Il n’est pas inutile, pour dégager les grandes lignes de ce nouveau pacte social, de revenir un instant aux questions soulevées par le CPE lui-même. La première erreur a été de penser que réformer le contrat de travail serait une stratégie efficace et suffisante pour créer de l’emploi dans notre pays, quand ce sont principalement la croissance, l’innovation, la découverte de nouveaux marchés et la consommation qui poussent les entreprises à embaucher, et non prioritairement les formes du droit du travail. La propagande pro-CPE a joué sur la confusion entre politique du marché du travail et politique de l’emploi, alors même que la seconde peine à sortir de l’ornière : ne serait-ce que sur le front de l’innovation, l’investissement public et privé dans la recherche reste très insuffisant et les structures universitaires s’avèrent de plus en plus insatisfaisantes.

Cela ne signifie pourtant pas que tout effort de flexibilité soit vain ou inutile. D’une part, la flexibilité est un fait économique et social avant d’être une question institutionnelle, juridique ou idéologique (à telle enseigne que l’Etat lui-même est aujourd’hui l’un des principaux consommateurs de contrats précaires ou à durée déterminée). Cette flexibilité de fait n’est donc pas l’œuvre de patrons cyniques ou d’idéologues de l’ombre : elle résulte massivement des transformations en cours de l’économie. Il est clair que si nous voulons sauvegarder nos positions dans l’actuelle compétition mondiale, nous devons permettre aux entreprises de s’adapter et d’avoir recours à différentes formes de flexibilité. On sait désormais que la disparition d’entreprises non rentables et la création de nouvelles unités constitue une partie importante des gains de productivité dont toute notre économie a besoin (notamment pour développer des emplois qualifiés et augmenter les salaires).

D’autre part, un supplément de flexibilité peut rendre l’activité économique plus facilement créatrice d’emplois en période de croissance, et permettre aux entreprises d’adapter leur volume de main d’œuvre en fonction des cycles de conjoncture, c’est-à-dire conformément à la réalité de leur activité. Mais ce surcroît de flexibilité exige le respect de deux conditions que le CPE a totalement négligées.

Tout d’abord, une condition d’équité : ne pas se concentrer sur des catégories de population déjà largement précarisées en augmentant un peu plus la segmentation du marché du travail, mais s’efforcer de répartir l’effort sur l’ensemble du salariat. L’actuel gouvernement a fait tout le contraire et pris le risque de creuser un peu plus les inégalités de statut dans l’emploi, lesquelles constituent très concrètement des inégalités de rapport à l’avenir : elles séparent ceux à qui l’emploi durable permet de « voir loin », de contracter des emprunts, de faire des projets, etc., de ceux à qui l’emploi précaire ne confère qu’un très faible « crédit social », que ce soit devant le bailleur, le banquier, ou la perspective de fonder une famille.

Une condition de contrepartie, ensuite, qui renvoie plus profondément à un choix de société : le supplément de flexibilité recherché n’est à nos yeux acceptable que s’il est précédé de réformes ambitieuses en matière de sécurisation des trajectoires professionnelles. Le turnover dans l’emploi, les restructurations en cours dans notre économie, la modularisation croissante de la production et la concurrence internationale nous imposent en effet de faire le deuil de ce qui fut l’idéal de la « société salariale » : des carrières continues et sédentaires, toute la vie dans une même entreprise, auxquelles sont attachées toute une série de protections face aux aléas de l’existence. Et ce n’est pas nécessairement une mauvaise nouvelle. Dès lors ce qu’il convient de sécuriser, c’est l’ensemble de la vie professionnelle, notamment pour éviter ou amortir les phases de fragilité qui émaillent, rompent ou stoppent les carrières aujourd’hui. C’est ce que réalisent très bien la plupart des pays nordiques. Mais tout ceci suppose un vrai choix de société : veut-on prendre le chemin d’un système de type anglo-saxon ou celui d’un système de type scandinave ?

Si cette alternative n’est pas clairement posée et si elle ne donne pas lieu à un choix collectif conscient et déterminé, il y a fort à parier que, par défaut, c’est l’orientation anglo-saxonne qui l’emportera, et, en heurtant profondément l’héritage de notre pays, confrontera la société française à de nombreux et périlleux conflits dont les récentes mobilisations offrent un avant-goût. On laisserait ainsi se déliter dans le bruit et la fureur le vieux modèle social français sans lui substituer les nouvelles solidarités qu’appellent légitimement de leurs vœux la grande majorité de nos compatriotes.

