Le premier sens du mot solidarité est issu du droit romain et vient du latin solidum. Pendant l’Antiquité, ce terme renvoyait à une responsabilité juridique collective, qui tenait solidairement des associés entre eux (Musso, 2015). En France, ce mécanisme juridique renvoyant à l’idée d’interdépendance objective a été la principale signification de la solidarité jusqu’au début du 19ème siècle (Blais, 2019).

Un deuxième sens a alors émergé au sein du courant associationniste naissant : empiriquement d’une part, via la multitude d’associations expérimentales créées par le mouvement ouvrier (Chanial et Laville, 2001) ; et idéologiquement d’autre part, dans les projets utopiques du mouvement socialiste chez des penseurs comme Charles Fourrier, Claude-Henri de Rouvroy de Saint-Simon ou encore Pierre-Joseph Proudhon (Musso, 2015). La solidarité désignait ici un idéal, un devoir moral, renvoyant à la fraternité, voire à une charité sous « couleurs laïques » (Blais, 2019). Originaire du droit, reprise en philosophie et en économie, la notion de solidarité a ensuite été sollicitée en sociologie et en politique (Musso, 2015). Au 20ème siècle, la solidarité a été principalement incarnée par l’Etat, via la création des premières législations sociales au début du siècle, et la généralisation des systèmes de protection sociale, telle la Sécurité sociale, après la Seconde Guerre mondiale. Mais, à partir des années 1970 et surtout des années 1980, cette solidarité pilotée par l’Etat a été mise à mal par la crise de l’Etat providence et l’avènement du néolibéralisme (Laville, 2014).

 

De la solidarité chaude à la solidarité froide

 

Des individus à l’Etat, que l’on parle d’interdépendance objective ou de devoir moral, la solidarité peut donc être appréhendée sur plusieurs niveaux. Pour Pierre Rosanvallon (1992), il en existe deux principaux : la solidarité chaude, qui repose sur des liens interpersonnels de proximité, par exemple entre voisins, ou bien au sein d’une même famille ; et la solidarité froide, qui se matérialise via les mécanismes de redistribution de l’Etat. Par conséquent, on pourrait parler d’une « solidarité tiède » pour qualifier la solidarité à l’échelle des organisations.

 

Au cœur des OESS : une solidarité horizontale ou verticale

 

A ce niveau intermédiaire, les organisations de l’économie sociale et solidaire (OESS) se différencient des entreprises classiques, puisque la solidarité s’inscrit au cœur de leurs fondements. Pour le comprendre, on peut reprendre le concept de double projet, théorisé par Jean-Yves Juban, Hervé Charmettant et Nathalie Magne (2015). Certes, les OESS ont un projet économique : à l’instar des entreprises classiques, elles doivent respecter l’impératif de viabilité économique, en équilibrant leurs recettes et leurs dépenses. Cependant, les entreprises classiques ont pour finalité la recherche du profit, afin de rémunérer leurs actionnaires. Les OESS se singularisent alors par l’existence d’un projet socio-politique : la mise en œuvre de la solidarité comme finalité.

Selon le sens pris par la matérialisation de cette solidarité, on peut recenser deux types d’OESS, en s’appuyant sur la classification de Michel Garrabé, Laurent Bastide et Catherine Fas (2001). D’un côté, les OESS organisant l’interdépendance objective entre leurs membres sont à solidarité horizontale : ce sont par exemple les mutuelles, dans lesquelles les adhérents mutualisent des cotisations, qui sont ensuite redistribuées selon les besoins de chacun ; ou encore les Scop (Société coopérative et participative), dans lesquelles les salariés mettent en commun des moyens de production. La solidarité horizontale est donc destinée à l’interne, vers des membres disposant d’une « double qualité » : ils sont à la fois usagers-bénéficiaires et sociétaires-membres de l’OESS. A ce titre, ce sont eux qui dirigent et contrôlent l’organisation, selon le principe « une personne = une voix ».  De leur côté, les OESS développant une activité à destination de bénéficiaires extérieurs à l’organisation, dans une logique de devoir moral, sont à solidarité verticale : ce sont par exemple les associations distribuant des paniers repas aux plus précaires ; les entreprises d’insertion engageant des personnes en chômage de longue durée ; ou encore les fondations d’entreprise finançant les projets d’autres organisations… La solidarité verticale est donc tournée vers un public de « tiers non adhérents », qui n’ont pas vocation à participer à la gouvernance de l’organisation.

 

Une solidarité réciprocitaire, redistributive voire marchande ?

 

Cette réalité solidaire des OESS demeure néanmoins difficile à appréhender dans le cadre de la pensée économique dominante. Pour dépasser cet obstacle, Jean-Louis Laville (2001) fait appel au concept d’économie plurielle, dans le prolongement des travaux de Karl Polanyi (1983). Ce concept permet en effet de sortir de la dichotomie traditionnelle marchand versus non marchand, en identifiant trois principes de comportements économiques qui coexistent dans la société.

Le premier principe est celui bien connu du marché. Il repose sur un échange achat/vente immédiat, avec une symétrie entre les choses échangées : tel bien est acheté à tel prix. La finalité est la maximisation des intérêts individuels.

