L’UCC a repris lors de son congrès fondateur en novembre 1967 une grande partie des activités qui étaient auparavant gérées par la Fédération française des ingénieurs et cadres (cf. revue n°422), notamment en ce qui concerne les négociations au sein de l’Apec, de l’Agirc, sur le financement de la Sécurité sociale… Mais elle va connaître son premier baptême du feu avec les événements de Mai 1968.
Les hiérarchies en question
Durant ces semaines agitées, l’UCC se montre en phase avec les décisions de la Confédération, exprimant sa solidarité avec le mouvement étudiant. Elle soutient les cadres en grève, et certains cadres CFDT participent à l’occupation des locaux du CNPF (Confédération nationale du patronat français, l’ancêtre du Medef) le 21 mai. Cette démarche offensive semble rompre avec l’option réformiste qui était celle de la FFSIC. Les discours de l’UCC prennent en effet à cette époque un sérieux virage à gauche : il y est question de socialisme démocratique et d’autogestion.
Mais même en plein période autogestionnaire, l’UCC conserve une certaine mesure, refusant de céder aux tentations révolutionnaires qui peuvent émerger ça et là. Comme le souligne Roger Faist dans le rapport d’activité du congrès de 1969 (où il est reconduit dans ses fonctions de secrétaire général) : « Si nous militons pour une transformation profonde de la société, nous ne cédons pas aux illusions optimistes du changement radical, réalisé du jour au lendemain. L’essentiel de notre travail tient dans l’action soutenue et persévérante pour faire apparaître à travers les problèmes quotidiens, les contradictions de notre société, contradictions qu’il faut surmonter ». Cette tonalité anticapitaliste, qui connaît son apogée après Mai 68, va être progressivement mise en sourdine au fil des années. En 1969 toujours, François Lagandré quitte ses fonctions de président, remplacé par Maurice Luneau. Outre Roger Faist (secrétaire général), Jacques Moreau et Pierre Houdenot composent le bureau.
Le début des années 1970 est surtout marqué par une réflexion d’ampleur autour de la question des hiérarchies, de l’autorité et du pouvoir1, autant de thèmes qui intéressent au premier plan les cadres, et qui trouvent une certaine résonnance au regard du discours sociétal ambiant et de la thématique autogestionnaire développée par la Confédération. Ces discussions achoppent cependant sur le conflit qui existe entre d’une part le discours anti-hiérarchique de la CFDT et la reconnaissance d’une forme d’autorité légitime, telle qu’elle s’exprime au sein de l’UCC. De plus, un tel discours contribue à brouiller encore un peu plus l’image de l’UCC aux yeux des cadres, pour qui la CFDT a cédé à la « tentation gauchiste ». Comme le reconnaît une note de février 19722, les motifs d’inquiétude sont nombreux : « à la CFDT, on veut bien des cadres à condition qu’ils se contentent de soutenir les revendications des autres […], on veut bien des cadres à condition qu’ils ne viennent pas compliquer les choses en apportant dans le débat ce qu’ils sont et ce qu’ils vivent […], on veut bien des cadres mais surtout pas de ceux qui imposent une discipline dans la production […]. Le propos de la CFDT n’est plus celui de l’utopie mobilisatrice mais est perçu comme celui de la mythologie millénariste ».
Au congrès de 1975, une nouvelle équipe prend place : si Maurice Luneau reste président, Pierre Vanlerenberghe est élu secrétaire général, assisté de Pierre Houdenot. La crise économique s’installe durablement en France, et les politiques de stabilisation conjoncturelle menées par les différents gouvernements sont impuissantes. Dans ce contexte, l’UCC propose des pistes pour sortir du marasme et met l’accent sur le thème de l’emploi, une question marginale durant les Trente Glorieuses. En 1974 déjà, l’UCC a organisé un colloque sur le thème « Une autre croissance peut-elle assurer le plein emploi ? » avec Jacques Delors et Michel Rocard.
