L’égalité professionnelle désigne en général « l’égalité de traitement entre les femmes et les hommes dans le travail »[1], et suppose le respect de certains principes de la part des entreprises : la lutte contre les discriminations lors des recrutements, contre les différences de rémunération et de déroulement de la carrière, ou encore la lutte contre les violences sexistes et sexuelles.

Les enjeux d’une définition féministe de l’égalité professionnelle

Malgré le fait indéniable que la notion d’égalité professionnelle se soucie de l’amélioration de la place des femmes dans les organisations du travail, la manière dont elle est mise en œuvre concrètement fait souvent l’économie d’une réflexion féministe qui lui permettrait pourtant de prendre toute sa dimension politique de transformation de l’ordre social.

Premièrement, l’égalité professionnelle, si elle constitue une obligation légale, est souvent présentée aux entreprises comme une opportunité de développer de nouvelles compétences, leur marque employeur et, par là même, leur performance économique. Cette logique du « business case » de l’égalité marque souvent, par exemple, les rhétoriques des cabinets de conseil[2], dans le but de favoriser l’adoption par les entreprises de pratiques bénéfiques aux femmes. Cette égalité « sous condition »[3] ne peut in fine que renforcer certains stéréotypes essentialistes assignant les femmes à une altérité complémentaire et faisant passer au second plan l’objectif de justice sociale.

Deuxièmement, donner à la notion d’égalité professionnelle sa pleine portée en termes de justice sociale implique de déconstruire certains présupposés de cette notion. En effet, parler « d’égalité entre les femmes et les hommes » pose la question de savoir de quelles femmes et de quels hommes on parle. De quels hommes s’agit-il d’être l’égale ? Sans doute pas des hommes payés au salaire minimum ou des hommes à l’activité professionnelle non déclarée. À moins de viser une « égalisation vers le bas »[4], l’égalité professionnelle doit permettre une égalité avec les hommes aux conditions d’emploi et de travail désirables socialement, symboliquement et financièrement. Quelles femmes peuvent prétendre être les égales de ces hommes dans le monde du travail ? Les femmes les plus diplômées, les femmes cadres, managers, donc les femmes les plus privilégiées socialement. Formuler la question des revendications des femmes dans la sphère professionnelle en termes d’égalité suppose en effet que la situation de leurs homologues masculins soit plus enviable, ce qui est de moins en moins le cas à mesure que les emplois sont moins valorisés socialement et donc moins rémunérés. La très grande majorité des femmes qui travaillent demandent plutôt une amélioration de leurs conditions de travail et de rémunération.

Cette réflexion au prisme de la classe sociale doit se doubler d’une réflexion sur le racisme qui marque le vécu des femmes au travail, notamment en termes de discrimination. Le défenseur des droits a mesuré que les femmes perçues comme noires, arabes ou asiatiques déclarent environ trois fois plus de situations de discrimination que les femmes perçues comme blanches[5].

Enfin, la lutte contre les violences sexistes et sexuelles, nommées par la littérature féministe sur les violences de genre, exigent quant à elle une remise en question des normes du vivre ensemble au sein des organisations qui continue d’être marqué par la « culture du viol »[6]. En effet, les personnes qui dénoncent des faits de violence sont souvent sanctionnées socialement et/ou professionnellement alors que les accusés, dans l’ensemble, s’en sortent indemnes. Même dans ses formes jugées souvent anodines (comme l’humour sexiste), les violences de genre participent au contrôle des comportements et des corps des femmes, le long d’un « continuum » de violence qui façonne l’expérience que les femmes ont du monde du travail[7]. Considérer les différentes formes de domination que peuvent rencontrer les femmes en entreprise permet aussi de reconnaître les formes variées que peuvent prendre les violences de genre, qui se teintent souvent de racisme, de lesbophobie, de transphobie, de validisme, etc. Une entreprise qui souhaite prendre en charge réellement ces violences, dans leur dimension systématique et banalisée, doit aller plus loin que les préconisations du code du travail qui sont très peu contraignantes sur le sujet[8].

Lutter contre les inégalités qui existent entre les hommes les mieux traités et les femmes les moins bien traitées dans l’organisation implique dès lors de nombreuses et coûteuses mesures : revalorisation des emplois sous rémunérés et souvent féminisés, financement de formations pour l’ensemble des salariés, aménagement des parcours de carrière et des temps de travail pour permettre aux individus de prendre en charge leurs responsabilités familiales et domestiques (allonger les congés pour le second parent par exemple), allouer des moyens financiers à la lutte contre les violences de genre (payer les frais de justice des plaignantes qui rapportent des faits de harcèlement sexuel à l’encontre d’un collègue par exemple), etc.

