Je suis engagée au sein de la Fédération CFDT F3C et également de la Fédération Uni Europa, la fédération syndicale internationale du secteur tertiaire, pour aider au développement des comités d’entreprise européens. Ceux-ci pâtissent d’une certaine absence de vision et d’intérêt pour ce dialogue social européen, conjugué avec la volonté déterminée de ne dépenser qu’un minimum de la part des entreprises dans une instance jugée coûteuse. L’investissement dans les moyens du dialogue social européen reste une affaire de bonne volonté car l’originalité de l’instance est que ses conditions de fonctionnement et son rôle sont le résultat d’une négociation et non d’une obligation légale comme les CSE. Fort heureusement, certaines directions développent un grand intérêt pour ce dialogue économique et social, au-delà des seules obligations légales.

Depuis 1994, les textes européens imposent de créer dans sa dimension européenne une représentation des salariés dont, j’insiste, toutes les conditions sont le résultat d’une négociation. Donc tout dépend des acteurs, à la fois sur les moyens mais également, au-delà d’un contenu d’accord, dans la pratique au quotidien. Je distingue ainsi des comités où les discussions sont fréquentes et intéressantes, qui peuvent produire du droit supplémentaire, ont accès à des informations tout à fait stratégiques, font appel à des experts, et délivrent des avis qui peuvent tout à fait faire évoluer des décisions stratégiques, voire proposer des alternatives. Les échanges peuvent se situer au niveau du comité ou du bureau ou de sous-groupes constitués en commissions.

Certains comités arrivent à se positionner en « partenaires » de la direction, capables de dialoguer sur un pied d’égalité, de contribuer de manière constructive aux décisions et de garantir le respect des intérêts des salariés. D’autres fonctionnent a minima, avec des réunions une ou deux fois par an. Dans ce dernier cas, tout le monde comprend bien que ce n’est pas pour travailler ensemble mais pour répondre à une obligation légale. Un certain nombre de comités fonctionnent dans les entreprises à statut de société européenne telles que Scor, Allianz, Airbus… Citons également Axa ou Safran… Il s’y construit depuis longtemps une histoire de dialogue social. Les comités européens ont besoin de temps pour s’installer, prendre toute leur place et jouer un vrai rôle et cette maturité nécessite quelques années d’existence.

Prenons aussi l’exemple de Wordline, leader français en matière de services de paiement, hier dans le giron du Comité de la Société européenne Atos. Une négociation a commencé pour créer son propre comité d’entreprise européen. Concrètement les représentants des salariés des pays d’implantation élaborent une proposition, avec l’aide de leur expert, de construction d’un dialogue social au niveau européen. Nous butons cependant sur les moyens et le rôle ; le projet d’accord est encore loin au bout de deux ans de négociations. La direction qui affirme sa volonté de mettre en place ce groupe est contredite par la faiblesse de ses propositions, parfois inférieures aux prescriptions subsidiaires. Le groupe spécial de négociation est solide, uni et très compétent et prendra le temps nécessaire à un accord de qualité.

Une vision internationale des enjeux sociaux

Pourtant, la participation même indirecte des salariés aux décisions qui les concernent et à l’avenir de leur entreprise est juste essentielle. Les comités européens sont un outil permettant de bâtir une vision internationale des enjeux sociaux. Ils sont compétents pour les questions transnationales,  c’est-à-dire les questions qui concernent l’ensemble de l’entreprise de dimension communautaire ou du groupe d’entreprises de dimension communautaire, ou au moins deux entreprises ou établissements de l’entreprise ou du groupe situés dans deux États membres différents. Ils peuvent également aider à mettre en place des accords-cadres européens, par exemple en matière de risques psychosociaux ou d’égalité professionnelle, qui sont des sujets sensibles et sur lesquels les salariés attendent beaucoup ; les entreprises bâtissent des sujets RSE, en lien avec les Objectifs de développement durable (ODD). Les comités, informés et consultés sur les projets stratégiques, peuvent également travailler à réduire voire à supprimer des effets néfastes de certaines décisions stratégiques. Ils permettent de disposer d’une vision globale des projets et non pas d’une seule vision locale. Ce qui est parfois difficile à concilier car les projets peuvent avoir des effets différents en fonction des réalités variables dans les différents pays d’implantation des activités.

