En France, l'évaluation des politiques publiques est l'héritière des missions du Commissariat Général au Plan crée après la Libération en janvier 1946 pour répondre à « l'ardente obligation » d'une planification permettant « d'échapper à la dictature de l'instant ». Le but de l'évaluation des politiques publiques est d'identifier les leviers les plus efficaces pour atteindre les objectifs fixés par l'action publique. Pour le complexe agro-alimentaire français, ces objectifs ont été historiquement ceux de l'autosuffisance alimentaire puis de la « vocation exportatrice », pour être progressivement remis en cause lorsque sont apparus manifestes les impacts environnementaux négatifs sur les ressources naturelles du modèle agro-industriel alliant modernisation technique de la production, standardisation de la transformation et segmentation des marchés de consommation.

 

De réelles difficultés

En raison de la multifonctionnalité de l'agriculture, les difficultés à analyser en termes d'externalités les relations entre agriculture et environnement persistent, L'évaluation des impacts environnementaux de l'agriculture demeure difficile à quantifier, en particulier le rapport entre les incitations financières perçus par les agriculteurs au titre des services environnementaux et la « valeur » des externalités environnementales générée par les activités productrices.

L'ajustement précis des politiques agro-alimentaires aux spécificités des territoires doit permettre d'élaborer des offres territoriales susceptibles de combiner la production de biens publics à celle des biens privés pour une meilleure valorisation des produits et des services issus de l'agriculture. D'autre part, l'éco-conditionnalité des productions génériques modulée en fonction des spécificités territoriales autoriserait des gains substantiels en efficacité pour la production de biens non-différenciés en introduisant des cahiers des charges environnementaux adaptés aux différents systèmes de production selon les contraintes pédoclimatiques propres aux territoires.

Parmi les approches de sciences sociales de l'environnement, deux courants se distinguent : celui de la modernisation écologique s'oppose à celui de l'engrenage productif. Inspiré par les travaux sur la sociologie des risques, notamment ceux initiaux d'Ulrich Beck (1993), la modernisation écologique apparaît comme un nouveau type de développement stimulant les changements institutionnels et organisationnels, l'utilisation de nouvelles technologies productives, l'émergence de nouveaux secteurs (retraitement de déchets, réhabilitation des milieux), et des reconfigurations alliant incitations publiques, investissements privés et émergence de nouveaux comportements des consommateurs. D'inspiration polyaniste, la théorie de l'engrenage productif encastre l'émergence de la crise environnementale dans la dynamique de production capitaliste du fait de la substitution du capital au travail, provoquant par évincement du travail surnuméraire une tendance à la surconsommation de ressources naturelles et un accroissement des rejets et pollutions.

En France, l'évaluation des politiques publiques s'inscrit dans un cadre interministériel depuis 1998, partie intégrant de la modernisation de l'action publique depuis 2012. Cependant, même s'il existe une certaine normalisation des méthodologies et des formes d'évaluation pratiquées, les départements ministériels de l'agriculture et de l 'environnement orientent de façon spécifique leurs actions en s'appuyant sur des méthodologies et des capacités qui leur sont propres.

En matière d'évaluation de politique publique tant alimentaire qu'environnementale, la pertinence de l'échelle spatio-temporelle d'observation est cruciale. Des éléments factuels analysés par le courant de l'écologie politique font craindre que l'écologisation des politiques publiques des pays développés s'effectue au détriment des pays en développement.

Ainsi, l'évaluation des politiques de développement rural a posé des problèmes de comparabilité que ce soit au plan européen comme national, car travaillant sur des programmes complexes (comme le RDR - règlement de développement rural) à des échelles spatiales et surtout des niveaux d'agrégation économique distincts. La pertinence de l'évaluation peut être limitée par les conditions de réalisation du diagnostic qui varient selon le prestataire (Guérin, 2008). L'analyse de la cohérence des politiques de développement rural ou celle de l'évaluation des contrats territoriaux d'exploitation (CTE) entre objectifs d'équité et d'efficacité a été inégalement réalisée. La pertinence des actions locales de développement rural a parfois buté sur un déficit de territorialisation. L'analyse de l'efficacité s'est souvent limitée à l'étude des taux de réalisation des programmes et s'est trop peu focalisée sur l'appréciation de leurs effets.

Depuis 2017, l'Union européenne s'est dotée d'un cadre commun qui vise à harmoniser le suivi  et l'évaluation des procédures et des indicateurs utilisés pour étudier l'effet des mesures de soutien à la production et de protection de l'environnement, mesures adoptées dans le cadre des réformes de la Politique agricole commune[1].