Technologies et métiers
La nécessité de revenir à des enjeux plus concrets et plus directement reliés à l’expérience des cadres est manifeste au cours de ces années, après une période où le syndicalisme cadre a eu beaucoup de mal à s’imposer, tant à la CFDT que parmi les cadres. Cela se traduit par l’organisation, au cours des années 1976 et 1977, d’une grande campagne intitulée « Ingénieurs et Cadres, pour quel travail ? », qui repositionne clairement l’UCC sur des questions plus ciblées : conditions de travail, emploi, relations au sein de l’entreprise…Ces années sont encore marquées par le poids du politique au sein du syndicat, et par la méfiance des cadres envers la CFDT. Comme dans l’ensemble de la Confédération, la perspective d’une victoire de la gauche imprime sa marque sur les pratiques syndicales, au moins jusqu’en 1978, date du rapport Moreau sur la resyndicalisation (Jacques Moreau qui, avant d’être secrétaire national de la CFDT, est passé par l’UCC puis par la fédération de la Chimie). Au congrès de 1978, l’équipe dirigeante reste en place, et Michel Rousselot entre au bureau. A cette date, l’UCC semble engagée dans une nouvelle dynamique.
Au début des années 1980, les perspectives d’avenir apparaissent sous un jour plus favorable. L’UCC prend à bras le corps un certain nombre de problématiques, et parvient à désamorcer une partie des tensions qui existaient avec le milieu cadre. En 1981, l’UCC Yves Lasfargue et Joseph le Dren qui étaient permanents depuis quelques années deviennent secrétaires nationaux. Consciente du décalage qui peut exister avec le milieu qu’elle représente, l’UCC cherche activement à quitter un ancrage un peu trop théorique, pour se pencher sur les préoccupations quotidiennes des cadres : comme l’exprime le rapport d’orientation du congrès de 1981, il faut désormais « construire pragmatiquement des revendications concrètes, dès l’entreprise » (2.2).
Ainsi, depuis 1979, elle mène une campagne active sur le thème de la technologie et de l’informatique, sous l’impulsion notamment d’Yves Lasfargue3. Elle acquiert sur ce thème une véritable légitimité, et devient l’interlocutrice privilégiée du gouvernement et du patronat sur ces questions.
La campagne « Changements technologiques 1980/1990 et évolution du travail des cadres » représente un investissement lourd, qui se prolonge jusqu’au milieu des années 1980.
A cette époque, d’autres thèmes apparaissent sur le devant de la scène : la réduction du travail, la liberté d’expression. Si la réduction du temps de travail était déjà évoquée depuis quelques années, c’est au tournant des années 1980 qu’elle devient une revendication majeure de l’UCC. Cela passe, dans un premier temps, par un travail visant à sensibiliser les cadres à leurs propres horaires de travail. En ce sens, l’UCC élabore ses propres enquêtes pour mettre en évidence la surcharge de travail des cadres : la réduction du temps de travail est alors doublement nécessaire, pour créer des emplois et diminuer cette charge.
A partir de 1982, la thématique du droit d’expression devient prépondérante, au moment des lois Auroux (qui ouvrent de nouvelles opportunités en termes de négociations). Entre 1982 et 1985, une vaste réflexion s’ouvre pour déterminer les leçons à tirer de cette avancée sociale. De façon plus générale, l’arrivée de la gauche aux affaires a joué un grand rôle dans la recomposition de l’UCC : dans un premier temps, l’alternance a stimulé l’activité de l’UCC, qui en a profité pour faire aboutir un certain nombre de revendications (contrat de confiance avec les cadres de 1982, droit d’expression des cadres, réduction du temps de travail), puis les hésitations du pouvoir ont permis une prise de distance et une plus grande autonomie syndicale.
Les années 1980 offrent plus généralement à l’UCC l’occasion de se positionner en tant qu’expert social et de développer sa propre lecture des enjeux économiques et sociaux. Il faut cependant souligner que cette ambition était présente depuis les origines, comme en témoigne par exemple l’existence d’un groupe « Syndicalisme dans la société industrielle » qui s’intéresse entre 1968 et 1970 aux mutations de la structure sociale, ou celle d’un groupe « Economie » à partir de 1976. Durant ces années, l’UCC participe à des travaux universitaires autour du syndicalisme avec en 1985 la création de l’Association syndicalisme université recherche (Asur).