Finalement, en revenant aux éléments qui composent l’égalité professionnelle (lutte contre les discriminations, lutte contre les inégalités dans le traitement RH, lutte contre les violences de genre), il est possible de prendre en compte l’intersectionnalité des rapports d’oppression et d’exploitation à l’œuvre dans les organisations, tout en résistant à la cooptation de la notion d’égalité professionnelle par une logique capitaliste. Cela me semble permettre une compréhension véritablement féministe de la question de l’égalité professionnelle. Il a en effet été montré que les aspirations à l’égalité professionnelle étaient facilement « resignifiées » par le capitalisme néolibéral et que, sans une réflexion féministe qui pense l’imbrication du patriarcat et du capitalisme, « le travail salarié féminin sert de pierre angulaire à l’édification de son nouveau régime d’accumulation» capitaliste et ne lutte pas en profondeur contre les inégalités qui caractérisent ce système économique »[9]. Lorsqu’on cherche à améliorer la vie au travail de toutes les femmes et non pas seulement de celles les plus favorisées, il est alors nécessaire de redistribuer les ressources économiques de manière plus équitable.

Ce qui empêche les organisations capitalistes de s’attaquer véritablement aux inégalités professionnelles

Cette redistribution, nécessaire à la poursuite d’une organisation plus égalitaire du travail, s’inscrit malheureusement en contradiction avec les manières actuelles et dominantes de voir les entreprises et leur rôle dans la société. Depuis les travaux de l’économiste Milton Friedman autour de la responsabilité des entreprises dans les années 70[10], la question du rôle de l’entreprise dans la société est très largement dominée par une vision actionnariale : elle doit rendre des comptes en premier lieu à ses propriétaires, les actionnaires. La manière dont l’entreprise est conceptualisée et gouvernée, dans la majorité des cas, est marquée par la primauté de la théorie de l’agence, en particulier à travers la relation entre un principal et un agent. Cette théorie explique que la gouvernance d’une entreprise repose sur des interactions entre plusieurs acteurs (les principaux) qui délèguent des responsabilités à d’autres acteurs (les agents) afin qu’ils agissent en leur nom et pour leur bénéfice. Pour garantir que les agents agissent dans l’intérêt des principaux, un système d’incitations est mis en place, alignant les objectifs des agents avec ceux des actionnaires. Par exemple, les membres du conseil d’administration peuvent détenir des stock-options, ce qui les incite à prendre des décisions favorables aux actionnaires, puisque cela a aussi un impact financier direct et positif pour eux. De même, les dirigeants sont motivés par des incitations économiques à prendre des décisions alignées avec les intérêts du conseil d’administration. La théorie de l’agence souligne également un devoir déontologique des dirigeants d’entreprise de conduire leurs activités d’une manière conforme aux attendus de leur contrat de travail, qui les lie au conseil d’administration. Ce modèle se décline tout au long de la hiérarchie, où chaque manager agit comme agent de son supérieur tout en étant le principal pour ses subordonnés. Ce système de gouvernance vise à garantir que toutes les décisions prises au sein de l’entreprise sont orientées vers l’objectif de maximiser les profits pour les actionnaires. Dans ce cadre, il semble peu probable qu’une entreprise prenne des mesures qui risqueraient de compromettre ses profits, notamment en engageant des dépenses susceptibles d’affecter les rendements pour les actionnaires. À moins d’une contrainte légale, d’une négociation avec les syndicats, d’un conflit social ou d’une mobilisation de la société civile, une entreprise évitera donc globalement de prendre des décisions pouvant nuire à ses bénéfices.

Un deuxième élément constitue une barrière fondamentale à la prise en charge par les entreprises capitalistes de la question des inégalités professionnelles : l’imbrication du système capitaliste et du système patriarcal, en tant que systèmes d’exploitation économique qui reposent l’un sur l’autre[11]. Pour le dire autrement, les entreprises capitalistes sont intrinsèquement patriarcales, en ce que leur activité et leur survie dépend du maintien de l’exploitation du travail des femmes, en particulier du travail reproductif. Le travail reproductif désigne à la fois le travail de reproduction quotidienne des personnes qui travaillent (le travail domestique) et le travail de reproduction générationnelle des travailleurs et travailleuses (faire des enfants et s’en occuper). La persistance des inégalités liées au genre et la structuration des organisations selon l’axe du genre sont maintenues et renforcées par ce que l’on désigne comme la « sous-structure genrée des organisations »[12] :  c’est-à-dire la structure sociale qui garantit que la reproduction des membres de l’organisation se fait en dehors de l’environnement de travail et le plus souvent gratuitement. Le « problème » des inégalités de genre dans les organisations n’est pas uniquement celui d’une division genrée des tâches au sein des organisation, mais également d’une distinction sociale genrée entre le travail productif, rémunéré et le travail reproductif, largement non rémunéré, souvent qualifié de « division sexuelle du travail ». La reproduction sociale et physique des salariés est principalement assurée, bien que non exclusivement, par des femmes, souvent de manière non rémunérée ; et lorsque ce travail reproductif est rémunéré, il l’est faiblement et est délégué à des femmes moins privilégiées, souvent racisées ou migrantes, le long de « chaînes de care mondialisées »[13]. Cela met en évidence le fait que la sphère privée et la sphère publique ou professionnelle sont indissociables. En effet, les organisations, la famille et la société se construisent mutuellement à travers des dynamiques de genre et de classe, fondées sur des logiques d’oppression et d’exploitation économique.

