Cet ambitieux travail part d’une idée simple : « la liberté a une histoire matérielle ». L’affirmation n’a rien de déterministe. Elle exprime le besoin d’intégrer l’écologie ou, tout simplement, « notre rapport à la terre » dans la réflexion politique. Dans notre histoire, l’émancipation individuelle et collective a été rendue possible par les progrès de l’abondance. Mais aussi en effaçant notre dépendance aux conditions naturelles de cette prospérité. Il s’agit ici, à l’inverse, de retrouver les formes élémentaires de notre rapport au monde (« habiter, subsister, connaître ») et, de là, redéfinir un programme émancipateur compatible avec la protection de la terre.

On comprend l’actualité de la démarche. Elle a le mérite d’affirmer une nouvelle ambition de la réflexion sur notre rapport à l’environnement. L’auteur refuse en effet deux démarches déjà largement explorées. L’une consistant, dans une tradition phénoménologique, à pointer la source du malaise actuel dans une vision instrumentale de la raison, qui déformerait notre rapport au monde. L’autre, jouant à saute-mouton à travers les époques et les œuvres, ne retient de divers auteurs que des intuitions ou des affirmations faisant par avance écho, parfois dans un registre prophétique, à nos inquiétudes actuelles. Aucune de ces démarches ne permet d’envisager les traditions de pensée dont nous héritons dans leur ampleur. Ni de comprendre à quels défis elles ont cherché à répondre, comment elles ont dialogué entre elles et comment elles peuvent expliquer la singularité de notre rapport à la nature. Le livre développe un autre projet, qui élargit considérablement le périmètre de l’enquête et le corpus de références : une « histoire environnementale des idées », dans laquelle il ne s’agit pas de prendre la nature comme objet d’étude mais de voir comment les variations de nos relations au milieu matériel permettent de relire l’ensemble des controverses de notre histoire politique.

Auteur d’un excellent livre d’entretiens avec Philippe Descola (La Composition des mondes, Flammarion, 2014), marqué également par la lecture de Bruno Latour, Pierre Charbonnier propose ici une enquête ambitieuse réinstallant la dimension jusqu’alors invisible « des contraintes et des possibilités écologiques » au cœur de notre histoire politique. Celle-ci commence au XVIIe siècle quand la découverte de nouveaux espaces change notre rapport à la terre : puisque ne nouvelles terres sont accessibles, comment définir leur partage, leurs usages, les règles de leur exploitation ? Deux grandes ruptures jalonnent ensuite le parcours. La première concerne l’exploitation des sources d’énergie nouvelles. Celles-ci n’ont pas seulement un impact sur les techniques et la production industrielle, elles engagent un nouveau rapport à l’espace, de nouvelles promesses de confort, des organisations collectives qui transforment l’ensemble de notre rapport à la vie matérielle. La deuxième rupture est celle que nous vivons actuellement avec la prise de conscience de « l’altération catastrophique et irréversible des conditions écologiques globales ». Celle-ci est d’une ampleur telle qu’elle appelle une transformation de nos idées politiques « d’une magnitude au moins égale ».

Comme l’indique le titre du livre, l’auteur propose une ligne directrice dans cette histoire longue : la promesse politique de l’émancipation individuelle a trouvé un puissant appui dans un élan économique qui a défait en partie les pesanteurs de la misère. Cette alliance de l’abondance et de la liberté a été formulée et pensée de plusieurs manières. Mais elle a été progressivement oubliée, ou considérée comme évidente. Nous avons fini par considérer que les progrès collectifs ne devaient rien aux avantages tirés des ressources de la nature, considérées comme gratuites et infinies. Or, le retournement de notre expérience, avec la prise de conscience de la fragilité de notre environnement, nous invite à reconsidérer la relativité de notre projet d’émancipation collective à une manière d’« habiter la terre ». L’exercice rétrospectif n’est pas gratuit. Il vise à montrer l’ampleur des ajustements qui sont devant nous. Car l’ampleur des atteintes à l’environnement n’appelle pas seulement à corriger quelques « abus productivistes ». Notre histoire politique étant fondée sur une forme d’oubli – l’oubli des conditions matérielles et environnementales de notre émancipation – c’est une mutation politique d’ensemble, comprenant nos définitions de l’aliénation, de la domination, de la justice, du progrès… qui doit accompagner la reformulation de notre alliance avec la nature.

Un double projet se développe alors. D’une part, le développement du livre procède par la relecture des auteurs classiques de la pensée politique en proposant un angle d’approche permettant de retrouver dans leurs œuvres des réflexions révélatrices de « nos rapports collectifs au monde physique et vivant ». Ainsi, la découverte des nouvelles terres à partir de la Renaissance ne stimule pas seulement chez Grotius ou Locke les réflexions sur le droit de conquête ou de l’appropriation des territoires mais aussi l’attention précise à certaines caractéristiques physiques de la terre – la fertilité des sols, la navigabilité des rivières, l’accès aux rivages… De même, le mercantilisme ou les physiocrates invitent-ils à retrouver le débat sur les grains et la productivité de la nature. Les chapitres centraux reprennent ainsi les controverses entre penseurs libéraux, socialistes et conservateurs en montrant de manière convaincante l’éclipse progressive de la réflexion sur les conditions naturelles de notre prospérité, puis sa réapparition à partir du XXe siècle à travers la prise de conscience des « limites de la croissance », la pensée du risque jusqu’aux réflexions plus récentes sur la collapsologie et la résilience.

D’autre part, la finalité de cette relecture se dégage progressivement dans l’ambition de restituer une place, au sein même de ce corpus classique, pour la dimension oubliée de la nature. Plusieurs perspectives originales s’ouvrent. Ainsi, notre rapport à la terre est défini par une forme d’ubiquité propre au projet moderne. Les Européens en effet développent leur économie grâce à l’apport des richesses de nouvelles terres et de produits qui rendent possibles l’intensification de la croissance sur le sol européen. Cette double spatialité, rendue possible par l’essor du commerce, et l’appropriation des terres dans les colonies, crée un rapport tout à fait nouveau au monde, un « porte-à-faux écologique et géographique » qui émancipe en partie les Européens des contraintes naturelles de leur territoire. La croissance est extensive, appuyée par l’apport des produits venus à bas coût des terres conquises par la force et par l’expropriation des indigènes. L’autre caractéristique de notre modernité est notre dépendance à l’énergie. L’exploitation du charbon puis du pétrole libère encore un peu plus l’économie de son ancrage territorial. L’énergie transportable révolutionne les processus de fabrication et stimule les gains de productivité. Mais elle amplifie surtout le mouvement déjà engagé de désancrage territorial, d’apparente gratuité des ressources, l’absence de prise en compte des externalités négatives, l’illimitation des promesses de la croissance matérielle.

Pour développer « l’écologie politique conséquente » qu’il appelle de ses vœux, Pierre Charbonnier répertorie des ressources intellectuelles : l’anthropologie de la nature, l’histoire environnementale et les études postcoloniales qui permettent de corriger les asymétries historiques de la domination (c’est pourquoi il nomme effort de « symétrisation » les luttes féministes, postcoloniales et écologistes qui portent les nouveaux combats d’émancipation). Il reste à donner une consistance plus précise à un programme qui se cherche entre la « décroissance progressiste » et « autonomie postcroissance ». Dans tous les cas, l’ambition de repenser le programme émancipateur à partir d’une prise en compte nouvelle des contraintes environnementales nous impose de valoriser une nouvelle idée de l’émancipation, qui ne soit plus pensée comme une « liberté-extraction » de la nature mais comme une « autonomie intégration ».