L’UCC développe aussi un point de vue pionnier sur la participation financière (en préconisant dès le début des années 1980 la création de fonds salariaux), propose des analyses détaillées des revenus des cadres grâce à l’outil qu’elle a mis en place en 1980, l’Observatoire des salaires des cadres et de leurs revenus (Oscar).
Le 6e congrès, en 1984, élit Daniel Croquette comme secrétaire général et entérine cette orientation. Il souligne aussi l’engagement européen (le congrès se déroule au Parlement européen) et international de l’UCC, qui est devenu membre en juin 1984 de la FIET (Fédération internationale des employés, techniciens et cadres). Enfin, il tourne définitivement le dos à l’héritage autogestionnaire : l’entreprise est placée au cœur de la réflexion, et les congressistes insistent beaucoup sur la notion de « réalisme ».
En 1984 démarre également la campagne « Métiers de cadres » où l’UCC, en s’interrogeant sur les enjeux propres à certains métiers, met une nouvelle fois en œuvre sa démarche consistant à partir de l’expérience quotidienne des cadres.
En 1987, alors que le projet de Marché unique est enclenché, le 7e Congrès de l’UCC met l’accent sur la construction européenne. Avec le thème de l’entreprise et celui du syndicalisme, les dirigeants de l’UCC considèrent même qu’il s’agit d’un des trois défis à relever pour les cadres. L’accent est aussi mis sur l’importance de la négociation : « c’est la meilleure façon de trouver les solutions dans une société complexe » (dossier de préparation du congrès). Les revendications de l’UCC prennent alors un aspect plus éclaté : lors du congrès, elles se présentent sous la forme d’une résolution divisée en 11 points, où le thème de l’emploi est omniprésent. En 1991, Daniel Croquette passe le témoin à Marie-Odile Paulet au secrétariat général, avec une UCC qui a consolidé sa place tant parmi les cadres qu’au sein de la Confédération : en 1990, la CFDT est devenue la première organisation du collège « cadre », si l’on tient compte du secteur privé et public. Pierre Vial devient secrétaire général adjoint.
Adhérents, Europe, RTT
La nouvelle équipe décide de s’attaquer résolument au problème de la sous-syndicalisation. L’UCC concrétise un certain nombre d’initiatives en direction des jeunes, et relance le projet Sycomore (syndicalisation, communication, organisation, efficacité) mis sur pied en 1985 afin de renforcer l’adhésion de nouveaux cadres. Plus que jamais, l’accent est mis sur la nécessité de sortir de « l’élitisme de l’adhésion militante » : l’UCC, pour agir efficacement, a besoin de l’appui d’une base d’adhérents la plus large possible. Cette ambition est réaffirmée lors de la célébration des 25 ans de l’UCC, en 1992.
Les thématiques abordées durant la première moitié des années 1990 restent dans la ligne des précédentes : l’emploi et les revenus, notamment, sont au cœur de l’activité du syndicat. La forme que doit prendre la participation financière des salariés, ainsi que les nouveaux modes de management qui se développent à cette époque, forment aussi un axe de réflexion important. Au congrès de 1994, ces options sont confirmées, comme l’indiquent les trois axes du rapport d’orientation : « Emploi et chômage des cadres, lutte contre les exclusions », « Agir pour un conventionnel rénové chez les cadres », « Pour des cadres acteurs du syndicalisme CFDT ». L’engagement européen de l’UCC ne se dément pas ; au contraire, le syndicat participe de façon très active à la création d’Eurocadres en 1993, Michel Rousselot en assurant la présidence.
