Pendant longtemps, les sociologues ont pensé détenir chacun la véritable grille de lecture, à la manière de certains marxistes qui cherchaient obstinément la classe ouvrière. Cette vision, que l’on peut qualifier de substantialiste (il existe une collectivité aux frontières bien définies, qui peut agir ensemble et qui présente une conscience commune), a progressivement été mise à mal par un certain nombre de travaux. On citera notamment les livres de Luc Boltanski (Les cadres. La formation d’un groupe social, Minuit, 1982) et Guy Groux (Les cadres, La Découverte, 1983). Ces ouvrages ont remis en cause l’idée selon laquelle le milieu cadre formait une réalité préexistante au travail du sociologue, et ont souligné l’aspect profondément diffus de ce groupe. A partir de cette époque, la recherche s’est orientée vers des problématiques plus concrètes, abandonnant l’ambition quasi-démiurgique qui consistait à organiser le monde en entités distinctes.

Le syndicalisme n’est pas complètement étranger à cette évolution. La création de la CGC et des organisations de cadres au sein des centrales confédérales, au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, ont joué un rôle important dans l’avènement du groupe « cadres ». Elles ont contribué à faire naître un sentiment d’identité commune, et à rassembler les cadres autour de plates-formes syndicales homogènes. Par leur action, les syndicats ont été des acteurs essentiels de la « construction » de ce groupe social.

C’est pourquoi il est particulièrement intéressant de revenir sur le discours que la CFDT Cadres a tenu à l’égard de ses propres adhérents, et de mettre l’accent sur les divergences de vues avec les autres syndicats. Les problématiques liées à l’action syndicale des cadres faisant l’objet d’un article à venir, ce texte se contentera d’envisager quelques pistes : quelle place occupe cette catégorie dans la société ? En quoi se distingue-elle d’autres groupes sociaux ? Comment ce discours a-t-il évolué au fil du temps ?

Où sont les cadres ?

La première question qui se pose, lorsqu’on s’intéresse au groupe des cadres, est celle de sa localisation sur l’échiquier social. Au-delà de son apparente simplicité, une telle interrogation révèle un certain nombre de tensions. Au nom de quoi définit-on un groupe social, et sur quelles bases objectives le situe-t-on dans la hiérarchie sociale : ses revenus ? Sa part dans la propriété du capital ? Son pouvoir ? Ses diplômes ? Selon les critères retenus, il est possible de segmenter la société à l’infini.

Lors de la création de l’UCC, en 1967, ses dirigeants choisissent de placer la principale ligne de démarcation de la société française au niveau de la propriété des moyens de production. Les cadres, au sein de cette bipartition (d’un côté les propriétaires, de l’autre les salariés), sont placés résolument du côté du salariat, comme en témoignent ces quelques lignes du manifeste élaboré lors du congrès constitutif de 1967 : « les cadres ont naturellement tendance à croire qu’entre leur groupe et les détenteurs du pouvoir économique il n’y a qu’une différence d’ordre hiérarchique et non de nature. Il n’en est rien : les cadres sont des salariés ». Il est vrai qu’à cette époque, en dehors de cette appartenance commune au monde des salariés, tous les indicateurs établissent une coupure entre le monde des cadres et celui des ouvriers. C’est donc au nom du salariat que les cadres sont rattachés au monde plus vaste des employés et des ouvriers.

Cette vision n’est pas propre à l’UCC : les autres organisations confédérales (CGT et FO surtout) développent un discours relativement similaire. En revanche, un tel point de vue permet à l’UCC de se démarquer de la Confédération générale des cadres, pour qui les cadres forment une catégorie intermédiaire entre le milieu patronal et les autres salariés et ont intérêt à s’exprimer isolément. Cette différence a des conséquences qui dépassent le seul champ syndical et elle engage des visions différentes du système social : juxtaposition de groupes sociaux aux intérêts différents (même ci ceux-ci peuvent converger épisodiquement) pour la CGC, unité du salariat pour l’UCC.