Les méthodes classiques d'évaluation des politiques publiques utilisées par l'administration française reposent très souvent sur des analyses ex ante, en particulier sur l'analyse coûts-bénéfices centrée sur une pratique spécifique et un groupe particulier de produits. Plus globaux, les modèles d'équilibre général permettent de simuler les effets d'une politique publique lorsque les mesures préconisées ont un effet important sur les différents secteurs de l'économie au niveau national ou régional. Cependant, ces analyses reposent sur des modélisations hypothétiques décrivant le fonctionnement des marchés et les comportements des opérateurs économiques, entreprises ou consommateurs, selon une logique de rationalité relativement stricte. Les modèles de croissance à long terme utilisés dans les études de politique climatique reposent sur des hypothèses assez discutables au plan économique. Les effets ainsi anticipés dépendent en réalité de manière critique de comportements sociaux difficiles à anticiper car variant de façon dynamique en fonction de facteurs individuels cachés ou peu aisément observables en dehors de situations expérimentales (par exemple, l'aversion aux risques).

 

De nouvelles approches

Dans ces domaines où l'analyse fine des comportements est cruciale, comme dans l'étude des marchés du travail, ce sont les approches ex post qui dominent. De fait, des études ex post récentes ont permis de mieux appréhender les liens entre politique climatique et émissions de gaz à effet de serre. De façon analogue, les analyses macro-économiques peuvent bénéficier de ces méthodologies ex post en considérant des « expérimentations naturelles » offertes par certains événements comme par exemple la réunification de l'Allemagne ou l'application de plans stratégiques nationaux de la politique agricole commune (PAC) différenciés de part et d'autre d'une frontière.

L'approche expérimentale en économie, inspirée de celle utilisée dans les essais cliniques, permet d'évaluer les résultats d'un programme d'action publique en comparant les résultats à partir de l'examen des décisions individuelles d'un groupe d'exploitants bénéficiaires à celles d'un groupe témoin non bénéficiaire, sélectionnés par tirage au sort, dans un environnement contrôlé et reproductible. Par exemple, certaines approches étudient comment les biais comportementaux peuvent limiter ou renforcer la portée des interventions publiques incitant les agriculteurs à adopter des pratiques plus économes en pesticides.

Enfin, l'analyse contrefactuelle des effets propres dans la lignée des travaux de Rubin (1974)[2] et d'Heckman (1978)[3], ne s'est vue appliquée qu'assez tardivement aux mesures agro-environnementales pour valider certaines relations causales. Les analyses contrefactuelles effectuées dans le cadre de l'évaluation du Plan de développement rural (PDR) 2007-2013 révèlent des limitations dues à la disponibilité des données avec des couvertures partielles des programmes et des échantillons de taille insuffisante. En outre, la diversité des approches méthodologiques et les différences dans les données utilisées pour l'estimation n'ont pas permis de comparer raisonnablement les programmes nationaux entre eux.

Cependant, le développement des panels de données micro-économiques et de méthodes empiriques (ou « athéoriques ») d’évaluation ex post des politiques publiques (Erkel-Rousse, 2014) mobilisent  désormais des données d’observation préexistantes pour estimer l’effet d’une politique publique en tentant de se placer au plus près de conditions expérimentales. Mobilisant des moyens pré-existants, ces méthodes « quasi-expérimentales » permettent d’éviter les obstacles comportementaux,  politiques voire éthiques que pourrait ériger le principe du tirage aléatoire dans l'application d'un cadre d'évaluation strictement expérimental. Ainsi, l'application de ces méthodes par David Card[4] et Alan Krueger[5] (1994) à l'étude des marchés du travail a permis de démontrer que la hausse du salaire minimum dans l'industrie du fast-food aux États-Unis ne générait pas forcément de contraction d’emploi, contrairement aux prédictions de la modélisation standard du marché du travail.

 