Enfin, par le relais des élus nationaux, les comités européens portent et partagent la culture sociale de chaque pays et ainsi permettent d’anticiper sur les conséquences des projets. C’est un canal à la fois remontant et descendant qui permet de constater et prendre en compte des situations locales et des dysfonctionnements. Les porteurs de projets viennent expliquer aux représentants du personnel, dans les phases d’information-consultation, ce qui permet de déployer de la compréhension, de faciliter des démarches-projets et d’anticiper sur l’accompagnement au changement. Prenons l’exemple du Brexit : le fait de conserver la délégation britannique prend tout son sens dans la gouvernance des transformations. Une direction générale qui ne parle et n’échange qu’avec une partie des salariés est une question dont la réponse est naturelle dès lors que le comité européen est vu dans toute son utilité et son efficacité.

Des expertises

Par ailleurs, les comités d’entreprise européens ont des capacités d’expertise. Les directions apprécient le fait qu’une seule instance centralisée puisse être consultée, dérouler une expertise présentée à la fois au niveau européen mais également dans des niveaux nationaux. La collecte des avis des salariés sur les politiques de l’entreprise se fait avec des économies d’échelle. Les expertises sont de qualité et souvent appréciées par les directions elles-mêmes. A noter que le champ de travail des expertises est large. Par exemple les comités peuvent les faire travailler pour produire des analyses sociales à dimension européenne. Je trouve que les directions s’emparent souvent insuffisamment des comités comme outil de pilotage. A minima, et c’est extrêmement précieux, les comités européens sont des lieux de rencontres et d’échanges entre syndicalistes qui ont des cultures très différentes. En soi, c’est un apprentissage du vivre ensemble modeste à l’échelle des groupes mais qui peut se révéler intéressant comme rouage décisionnel. Ce sont des lieux où chacun s’enrichit en permanence de l’autre, où se développent de belles valeurs humaines de compréhension mutuelle et de solidarité, de capacité à travailler ensemble. Le seul partage de la connaissance des droits sociaux permet aux uns de relativiser et de mieux mesurer ce qui leur est donné et aux autres, d’en mesurer concrètement les progrès sur lesquels travailler.

Les grandes entreprises sont en mouvement permanent de fusions-acquisitions, de réorganisation aux conséquences sociales et professionnelles complexes. Un bon dialogue social européen permet de mieux anticiper et comprendre, pour les directions et les représentants des salariés. Le niveau d’échange doit progresser car il est trop souvent aujourd’hui insuffisant. Bien que tardifs, notamment impactés par la crise sanitaire, les travaux de révision de la directive fondatrice[1] de ces comités sont en cours au niveau européen et devraient apporter quelques briques de base qui vont enrichir le droit dans les mois à venir. Une réponse attendue dans un contexte de demande de participation des travailleurs aux décisions de leurs entreprises, une demande qui croît sans cesse, portée par l’urgence écologique et le désir de plus de justice sociale.

 

[1] La directive européenne initiale en la matière (94/45/CE) remonte à 1994. Elle a été étendue au Royaume-Uni par une autre directive (97/74/CE), puis adaptée par une troisième directive (2006/109/CE) en raison de l’adhésion de la Bulgarie et de la Roumanie. Les États membres sont tenus de garantir le droit d’établissement de comités d’entreprise européens dans des sociétés ou groupes de sociétés qui comptent au moins 1 000 salariés au sein de l’UE et dans d’autres pays de l’Espace économique européen (Norvège, Islande et Liechtenstein), en présence d’au moins 150 salariés dans chacun des deux États membres.