que lorsque les élections ont été déclenchées, à la demande des syndicats (la plate-forme d’Ubi Free disait « pas de CE, pas de DP, pas de dialogue social »), il n’y a eu aucun candidat même sans étiquette. Mais la clandestinité pèse, et dans un monde où dire c’est déjà faire, la logique de l’action d’éclat que fut Ubi Free, c’est de crier que l’on en est le principal initiateur. «La société de consolation» est donc essentiellement l’acte revendicatif et médiatique d’Ubi Free, il en est aussi malheureusement l’épitaphe puisqu’il ne pouvait exister qu’à l’extérieur d’Ubi Soft.

L’incapacité à peser réellement dans la vie de l’entreprise explique la difficulté du syndicalisme virtuel à dépasser le stade du feu de paille médiatique. Même si le syndicalisme virtuel interpelle le syndicalisme réel sur ses pratiques et sur les déserts syndicaux qu’il a laissé se développer, le refus du syndicalisme virtuel d’engager un travail de terrain et de passer au-delà du registre de la dénonciation ne lui permet pas de s’installer sur la durée dans les entreprises.

Notre recommandation est très simple : vous voulez passer quelques heures amusantes, lisez «La société de consolation», mais oubliez dès la première page que Jérémie Lefebvre veut décrire une société réelle. Vous êtes un bourgeois catholique de province né avant 1968 et vous voulez découvrir comment fonctionne une société dont l’essentiel des salariés est né après 1968, lisez «La société de consolation». Vous voulez savoir comment fonctionne une start up, ne lisez pas «La société de consolation». Ubi Soft et ses 800 salariés ne sont pas une start up, c’est une grosse PME paternaliste. Vous êtes un bourgeois catholique de province et vous voulez dissuader votre fils ou votre fille de travailler dans le monde de l’édition de logiciel, ne lui donnez pas à lire «La société de consolation», il (elle) risque de trouver ce monde hyper cool et va envoyer son CV dans la minute chez Ubi Soft (au moins on peut jouer à Quake au travail…).

1 : Ne pas avoir entendu parler de Quake est aussi impardonnable que de ne pas connaître Picatchu, Salamech, Dragon Feu et autres Pokémons….