Des insuffisances notoires

Dans un contexte marqué par une guerre des prix et une hausse du cours des matières premières, le secteur agro-alimentaire demeure en queue de peloton des négociations salariales alors même qu'il a besoin de 30 000 personnes supplémentaires, «un chiffre qui a été multiplié par trois en sept ans», selon l'aveu du vice président en charge des affaires sociales de l'Association nationale des industries agro-alimentaires (Ania)[6]. Simultanément, dans certaines branches du secteur, les minima salariaux sont inférieurs au Smic comme en témoigne la secrétaire fédérale de la CFDT-FGA pour la branche des industries agroalimentaires diverses dont le minima salarial mensuel stagne à 1 544 €.  Selon Alla, Espinoza et Pérez-Ruis (2017), des mesures directes de réduction des cotisations de sécurité sociale sur les emplois non-qualifiés auraient pu permettre la création de 300 000 emplois sur le court terme (2013-2017) en étant autofinancées par les impôts perçus sur les nouveaux emplois et les économies d'allocation chômage dégagées, impact très différent de celui d'un allègement de charges comme le Crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi qui a contribué en partie à la restauration des marges des grandes entreprises (Plane, 2012). Cependant, la revalorisation du Smic relevant automatiquement les barèmes d’exonération de charges salariales, l’allègement de charges salariales induit un opportunisme des employeurs qui se traduit par une réticence à ajuster leurs grilles lors des négociations salariales afin de bénéficier d’exonérations à la charge du contribuable. Ainsi, ces allégements minorent la progression salariale dans les secteurs concernés, sans preuve de leur efficacité sur la compétitivité au-delà de 1,6 Smic ni mise en oeuvre de test empirique de leurs effets sur l’innovation et les gains de productivité (L’Horty et al., 2019).

Par de là ces allègements de charges pérennisant des « trappes à bas salaires », l’acquisition de compétences et de connaissances grâce à l’insertion des entreprises agroalimentaires dans des réseaux d'innovation est un enjeu stratégique pour améliorer la qualité des emplois, en particulier lorsque ces entreprises n’ont pas de capacités propres en Recherche-Développement (R&D). Ainsi, le potentiel interne de R&D très limité d'une écrasante majorité des PME agroalimentaires françaises obère la capacité à mobiliser des compétences externes pour l'innovation technologique. Aussi, faut-il souhaiter que les plans de relance économique de l'après-Covid19 permettent de remédier aux problèmes structurels du secteur par un investissement durable dans la formation technique et l'innovation technologique, susceptible de générer à plus long terme les gains de productivité nécessaires au relèvement sectoriel des salaires.

Nudge (2008) décrit un monde habité par deux types d'Homo, les econs et les sapiens : les premiers sont parfaitement rationnels, les seconds le sont notoirement moins … S'appuyant sur les déterminants sociocognitifs des comportements économiques, le « paternalisme libertarien » prôné par Cass Sunstein et Richard Thaler, ses auteurs, inspire désormais de nombreuses institutions nationales et internationales pour la conception des politiques publiques, notamment dans le domaine de l'alimentation, de la santé ou de l'environnement. Selon la dernière étude de Santé publique France (2021), près de 94% des Français sont favorables à la présence du Nutri-Score sur les emballages. Des voix autorisées s'élèvent cependant pour que ces indicateurs publics prennent mieux en compte les caractéristiques physico-chimiques d'aliments ultra-transformés soupçonnées de favoriser les pathologies comme l'obésité et le diabète de type 2, d'après les enquêtes du dispositif français INCA de veille nutritionnelle (Fardet et al., 2021).

Les tensions entre la grande distribution et les industriels de l'agro-alimentaires se sont accrues du fait d'une hausse récente des matières premières (20% sur le blé, 27% sur l'huile, entre 10 et 20% sur les fruits), l'Association nationale des industries agroalimentaires (Ania) regrettant les pressions et menaces de déréférencement qu'auraient exercé la grande distribution[7]. Le groupe volailler LDC a formulé une demande revalorisation de 6% du fait de la hausse mondiale des céréales. La Fédération du commerce et de la distribution observe pour sa part des hausses de prix «  de l'ordre de 3 à 4% en moyenne » dont certaines  qui seraient « totalement injustifiées » car émanant de « grandes entreprise qui utilisent très peu de matières premières agricoles ». Ces échanges  font suite aux difficultés constatées par le groupe de suivi de la loi Egalim  constatant de façon paradoxale une pénalisation des acteurs les plus proches des agriculteurs, notamment des Petites et moyennes entreprises[8].

À l’échelle de l’UE mais également au niveau international, une approche générale et cohérente de la surveillance des prix et marges des denrées alimentaires fait défaut malgré les expériences de certains des États membres (Bulgarie, France, Pays-Bas ou Pologne), ce qui implique que les marges des différents opérateurs des chaînes d’approvisionnement alimentaire ne sont à l’heure actuelle quasiment pas surveillées (Baltussen et al., 2019). Une première mesure serait d'améliorer l’instrument de surveillance des prix des denrées alimentaires proposé par Eurostat en complétant les séries d'indices de prix par des données brutes et des métadonnées permettant d'analyser les dynamiques d'évolution. Une seconde mesure serait de publier les prix absolus en trois points charnières de la chaîne d'approvisionnement de façon à pouvoir analyser les écarts de prix et le partage de l'euro alimentaire afin de surveiller les éventuelles défaillances de marché. Cependant, l’analyse de la transmission verticale des prix passe in fine par la mise en œuvre d’études comparant les effets des différents déterminants de la transmission des prix, ce qui suppose la collecte de données supplémentaires concernant ces facteurs structurels.