Pourtant, entre le discours à la réalité, il existe un écart. L’UCC, consciente de la distance objective qui sépare le milieu cadre du reste du salariat, multiplie les discours sur le thème de la solidarité et de l’action commune. A cette époque où les cadres sont, en comparaison avec les autres catégories sociales, relativement épargnés par la crise économique naissante, le discours de l’UCC sur la place des cadres dans le salariat relève d’abord d’un choix idéologique. Lisons les textes du rapport du 2e congrès (Saint-Fons, 1972) : « les objectifs du cadre, salarié dépendant, rejoignent les objectifs de lutte des salariés pour que la collectivité toute entière arrache à la minorité qui le détient le pouvoir de construire son avenir ».

Assez vite, les dirigeants de l’UCC vont s’apercevoir qu’à force de prôner la convergence totale des intérêts des cadres avec ceux du reste du salariat, ils remettent en cause l’existence même des cadres. La résolution d’orientation du congrès de 1975 souligne ainsi un changement subtil : « il faut approfondir notre analyse de ce que sont les cadres : ils sont comme les autres travailleurs, des salariés, mais vivent des situations différentes ».

Avec l’enlisement dans la crise économique et la massification de la catégorie « cadres », un certain nombre de recompositions s’opèrent. La coupure objective qui existait entre les cadres et le reste du salariat, et que l’UCC s’efforçait de combler, n’apparaît plus aussi évidente. Le rapport général du 3e congrès (1978) souligne ces évolutions : « la crise économique a servi de révélateur et d’accélérateur de ce « malaise » : les cadres sont aujourd’hui à la recherche d’une identité, dans une société qui ne les gâte plus ». Et le rapport de détailler les raisons de ce changement : « leur relation à l’emploi devient identique à celle des autres salariés », « ils se sont aperçus qu’ils n’étaient plus des privilégiés », « le couple sécurité/fidélité qu’ils vivaient dans leurs rapports avec les directions a éclaté », « la mobilité professionnelle et géographique est apparue de plus en plus comme une contrainte », « les cadres n’ont plus de perspectivesvalorisantes », « leurrelationau salaire est devenue souvent identique à celle des autres salariés ». Tous ces éléments ont pour conséquence, selon l’UCC, la disparition de la frontière entre le milieu des cadres et les ouvriers/employés. Un tel constat, marqué par un profond pessimisme, doit être apprécié avec prudence au regard de la situation objective des cadres à cette époque, et laisse entendre que l’UCC cherche surtout à hâter une prise de conscience dans ce milieu.

Les années qui suivent confirment le constat du congrès de 1978. De nos jours, l’idée que les cadres appartiennent pleinement au salariat a perdu son côté subversif. La CFE-CGC elle-même s’est convertie à cette vision. L’UCC enfonce le clou lors du 11e congrès (Amiens, 2001), comme en témoigne le slogan « Cadres salariés, solidaires et différents, pour maîtriser l’avenir ». La résolution générale du congrès précise ce point : « les modèles sociaux des cadres, dépassant depuis longtemps le seul modèle du cadre hiérarchique proche de la direction de son entreprise, s’atomisent. […]. Les cadres se découvrent progressivement comme des salariés à part entière. Pourtant, au regard de leurs spécificités, ils ne sont pas des salariés comme les autres ». Le discours de la CFDT Cadres ne se limite donc pas à inclure les cadres dans le reste du salariat, mais revendique aussi une différence fondée sur certaines caractéristiques précises.

Une approche originale

A ce stade, il faut à nouveau souligner ce que l’approche de l’UCC, puis de la CFDT Cadres, a de particulier. Tout d’abord, contrairement à la CFE-CGC et à l’UGICT-CGT, l’UCC refuse de parler « d’encadrement », et axe son discours autour delacatégoriedes « cadres ». Celaa pour conséquence immédiate qu’à la différence de ces deux syndicats, l’UCC a une définition plus restrictive du groupe (les agents de maîtrise, notamment, n’y figurent pas). Un tel choix s’explique par la volonté d’analyser précisément le « métier » (ou les « fonctions ») des cadres. Ces termes ne sont pas neutres : ils signifient qu’être cadre renvoie avant tout à certaines composantes du travail réel, plus qu’à un statut. L’UCC n’a d’ailleurs jamais fait appel à un quelconque « statut cadre » pour appuyer ses revendications.