Durant la deuxième partie des années 1990, l’UCC s’écarte un peu de l’approche globale qui prévalait depuis quelques années, pour intensifier son action autour de quelques revendications-phares : la réduction du temps de travail en est une. La mise en place des 35 heures est l’occasion pour l’UCC de faire connaître ses positions sur le temps de travail des cadres. Au congrès de 1997, quelques jours après la décision gouvernementale, le mot d’ordre « 200 jours pour l’an 2000 » est avancé : à cette date, l’UCC (qui est à la pointe de la réflexion sur le temps de travail depuis une vingtaine d’années) entérine l’idée du forfait pour les cadres, compte tenu des formes de travail et des responsabilités qui sont les leurs. Durant toute la phase de préparation et de négociation des lois Aubry, l’UCC joue un rôle prépondérant pour faire entendre la voix de cette catégorie à part. Cette phase correspond également à une montée en puissance de l’UCC auprès des cadres, puisqu’en 1997, lors des élections prudhommales, elle devance pour la première fois la CFE-CGC dans la section encadrement du secteur privé.
La réflexion autour des nouvelles technologies s’intensifie également, avec l’arrivée du télétravail et la place grandissante du secteur de la recherche et développement. L’engagement pour une plus grande égalité au sein du monde du travail donne lieu à un travail en profondeur sur les femmes cadres, par le biais du groupe de travail « Services aux familles » notamment. Enfin, la grande innovation de ces années renvoie à l’inauguration en 1995 de l’Observatoire des cadres, qui rassemble des membres du syndicat ainsi qu’un comité scientifique afin d’organiser « un suivi régulier des emplois et des fonctions des cadres » pour « fournir aux cadres et aux équipes syndicales des éléments d’analyse et de propositions » (« Quelques éléments sur la création d’un Observatoire des Cadres », document de travail, mai 1995).
Au congrès de 2001, l’équipe dirigeante est presque entièrement renouvelée, et étoffée pour atteindre huit personnes : François Fayol est élu secrétaire général, Pierre Vial et Jean-Paul Bouchet secrétaires généraux adjoints. Ces changements sont l’occasion de repenser la question de l’identité cadre, ce qui passe notamment par un accroissement des moyens de l’Observatoire des cadres. L’enquête Travail en questions Cadres 2002, qui associe diverses fédérations et des organismes de recherche, témoigne de cette même volonté, et débouche sur une analyse renouvelée du monde des cadres qui prend la forme d’un livre : Les cadres au travail, sous la direction d’Anousheh Karvar et Luc Rouban (La Découverte, 2004). D’une manière générale, les conditions de travail des cadres redeviennent un enjeu de premier plan, comme en témoigne l’importance de la réflexion sur la charge de travail et les différentes manières d’articuler temps de travail et temps libre. La CFDT Cadres accentue son ouverture vers le milieu des cadres en général, en donnant une forte visibilité à son site internet. En accord avec sa lecture des enjeux européens et mondiaux, le syndicat intensifie sa présence au sein d’Eurocadres et d’UNI. (Union Network International, issu de la FIET en 1999).
Présente depuis les origines de l’UCC, la revendication d’une « entreprise citoyenne » revient au premier plan. Un travail en profondeur est réalisé autour des questions d’éthique et de déontologie des cadres, qui débouche notamment sur l’élaboration d’une plateforme syndicale commune autour de la responsabilité des cadres. Par ailleurs, la CFDT Cadres maintient sa coopération active avec les centres de formation et d’enseignement (inaugurée sous l’égide de la FFSIC), et reste un acteur important du dialogue social par son rôle dans les organismes paritaires (Apec, Agirc, Cesi…).
Ce rapide retour sur 40 ans de syndicalisme cadre à la CFDT a nécessairement laissé de côté certaines évolutions et passé sous silence l’action de militants dévoués. Les prochains articles historiques à paraître dans la revue tenteront de clarifier certains points. Un tel survol a cependant le mérite de mettre en avant la continuité qui s’est exprimée au fil des décennies. Les principes de base qui légitimaient l’action des cadres à la CFDT – solidarité, responsabilité, autonomie, technicité – ont été sans cesse incarnés autour de problématiques nouvelles, liées aux mutations économiques et sociales.