 

Références

Alla Z., Kespinoza R., Pérez-Ruiz E. (2017)  Emploi et réforme de la fiscalité sur le travail : une approche en équilibre général pour la France, Economie & prévision, n°210, pp. 113-136.

Baltussen W., Drabik D., Dries L., van Galen M., Gardebroek C., Ihle R., Logatcheva K., Oosterkamp E. (2019) Monitoring of Prices and Margins in EU Food Supply Chains: Existing and Alternatives Appraoches. JRC Technical Reports, Publications Office of the European Union, Luxembourg, 254 p.

Barthélémy S., Ducrot P., Serry A.J (2021) Nutri-Score : Évolution de sa notoriété, sa perception et son impact sur les comportements d'achat déclarés entre 2018 et 2020, Études et Enquêtes, Santé publique France, 12 p.

Beck U. (1993) De la société industrielle à la société à risques. Problématique de la survie, structures sociales et éveil d'une conscience écologique, Revue suisse de sociologie, n° 19, pp. 311-337.

Card D., Krueger A. (1994) « Minimum Wages and Employment: A Case Study of the Fast-Food Industry in New Jersey and Pennsylvania The American Economic Review, vol. 84, n°4, pp. 773-793.

Erkel-Rousse H. (2014). Méthodes d’évaluation des politiques publiques : introduction générale, Économie et Prévision, n° 204-205, pp. I-XII.

Fardet A., Thivel, D., Gerbaud, L., Rock, E. (2021) A Sustainable and Global Health Perspective of the Dietary Pattern of French Population during the 1998–2015 Period from INCA Surveys. Sustainability, vol.13, n° 13, 7433.

Guérin M. (2008) Évaluation des politiques de développement rural Quelques éléments d'analyse. Économie rurale, n° 307, pp 39-52.

Heckman, J. (1978) Dummy Endogenous Variables in a Simultaneous Equation System, Econometrica, vol. 46, pp. 931–959.

L’Horty Y., Martin P.., Mayer T. (2019) Baisses de charge : stop ou encore ? Les notes du Conseil d’analyse économique, n°49, janvier, 12 p.

Plane M. (2012) Évaluation de l'impact économique du crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE), Revue de l'OFCE, n° 126, pp. 141-153.

Rubin D. (1974) Estimating Causal Effects of Treatments in Randomized and Non Randomized Studies, Journal of Educational Psychology, vol. 66, pp. 688-701.

Sunstein C.et Thaler R. (2008) Nudge, Yale University Press, 304 p., trad. Nudge - La méthode douce pour inspirer la bonne décision, Vuibert, 2010, 288 p.

 

[1]    https://ec.europa.eu/info/food-farming-fisheries/key-policies/common-agricultural-policy/cmef_fr

[2]Statisticien spécialiste de l’analyse bayésienne, Donald Rubin a par ses travaux permis notamment d’introduire les méthodes de méta-analyse et d’appariement statistique dans l’évaluation économique des politiques publiques.

[3]James Heckman a introduit dans l’analyse économétrique le concept de « biais de sélection ». Récompensé par la médaille John Bates Clark en 1983, il partage avec Daniel McFadden le prix 2000 de la Banque de Suède en sciences économiques (« Nobel d’économie ») pour leurs apports conjoints à la théorie des choix discrets.

[4]David Card  a été distingué par le prix 2021 en économie de l'Académie suédoise des Sciences  "pour ses contributions empiriques à l'économie du travail".

[5]Décédé en 2019,  Alan Krueger a partagé avec David Card en 2006 le prix IZA, la plus haute distinction en économie du travail.

[6]https://www.usinenouvelle.com/editorial/pourquoi-l-agroalimentaire-tarde-a-ouvrir-les-discussions-sur-des-hausses-de-salaires.N1147242

[7]https://www.latribune.fr/entreprises-finance/industrie/agroalimentaire-biens-de-consommation-luxe/negociations-tendues-entre-grande-distribution-et-industriels-de-l-agroalimentaire-875625.html

[8]Rapport d'information de MM. Daniel GREMILLET, Michel RAISON et Mme Anne-Catherine LOISIER, fait au nom de la commission des affaires économiques, n° 89 (2019-2020) – Sénat, 30 octobre 2019.