Ce principe constitue un « fil conducteur » que l’on retrouve tout au long de l’histoire du syndicat. Une des préoccupations constantes a été de préciser ce que l’on entend par ces « spécificités cadres ». A la fin des années 1960 et au début des années 1970, ce principe de différenciation semble avant tout lié à l’autorité et au pouvoir dont ils disposent. Il est vrai qu’en cette période où le mot d’ordre est celui de l’autogestion, la question des rapports au travail est au cœur des débats. Les cadres, à cette époque, sont perçus avant tout comme les détenteurs conformistes d’un type d’autorité reposant trop exclusivement sur la hiérarchie. Comme on le devine, l’UCC développe un discours assez critique sur ce thème (ce qui, au passage, n’est pas de nature à faciliter l’insertion des cadres au sein de l’organisation). Il faut toutefois préciser que l’UCC n’a jamais cédé à ce qu’elle a appelé elle-même « l’illusion de l’anarchisme ». En 1971, elle écrit ainsi : « il ne peut être question de nier la nécessité d’une vie organisée. Pas plus ne peuvent être évacuées les procédures de décision dès lors que nous visons à développer dans les groupes humains les libertés de penser, d’agir, de créer, qui excluent pratiquement l’unanimité ».

Dans les années qui suivent, le discours évolue sensiblement. Il n’est plus question de remettre globalement en cause l’existence des rapports hiérarchiques, mais au contraire d’analyser ce que ces rapports impliquent concrètement du point de vue des cadres. Avec l’abandon de la perspective autogestionnaire à la CFDT, l’UCC peut aborder certains points de façon plus désinhibée. En 1981, Pierre Vanlerenberghe peut ainsi s’exprimer dans ces termes : « les cadres ont un rôle déterminant à jouer [pour sortir de la crise]. Ce sont eux qui, dans la division du travail d’aujourd’hui, inventent, innovent, créent, gèrent. Le dire à haute voix, ce n’est ni minorer la capacité inventive des autres salariés, ni nier la nécessité d’avancer vers une réconciliation des activités intellectuelles et manuelles, l’activité de conception et de gestion et celle de l’exécution. Mais c’est regarder avec lucidité ce que nous sommes, ce que sont nos collègues, pour bâtir avec eux une action de transformation, en lien avec celle des autres salariés ».

Certains mots ont une résonance particulière : inventer, gérer, créer… et soulignent le nouveau rôle que l’UCC entend faire jouer aux cadres au sein du salariat. Ceux-ci sont pris dans une forme de dialectique particulière, puisqu’ils sont à la pointe des innovations du salariat, tout en subissant ces mêmes évolutions. Cette vision apparaît nettement lors de la campagne initiée à la fin des années 1970 à propos des nouvelles technologies. Ecoutons Yves Lasfargues : « d’une part ils subissent comme les autres travailleurs les conséquences, positives ou négatives, des évolutions de l’informatique sur leur statut et sur leur rôle […], mais d’autre part, et ceci est spécifique, ils sont dans une large mesure les initiateurs et les propagateurs de cette évolution technologique » (Le rôle des cadres face au développement de l’informatique, analyse et propositions de l’UCCCFDT).

Pour autant, il serait abusif d’établir des coupures chronologiques trop marquées lorsque l’on s’intéresse à cette conceptualisation du rôle des cadres. L’idée selon laquelle les cadres sont des éléments déterminants des mutations du salariat est traditionnellement ancrée dans les réflexions de l’UCC. Sur certains thèmes comme la participation financière des salariés, les méthodes de management ou la liberté d’expression des salariés, l’UCC a depuis sa création élaboré une réflexion d’ampleur, au nom de la responsabilité des cadres sur certains enjeux sociaux. Néanmoins, cette volonté s’affiche plus nettement au cours des années 1980, ce qui va de pair avec la progression de l’UCC aux élections professionnelles, et l’établissement de relations plus coopératives avec la Confédération. Le titre d’un article de Daniel Croquette en 1987, « Ingénieurs et cadres, ferments de l’innovation », révèle à lui seul l’ambition portée par l’UCC (Cadres CFDT, n°326). Un autre exemple est la construction européenne : c’est à cette époque que l’UCC commence à affirmer fortement que les cadres doivent jouer un rôle moteur dans ce processus.

