Les résultats du programme démontrent que l’attractivité du travail, la satisfaction sociale qu’il procure et la productivité qu’il secrète sont intimement liées. Il est possible d’améliorer de façon significative les trois au travers d’un mode de management de proximité en rupture avec celui anachronique de type fayolo-taylorien[1] dans le privé et wébérien[2] dans le public, qui affecte les six leviers de la satisfaction au travail ou qualité de la vie au travail (QVT) : 1. les conditions de travail tant physiques que psychologiques, 2. l’organisation du travail, 3. la communication-coordination-concertation et le sens au travail, 4. la gestion du temps, 5. la formation et l’évolution professionnelles, 6. la mise en œuvre stratégique (en particulier la stratégie de rémunération et de répartition de la valeur économique créée).
Ces six leviers de la satisfaction au travail se révèlent être également ceux de la productivité durable et de l’attractivité du travail. Ces domaines doivent faire l’objet de négociations régulières en proximité entre le dirigeant et ses salariés dans les petites entreprises, le manager et les membres de son équipe dans les plus grandes, pour les adapter périodiquement au niveau recherché de satisfaction sociale. L’amélioration de ces leviers permet la réduction des coûts cachés – « cachés » dans le sens non pris en compte ou très imparfaitement par les systèmes d’information comptable (budgets, comptes de résultats, bilans). Cette réduction permet d’autofinancer les investissements faits en la matière. Nos recherches montrent qu’un euro investi en qualité du management en rapporte quatre, en moyenne, en surcroît de productivité. Ce texte revient sur les résultats de ces modes de management visant l’amélioration de la satisfaction au travail. Y voir plus clair sur ces résultats est une condition préalable pour mettre en place et diffuser ce mode de management. Mais pour ce faire, il faut disposer pour cela d’une méthode adaptée d’observation extra comptable.
1. Pour progresser en qualité du management, il faut une méthode d’observation rigoureuse de ses effets
Le premier résultat de cinquante années de recherches-interventions socio-économiques est d’avoir élaboré une méthode adaptée d’observation des effets du management sur les managés. Or, les effets du management sur les managés restent pour la plupart cachés des systèmes d’information comptable et financière. Pour l’illustrer, revenons à quelques définitions de base. « Management » vient du vieux mot français « ménager » qui signifie prendre soin d’un être vivant pour qu’il survive et se développe au mieux. Appliquée à l’être humain dans l’action collective organisée, cette définition d’origine est juste. Le management n’est donc pas une boîte à outils de solutions universelles mais un phénomène dynamique visant à s’occuper au mieux des membres d’une organisation pour qu’ils et elles survivent et se développent. « S’occuper au mieux » signifiant la recherche négociée d’équilibration[3] entre la satisfaction sociale des managés et leurs performances économiques. La performance socio-économique ou performance durable devient ainsi le critère central du management. Elle désigne une performance sociale compatible avec la performance économique et réciproquement.
Nombre de managers et d’experts en management évoluent dans l’obscurité
Or les systèmes d’information comptable ne permettent pas d’éclairer, ou très imparfaitement, les performances socio-économiques du management parce qu’ils n’ont pas été conçus pour cela. Par exemple, les coûts de conditions de travail défaillantes qui engendrent de l’absentéisme (d’où de la non production) et/ou des défauts de qualité des produits et des services (d’où des surtemps et des surconsommations de régulation) sont cachés par ces systèmes d’information au moment où ils surviennent. Symétriquement, des performances permises par des actions d’amélioration des conditions de travail qui réduiraient l’absentéisme au travail et les défauts de qualité des produits et des services seraient également cachées.
Cette obscurité dans laquelle évoluent nombre de managers et d’experts en management est une des raisons majeures expliquant « les foutaises en management » théorisées par Jeffrey Pfeffer et Robert Sutton (2007). Comme on n’y voit rien, on ose tout. Est-ce que la semaine des 4 jours est une bonne solution sur le plan managérial ? Est-ce que le télétravail est une meilleure façon d’organiser le travail que le présentiel ? Est-ce que les entretiens d’évaluation à 360 degrés motivent les salariés, les managers et les managés ? Autant de questions que nous posent actuellement nombre de managers au gré des modes qui rythment la vie du domaine. Et de leur répondre invariablement que pour décider il convient d’estimer les coûts-performances cachés de la solution envisagée au regard de la réalité du potentiel humain qu’elle concerne et des dysfonctionnements qui le perturbent. Une balance coûts versus avantages montrera alors que dans certains contextes, il s’agit de solutions pouvant être expérimentées et évaluées, alors que dans d’autres elles s’annoncent désastreuses.