Le deuxième principe est celui de la réciprocité. Il repose sur la logique du don – contre-don. Contrairement à l’échange marchand, ce ne sont pas les dons et contre-dons qui sont symétriques, mais les acteurs de la relation. De plus, ce n’est pas rapport donnant-donnant immédiat, contrairement au troc. La réciprocité désigne davantage une relation, une sorte d’obligation morale plus ou moins consciente, qui se tisse dans la durée selon la formule « donner, recevoir, rendre ». Pour l’illustrer, prenons deux amis, Louise et Michel. Un jour, Louise donne un coup de main à Michel pour son déménagement. En retour, Michel va prêter son taille-haie ou sa tondeuse à Louise, qui en a besoin pour son jardin. Plus tard, Louise va rendre à son tour en faisant un don financier lors du mariage de Michel. Et ainsi de suite. La finalité de ces échanges réciprocitaires est la solidarité. On peut la comprendre comme un acte moral envers autrui. Mais aussi comme une interdépendance objective progressive, puisque Louise et Michel acquierent tour à tour une dette de solidarité qui les rend redevables de la personne les ayant aidés.

Le troisième principe est celui de la redistribution. Il repose sur la centralisation des biens par un intermédiaire, qui les redistribue ensuite. La relation n’est donc plus symétrique, mais hiérarchique, puisqu’elle est organisée par une autorité centrale. De nos jours, cette autorité est généralement l’Etat. Mais historiquement, cette autorité a pu être le chef de famille ou du village. En outre, les mutuelles peuvent incarner cette autorité, puisqu’elles centralisent les cotisations des adhérents, pour les redistribuer ensuite. La finalité de ces échanges redistributifs est également la solidarité. On retrouve en effet l’acte moral et l’interdépendance objective entre les adhérents pour les mutuelles, ou bien entre les contribuables quand la redistribution est organisée par l’Etat.

La notion d’économie plurielle peut donc servir à qualifier des relations, des ressources ou encore des pratiques : acheter un bien ou un service (logique marchande), recevoir une subvention (logique redistributive), faire un don ou du bénévolat (logique réciprocitaire). Mais ce concept peut également désigner des organisations, qu’elles soient formelles ou informelles : si vous avez besoin de faire garder vos enfants, vous pouvez recourir aux services d’une crèche privée lucrative, en payant une prestation (logique marchande). Vous pouvez aussi avoir recours à une crèche publique gratuite car financée par les impôts (logique redistributive). Vous pouvez enfin faire appel à vos parents ou à des amis, envers qui vous serez donc redevables à l’avenir (logique réciprocitaire). Néanmoins, en fonction de la logique engagée, l’activité n’est pas perçue de la même façon par le prisme de l’économie dominante : la logique redistributive, notamment de l’Etat, est souvent assimilée à coût pour la collectivité. De son côté, la logique réciprocitaire n’est tout simplement pas prise en compte dans le PIB. Elle demeure ainsi largement invisibilisée, alors que c’est pourtant le même type d’activité économique qui est réalisé, que ce soit la garde d’enfants ou encore le jardinage, les tâches ménagères, etc.

Certes, toutes les organisations, qu’elles soient lucratives ou non, peuvent recourir à ces trois logiques :
une crèche privée lucrative vend une prestation, mais elle peut aussi recevoir des subventions et faire appel au bénévolat de parents pour animer un atelier. Or, si les OESS se distinguent des entreprises classiques par leur finalité axée sur la solidarité, elles se singularisent également par la place importante qu’occupe généralement la réciprocité dans l’hybridation des trois logiques. A titre d’exemple, une épicerie sociale et solidaire vend des produits à petit prix pour ses bénéficiaires. Elle peut en outre recevoir des subventions publiques et avoir recours à des salariés qui marchandisent leur force de travail. Mais son modèle économique peut reposer principalement sur les dons alimentaires de restaurants voisins et sur l’action de bénévoles.

La solidarité, entendue comme une interdépendance objective ou un acte moral, peut donc se matérialiser à plusieurs niveaux, dans plusieurs directions, et dans une pluralité de logiques économiques. En effet, si les OESS n’échappent généralement pas au marché, elles peuvent néanmoins instrumentaliser la logique marchande dans une finalité de solidarité, comme cette épicerie qui s’appuie en partie sur la vente de produits. L’ESS se situe ainsi à mi-chemin entre l’entreprise classique, le service public et la société civile.

Bibliographie

Musso, P., « La solidarité: généalogie d’un concept sociologique », in Supiot, A., La Solidarité : enquête sur un principe juridique, Odile Jacob, p. 93‑107, 2015. Blais, M.-C., Être solidaire. De qui, pour quoi?, Vie sociale. ERES, Vol. n° 27, no 3, p. 13‑25, 2019. Chanial, P. et Laville, J.-L., Société civile et associationnisme: une analyse sociohistorique du modèle français d’économie sociale et solidaire. Politique et Sociétés, Vol. 20, no 2‑3, p. 9‑36, 2001. Defourny, J. et Nyssens, M. (dir.), Économie sociale et solidaire : socioéconomie du 3e secteur, De Boeck, Ouvertures économiques, 2017. Garrabé, M., Bastide, L. et Fas, C., Identité de l’économie sociale et de l’économie solidaire, Recma, no 280, p. 12, 2001. Juban, J.-Y., Charmettant, H. et Magne, N., Les enjeux cruciaux du recrutement pour les organisations hybrides: les enseignements à tirer d’une étude sur les Scop, Management Prospective, Vol. N° 82, no 8, p. 81‑101, 2015. Laville, J.-L., Innovation sociale, économie sociale et solidaire, entrepreneuriat social, ERES, 2014. Laville, J.-L., Vers une économie sociale et solidaire?, Recma, no 281, p. 39, 2001. Rosanvallon, P., La Crise de l’État providence, Le Seuil, 1992. Supiot, A. (dir.), La Solidarité : enquête sur un principe juridique. Odile Jacob, 2015. K. Polanyi, La Grande transformation, aux origines politiques et économiques de notre temps, Gallimard, 1983.