La société, tout d’abord. À la fin des années 60, elle est industrielle. Le rapport social oppose le mouvement ouvrier aux maîtres du travail et les cadres ont de vraies difficultés à se situer entre les dominés exploités et les dominants. Viennent alors d’importants changements dont le principal est sans doute la modification de l’organisation du travail. On sort de la « one best way », c’est-à-dire de l’idée qu’il y a une seule façon d’organiser le travail. On commence à insister sur la capacité de mobilisation collective non pas pour contester mais pour organiser autrement et mieux la production. Les expériences japonaises fascinent partout dans le monde.

On commence aussi à s’intéresser de plus en plus à l’individu ce qui veut dire que dans l’entreprise on va penser de plus en plus en termes de personne singulière. Une personne singulière c’est un individu qui veut participer et c’est un individu qui veut être sujet, qui veut se construire, qui veut maîtriser sa propre expérience et par conséquent qui refusera d’être mis en cause dans son intégrité physique ou morale.

Dès lors, tout au long de cette période, les thèmes de la mise en cause de l’intégrité de la personne, du harcèlement, du stress, de la souffrance, vont monter en puissance. Les thèmes de la reconnaissance, du mépris, de l’autonomie, de la responsabilité personnelle deviennent centraux alors même qu’ils ne sont pas « classiques » pour le syndicalisme. Dans ce paysage où se modifient les relations à l’intérieur de l’entreprise, on commence aussi à voir se transformer la nature même du capitalisme. Pour en arriver aujourd’hui à cette image où l’économie est une chose et la production en est une autre. Ce qui aboutit à ce qu’une entreprise qui supprime des emplois voit sa cote monter en bourse.

Évidemment, dans un paysage qui change à ce point, les cadres sont eux aussi amenés à se transformer, à transformer leur rapport au salariat, leur rapport à ceux qui organisent la production et peut-être aussi leur rapport au capitalisme et aux questions financières. Enfin, pour conclure sur la question sociale, il faut rappeler que cette mutation s’accompagne du chômage, de l’exclusion, de la précarité, et aussi des banlieues qui deviennent violentes.

Deuxième élément d’évolution de la société, l’entrée en crise de l’Etat républicain et de tout ce qui renvoie à l’idée républicaine. Dès la fin des années 1970, l’école publique entre en crise de tous les côtés. Les enseignants sont de plus en plus mal dans leur peau, les affaires du foulard les déstabilisent. Il y a aussi la crise du service public qui interroge les cadres dans leur capacité à se penser comme formant un tout relativement unifié à l’intérieur du salariat.

Enfin, la troisième grande famille de changements concerne tout ce qui touche à la nation et j’élargirai à tout ce qui touche aux identités culturelles. Dans les années 1960, on pense, parmi les sociologues, les politiques et les économistes, mais aussi au sein des entreprises, dans le cadre de l’État-nation. Dans le prolongement de cette pensée il y a donc ce qui se passe à l’intérieur de l’État-nation d’un côté et l’international de l’autre côté. À l’époque, un cadre est donc lié par son travail soit au territoire national, ou alors il est « à l’international ». Les deux ne se confondent pas.

Mais l’État-nation est aussi contesté en matière culturelle du fait que de plus en plus de groupes de l’intérieur comme de l’extérieur l’interpellent et dénoncent le fait qu’il n’a pas toujours été à la hauteur, et de surcroît qu’il n’a pas forcément le monopole de l’identité collective. Des mouvements en tout genre revendiquent leur existence. On se met alors à parler de diversité. Ce mouvement va être capté par le monde de l’entreprise qui premièrement, va devenir un lieu où il doit y avoir de la diversité culturelle ou ethno-raciale. Et où deuxièmement, ce sera de moins en moins possible d’être pris en défaut de discrimination. Une entreprise dont on dit qu’elle exploite des enfants dès l’âge de 8 ans dans ses usines en Asie du Sud-Est est une entreprise qui aura des gros ennuis aux Etats-Unis ou en Europe. Ces questions interpellent et interpelleront de plus en plus les cadres et le syndicalisme. Je pense qu’à cet endroit les cadres et la CFDT pourraient jouer un rôle moteur.