Les travaux sur les aptitudes particulières du groupe des cadres, en revanche, sont mis en sourdine. L’accent est surtout mis sur leurs conditions de travail (temps de travail, emploi, salaire). La création en 1995 de l’Observatoire des Cadres, qui associe chercheurs et syndicalistes, cherche à renouer avec cette filiation. En 1995 toujours, la célébration des 50 ans de l’organisation de cadres (la FFSIC est créée en 1945 au sein de la CFTC) est l’occasion d’un retour sur « l’identité cadre ». Les intervenants au colloque insistent tour à tour sur diverses composantes : le rapport au savoir, l’identité sociale, de métier (Cf. Cadres CFDT, n°367, mars 1995).

Au final, il est difficile d’établir le portrait-type du cadre à l’aube du XXIe siècle, tant les frontières tracées semblent incertaines : rapprochement avec le reste du salariat d’un côté, processus de différenciation de l’autre entre les cadres dirigeants et les autres ; fracture entre fonctions d’encadrement et celles liées à l’expertise, complexité de la notion au regard du droit social… La catégorie « cadres » semble avoir perdu son unité, et l’UCC comme les sociologues peinent à dégager un nouveau modèle. Nicole Notat, dans un discours prononcé en 1995 à l’occasion du colloque organisé sur le toit de la Grande Arche de la Défense, admet qu’il « ne faut pas s’étonner que les enquêtes sociologiques détectent une fêlure dans les perceptions et les comportements des ingénieurs et des cadres ».

Il faut attendre le début des années 2000 pour que la CFDT Cadres mette à nouveau l’accent sur les « qualifications et aptitudes » propres aux cadres, dans un effort de définition du groupe auquel s’adresse le syndicat. Il importe de dépasser le discours sur l’effritement et l’éclatement du milieu cadre, qui a pour effet de « délégitimer » la présence d’un syndicalisme propre à cette catégorie : « notre démarche syndicale de clarification doit s’appuyer sur une approche en termes de compétences et de fonctions » (Résolution générale du 11e congrès, Amiens, 2001). Le 11e congrès se pose clairement la question : « qui est cadre ? » La réponse s’articule autour de quelques points cardinaux : « la CFDT Cadres définit la fonction de cadre au carrefour de quatre capacités mises en œuvre de façon concomitante, avec une pondération propre à chaque cadre ». Il s’agit de la technicité (formation, expérience, culture professionnelle), de la responsabilité (répondre de ses actions ou de celle des autres), de l’autonomie (droit pour l’individu de déterminer librement les règles auxquelles il se soumet), et enfin de l’initiative (capacité de proposer et de mettre en œuvre une solution face à un problème dans attendre l’intervention d’un tiers).

De tels critères mettent l’accent sur le travail réel qui est accompli par les cadres, et non pas sur les aspects statutaires liés à la fonction. En cela, la CFDT Cadres reste fidèle à l’héritage des fondateurs de l’UCC, qui pensaient déjà qu’être cadre renvoyait à un certain nombre de réalités présentes au cœur même du métier, et non pas à des facteurs institutionnels. Une telle vision, articulée autour de quatre pôles majeurs, permet en outre de circonscrire un périmètre assez précis de la catégorie des cadres, aux frontières suffisamment flexibles pour autoriser une certaine souplesse d’interprétation.

Les années qui suivent le congrès d’Amiens de 2001 confirment cette volonté de revenir à des appréciations concrètes du groupe des cadres. La vaste enquête Travail en questions (2002) permet d’affiner la connaissance de leurs conditions de travail et souligne l’unité du groupe, en termes de ressources sociales, de trajectoire, de mode de vie… Certes, la ligne de fracture entre les cadres dirigeants et les autres s’est accentuée, mais le groupe reste une entité sociologique à part entière, consciente de ses liens et de ses spécificités. « Cadres salariés, solidaires et différents ».