Un aspect crucial à considérer est donc l’inscription des entreprises capitalistes dans un système social plus vaste de division sexuelle du travail. Elles organisent la sphère du travail productif tout en ayant besoin que le travail reproductif soit effectué, en grande partie gratuitement ou à faible coût, par les femmes. Ainsi, les entreprises capitalistes ne peuvent réellement œuvrer en faveur de l’abolition du patriarcat, car leur mode de fonctionnement repose sur ce même patriarcat, notamment à travers l’assignation des femmes aux tâches reproductives. Si ces entreprises devaient rémunérer le travail reproductif nécessaire au renouvellement de la force de travail qui produit la plus-value, leurs coûts seraient considérablement augmentés, réduisant ainsi leurs profits.

Aller vers des organisations du travail plus égalitaires

A partir de ces deux propositions, la nécessité d’une égalité professionnelle féministe intersectionnelle d’une part et, d’autre part, l’impossibilité structurelle de penser des entreprises capitalistes véritablement féministes, que faire ? La réponse n’est pas aisée et la place manquerait pour dessiner les contours précis d’un programme d’action politique visant à transformer notre société et ses organisations du travail. La réponse est sans doute à trouver dans des modes de gouvernance coopératifs, doublés d’un effort d’imagination sur les manières alternatives d’organiser la reproduction sociale[14]. Un autre levier de transformation sociale réside bien sûr dans l’engagement collectif au sein de mouvements sociaux ou syndicaux susceptibles d’œuvrer pour de nouvelles manières d’organiser la vie économique et sociale.

Toutefois, une conscience de l’imbrication des différents systèmes d’exploitation et d’oppression permet déjà aux managers qui le souhaiteraient de prendre des mesures les plus inclusives possibles. Cela permet aussi d’envisager la nécessité d’actes de résistance et de lutte, même à petite échelle, au sein des organisations, de manière à faire advenir davantage d’égalité ; en ayant conscience de la divergence d’intérêt fondamentale entre propriétaires ou dirigeants de la plupart des entreprises et revendications féministes. Une égalité sans condition et pour toutes et tous ne peut se faire sans heurts et de façon gagnant-gagnant, car elle implique la perte de privilèges pour certains, ce qui ne s’obtient jamais autrement que de haute lutte.

[1]- https://travail-emploi.gouv.fr/legalite-professionnelle-femmes-hommes [2]- Voir l’exemple du cabinet de conseil Mc Kinsey & Company, www.mckinsey.com/featured-insights/employment-and-growth/how-advancing-womens-equality-can-add-12-trillion-to-global-growth [3]- Réjane Sénac, L’égalité sans conditions. Osons nous imaginer et être semblables. Rue de l’échiquier. 2019. [4]- Nicky Le Feuvre, « Reconfigurations des enjeux de l’égalité dans les sociétés contemporaines », in Margaret Maruani, Je travaille, donc je suis. Perspectives féministes, La Découverte, 2018. [5]- Défenseur des droits, « 10e Baromètre de la perception des discriminations dans l’emploi », defenseurdesdroits.fr, 2017. [6]- Voir Valérie Rey-Robert, Une culture du viol à la française. Du « troussage domestique » à « la liberté dimportuner », Montreuil, Libertalia, 2019 [7]- Voir notamment les deux textes féministes fondateurs : Jalna Hanmer, « Violence et contrôle social des femmes », Questions Féministes, 1977 et Liz Kelly, « Le continuum de la violence sexuelle », Cahiers Du Genre, 2019. [8]- Pour une analyse plus détaillée des obligations légales en matière de gestion des violences de genre, voir Léa Dorion, L’entreprise du 21ème siècle sera féministe. Manuel d’action. Dunod, 2021. [9]- Nancy Fraser, « Féminisme, capitalisme et ruses de l’histoire », Cahiers du Genre n°50, 2011 [10]- Milton Friedman, Capitalisme et liberté, Flammarion, 2016 (1962). [11]- Silvia Federici, Caliban and The Witch: Women, The Body, and Primitive Accumulation, New York, Autonomedia, 2004. [12]- Joan Acker, « Hierarchies, Jobs, Bodies. A Theory of Gendered Organizations », Gender and Society n°4, 1990. [13]- Arlie Hochschild, « Global Care Chains and Emotional Surplus Value » in Will Hutton et Antony Giddens, On the Edge : Living with Global Capitalism, Londres, Jonathan Cape Ltd., 2000. [14]- Pour des pistes d’inspiration, voir Karen Dale, Family and household reproduction. In The Routledge companion to alternative organization, Routledge, 2014, et Léa Dorion, Alban Ouahab, « La science-fiction spéculative féministe. Un matériau pour désincarcérer les imaginaires des organisations alternatives ? », Revue Française de Gestion, 2, 2022.