Deux visions antagonistes du travail

Dans une conception classique, celle sur laquelle s’est construite la prophétie d’une civilisation des loisirs, le travail est généralement traité comme une grandeur négative. Il est réduit à une dépense d’énergie individuelle, fournie en échange d’un salaire et des biens de consommation auxquels ce salaire donne accès. Dans cette perspective, ce sont le loisir et les biens de consommation qui sont source de satisfaction et de bien-être individuel ; le travail apparaît comme une « consommation négative », si l’on veut employer un vocabulaire économique. L’engagement sur le marché du travail, le choix d’exercer tel ou tel emploi relèvent alors intégralement d’un modèle assimilant le choix d’un travail à un simple arbitrage entre désutilité de l’effort et utilité des biens et du loisir à acquérir en contrepartie. Il me semble que ce type d’analyse simplifie à l’extrême la « grandeur travail ». Elle lui confère une homogénéité qui n’a en fait rien d’évident, et tend à masquer les degrés très variables de désutilité ressentie dans l’accomplissement du travail.

Il existe une vision strictement opposée, qui fait du travail une valeur typiquement positive, parce qu’il engage les ressources de créativité et d’expression de soi. Un bon exemple en serait le travail artistique. Il est célébré par toute une tradition d’analyse qui insiste sur la réalité extra-économique de l’activité authentiquement inventive, et qui, plus radicalement encore, désigne l’activité de création comme la forme idéalement désirable du travail. Cette tradition se confond pour l’essentiel avec l’histoire du modèle de la praxis1, dont Marx a fait le levier de sa distinction entre travail libre et travail aliéné.

La création artistique occupe en effet une position exceptionnelle dans les premiers écrits de Marx