Si l’on préfère l’autre orientation, il faut alors proposer aux Français un nouveau pacte social qui tire toutes les leçons de ce qui vient de se produire. La première est qu’il faut sécuriser avant de flexibiliser, c’est-à-dire donner de nouveaux droits aux individus (droit à la formation, à la reconversion, à l’accompagnement individualisé, à une indemnisation décente de tous les chômeurs), des droits objectifs qui soient appuyés sur une réforme profonde des institutions de manière à rendre effective leur mise en œuvre (système de formation initiale, système de formation continue, service public de l’emploi). Il faut aussi investir massivement dans la recherche et l’éducation, non seulement pour favoriser l’innovation et la création d’emplois nouveaux, pour offrir aux entreprises une main d’œuvre adaptée aux changements de spécialisation, mais aussi pour armer les individus face aux restructurations et leur permettre de s’orienter rapidement vers des emplois différents et/ou plus qualifiés. Enfin, il faut s’efforcer de garantir plus tôt l’autonomie des jeunes et de faciliter leur entrée dans la vie adulte grâce à des couplages allocation/formation, à des formules de prêts étudiants et en multipliant les mixages entre études et expériences de travail.

C’est à ce prix qu’une politique de flexibilité sera socialement acceptable dans notre pays et sans doute économiquement utile. C’est à ce prix aussi que nous pourrons faire face aux transformations de l’économie. Mais de telles réformes exigent que soient réunies plusieurs autres conditions.

La première consiste dans la transformation de l’assurance chômage en une véritable assurance professionnelle qui, au-delà de la seule indemnisation, prendrait en charge toutes les missions de sécurisation des parcours individuels sur le marché du travail. Par souci de cohérence et d’efficacité, il serait utile d’unifier autour d’elle l’ensemble des agences qui interviennent actuellement dans la politique de l’emploi. Il serait également indispensable de réformer le modèle de financement de cette assurance professionnelle, lequel ne pourrait entièrement reposer sur les revenus du travail sous la forme de cotisations sociales et patronales, sauf à en renchérir déraisonnablement le coût. Il conviendrait donc de se mettre d’accord sur une fiscalisation au moins partielle de ce financement et d’en tirer toutes les conséquences en termes de politique économique (l’heure n’est sans doute pas à baisser les impôts quand on prétend à la fois mener une politique sociale ambitieuse et réduire la dette publique) et d’organisation institutionnelle (l’Etat entrerait pleinement dans le tour de table de l’organe de gestion, ce qui supposerait la fin du modèle paritaire tel que conçu après-guerre).

La seconde condition concerne encore une fois le caractère équitable d’une politique de flexibilité : on ne peut imaginer réduire substantiellement les inégalités de statut dans l’emploi sans réduire l’actuelle segmentation du marché du travail, c’est-à-dire sans tendre vers un contrat unique qui assouplirait les conditions de licenciement et dont l’ensemble des modalités pratiques resteraient à définir avec les partenaires sociaux. Cette nouvelle donne couperait court aux actuelles inégalités de statut dans l’emploi et aux antagonismes sociaux plus ou moins assumés entre salariés protégés et salariés précaires. Elle permettrait aussi d’unifier le débat politique sur l’emploi.

Dans le même ordre d’idée, une réflexion approfondie et renouvelée sur l’efficacité de la dépense publique apparaît nécessaire : à quelles priorités consacrer les maigres moyens budgétaires ? Comment investir dans les individus et les dispositifs permettant de prévenir la survenue des risques sociaux plutôt que dans la réparation (modes de garde des enfants garantissant de hauts taux d’emploi féminins, classes peu nombreuses et dispositifs permettant d’éviter les sorties précoces ou les décrochages tout au long de la scolarité, moyens consacrés au service public de l’emploi, à la recherche et à la formation) ? Quels sont les niveaux d’intervention locale les plus efficaces ? Quelle articulation entre le niveau central et le niveau local ? Quelle articulation entre dépense privée et dépense publique ?

La troisième condition découle des précédentes. Si l’on n’imagine pas qu’un tel ensemble de réformes puisse se passer d’une forte impulsion politique, on n’imagine pas non plus que la seule légitimité d’un gouvernement et de sa majorité parlementaire y suffise. Ce « New deal » exige un cycle de négociations d’ensemble qui implique pleinement les partenaires sociaux et qui en programme le déroulement et la mise en œuvre dans le cadre d’un « donnant-donnant ». C’est tout le contraire de la méthode suivie ces derniers mois par Dominique de Villepin, qui, au-delà de sa personne, aura démontré la faiblesse de nos institutions et de nos pratiques politiques.