Les principes de la méthode des coûts-performances cachés
La méthode des coûts-performances cachés ne consiste pas en une statique mais en une dynamique de mesures. Les coûts cachés des défauts de management sont évalués au travers d’un diagnostic socio-économique composé de trois modules qualitatif, quantitatif-financier et d’effet-miroir. Les dysfonctionnements au travail provoqués par les défauts de management sont tout d’abord identifiés lors d’entretiens qualitatifs avec la direction, l’encadrement et les salariés de l’organisation étudiée, ainsi que les syndicats lorsqu’ils sont représentés. Puis de nouveaux entretiens, cette fois quantitatifs et financiers, sont menés pour repérer la conséquence des dysfonctionnements au moyen de cinq indicateurs : l’absentéisme, les accidents du travail et les maladies professionnelles, la rotation du personnel, les défauts de qualité et les écarts de productivité. Les coûts cachés sont alors évalués financièrement au travers du calcul du coût des « actes de régulation » qui s’expriment en termes d’activités humaines et/ou de consommations de ressources, cela au moyen de six composants : les surconsommations, les sursalaires, les surtemps, les non-productions, les non créations de potentiel et les risques.
2. Les défauts de management provoquent une insatisfaction sociale chronique source de pertes de valeur ajoutée colossales
Fondée sur cette méthode d’observation, les résultats majeurs des recherches-interventions socio-économiques réalisées en France depuis 1974 sont synthétisés ci-dessous. Certains d’entre eux rejoignent d’autres auteurs (notamment Crozier, 2003 ; Stiegler, 2015 ; Graeber, 2018) que nous ne pouvons pas tous citer ici. Les résultats majeurs du programme de recherches-interventions socio-économiques sont les suivants :
- Identification et typologie de 5 020 dysfonctionnements génériques (pathologies organisationnelles) qui se classent dans 6 domaines modélisant la qualité du management.
- Mesure du niveau de coûts cachés, impact économique des dysfonctionnements : entre 20 000 et 70 000 euros par personne et par an.
- Récupération de valeur ajoutée : entre 35% et 55% par un processus participatif d’accroissement du niveau d’engagement des acteurs internes (dirigeants, cadres, personnel).
- Conception et expérimentation de solutions génériques fondées sur l’accroissement de l’investissement immatériel en développement qualitatif du potentiel humain.
- Évaluation de la très haute rentabilité de l’investissement immatériel en qualité du management du potentiel humain : entre 210% et 4 040% (taux de retour sur investissement : entre 2 et 40, en moyenne 4).
Le niveau très élevé et l’élasticité des coûts cachés en France
La mesure systématique des coûts cachés des dysfonctionnements révèle qu’ils se situent dans une fourchette allant de 20 000 euros à 70 000 euros par personne et par an. Cela montre qu’une organisation, quelle que soit sa taille, son statut, sa mission, sa performance financière, dispose d’une réserve endogène d’efficience, comprise entre
20 000 et 70 000 euros de coûts cachés par personne et par an, constituée, pour une part, d’excédent de charges et, pour une autre part significative, d’insuffisance de produits et de marges (coûts d’opportunité). Les recherches-interventions montrent par ailleurs qu’une proportion de 35 à 55% des gisements de coûts cachés est convertible en valeur ajoutée dans un délai de quelques mois (6 à 15), cela au travers d’une amélioration de la qualité du management du potentiel activant les six domaines qui la fondent. Le problème des coûts cachés n’est pas tant celui de leur existence, puisque les activités humaines en produisent spontanément, que celui de leur accumulation au fil du temps. Or, le fait même de mesurer les coûts cachés et de présenter ces mesures relève d’une pédagogie renouvelée des coûts, qui suscite au sein de l’entreprise une prise de conscience et une énergie humaine pour les maîtriser. De tels chiffres micro-économiques extrapolés à la population active en France, c’est-à-dire à un niveau macro social, indiquent que les fuites compressibles de PIB dues aux défauts de management sont de l’ordre d’au moins 200 milliards d’euros par an.
Le potentiel humain : seul facteur actif de création de valeur
Les stratégies durables de développement socio-économique consistent donc à investir dans le potentiel humain souvent insuffisamment valorisé dans les entreprises et les organisations : en développant les compétences professionnelles des acteurs, en améliorant l’intérêt et le sens donné au travail, en activant la communication, coordination et concertation autrement que par les technologies d’information et de communication, en améliorant les conditions matérielles de vie au travail encore souvent déficientes, en impliquant les acteurs, managers et personnels dans le déploiement de la stratégie d’entreprise. Et cela dans toutes sortes d’entreprises et organisations, privées ou publiques, de grande, moyenne ou toute petite taille. Les 1 600 recherches-interventions réalisées en France prouvent que les entreprises et les organisations ne souffrent pas de l’excès de managers en France mais, au contraire, d’un manque de management bienveillant et courageux, qui s’occupe et prend soin des personnes pour développer leur potentiel et favoriser leur développement personnel et celui de l’entreprise. Et pour cela, les managers ont besoin de cahiers des charges négociés avec la gouvernance, permettant notamment de clarifier les contours de leur autonomie en la matière, et qui eux aussi manquent très souvent.
Le paradigme wébéro-fayolo-taylorien de la subordination devenu anachronique
Les théories classiques des organisations, et singulièrement le taylorisme, sont fondées, selon notre analyse, sur un paradigme sous-jacent, celui de la subordination. La relation de travail hiérarchique consisterait à ce qu’un supérieur donne des ordres à un subordonné qui les appliquerait spontanément et correctement. Or, l’observation des dysfonctionnements dans les organisations, la façon de les réduire durablement et l’écoute de plus de 110 000 acteurs ont montré un phénomène extrêmement fréquent de « désobéissance organisationnelle » afin d’éviter une trop forte insatisfaction au travail, s’exprimant le plus souvent par de l’inertie devant les ordres reçus jusqu’à une rotation excessive du personnel, ce que traduisent les concepts contemporains de « grande démission » ou de « quiet quitting ». Bien que ce phénomène ait été observé de longue date par les chercheurs en psychosociologie et sociologie des organisations (Savall, 1974, 1975 ; Graeber, 2018), les pratiques organisationnelles et managériales sont restées, peu ou prou, fondées sur la croyance, inconsciente ou non, dans le principe d’obéissance aux consignes ou aux normes de plus en plus envahissantes. L’excès de normes, de règles et de procédures étant symptomatique d’une pratique taylorienne de la gestion et du management.
Ce virus TFW – taylorisme, fayolisme, weberisme – structure les organisations contemporaines et leur fonctionnement en se basant sur les principes de forte spécialisation du travail, de séparation des organes de conception et d’exécution, de formalisation de normes de règles et de processus dans l’ensemble des activités des organisations. La métaphore du virus TFW se réfère ainsi à l’application anachronique, par les acteurs contemporains, des principes de l’École Classique de l’Organisation, proposés par Taylor (1911), Fayol (1916) et Weber (1924).
La valeur ajoutée discriminante des investissements immatériels en qualité du management
Nos observations montrent enfin que les managers sont souvent démunis pour évaluer la rentabilité des investissements immatériels en potentiel humain tels que la formation, le recrutement, ou des actions d’amélioration de la qualité de vie au travail, c’est-à-dire pour en mesurer le rapport coûts-performances. Or la méthode des coûts-performances cachés permet d’évaluer les gains engendrés par un projet incorporel grâce à la réduction des dysfonctionnements et des coûts cachés qu’il engendre. Cette évaluation peut se faire en amont du projet, de façon prévisionnelle comme outil d’aide à la prise de décision opérationnelle ou stratégique, puis en aval pour en mesurer la rentabilité effective. Ces évaluations montrent que la rentabilité effective d’un investissement incorporel se situe entre 210% et 4 040% (moyenne de 400%) soit beaucoup plus en règle générale que des investissements purement matériels, en technologie de l’information par exemple.
Conclusion
Compte tenu des enjeux, afin de déclencher un choc d’attractivité du travail à un niveau national, l’encouragement des pouvoirs publics nous semble indispensable. Non pas, bien entendu, pour faire le management des personnes à la place des dirigeants mais pour mettre autour de la table les organisations patronales et celles de salariés dans toutes les branches (publics et privées) afin de négocier des cahiers des charges d’amélioration de la qualité de vie au travail (QVT) et du management du potentiel humain autour des six domaines qui les fondent. Les pouvoirs publics ont su le faire sur l’un de ces six domaines pour impulser des augmentations de salaires dans le secteur de l’hôtellerie-restauration. Ils doivent le faire plus largement sur la question de l’attractivité du travail dont on voit bien qu’il s’agit d’une question d’intérêt général. Ils doivent également montrer eux-mêmes l’exemple dans les trois fonctions publiques (hôpital, secteur régalien, collectivités) qui souffrent d’un manque cruel d’attractivité de leurs métiers[4].
[1]-Du nom des théoriciens du début du siècle dernier, le français Henri Fayol et l’américain Frederick Taylor dont les idées promouvant un management dépersonnalisé fondé sur la procédure, la verticalité sans horizontalité et la séparation des tâches, ont durablement influencé, volontairement ou pas, l’organisation du travail dans les entreprises et les organisations. [2]-Du nom du sociologue allemand Max Weber dont le modèle de la bureaucratie - une organisation du travail fondée sur l’omniprésence des règles juridiques - a durablement influencé, volontairement, le secteur public. [3]-« Equilibration » dans le sens de « dynamique de recherche d’équilibre » que donne à ce terme François Perroux (1973). [4]-Références indicatives : L. Cappelletti, Effets du management de proximité, in B. Palier (Coord.), Que sait-on du travail ? Les Presses de Sciences Po, p. 250-260, 2024. L. Cappelletti, H. Savall, V. Zardet, Socio-Economic Aproach to Management in Palgrave Macmillan, Springer Nature, 2024. H. Savall, (1974, 1975). Enrichir le travail humain dans les entreprises et les organisations, préface de Jacques Delors. Dunod. Traduit en anglais : Work and People. An Evaluation of Job Enrichment. Oxford University Press, I.A.P. Traduit en espagnol : Por un trabajo más humano. Editions Tecniban. H. Savall, et V. Zardet, (Dir.), Traité du management socio-économique. Théorie et pratiques, préface de René Ricol. EMS, 2022.