Nous sommes en 2021, un an après le début du premier confinement lié à la crise sanitaire de la Covid-19. Toute l’économie est basée sur la compétition et la maximisation de l’intérêt individuel… Toute ? Non ! Un secteur peuplé d’irréductibles organisations de l’ESS résiste encore et toujours à cette croyance envahissante. Durant le premier confinement, nombreuses sont les organisations de l’ESS[1]  (OESS) à avoir réalisé des pratiques de solidarité et/ou à avoir bénéficié de l’entraide d’autres parties prenantes. Pourtant, pendant la crise, la presse a surtout fait écho à d’autres types de solidarité : au niveau des individus, par exemple entre voisins, et au niveau de l’Etat, via les dispositifs de soutien à l’activité. En outre, la grande majorité des études scientifiques relatives à la solidarité sont centrées soit sur l’échelle interindividuelle, soit sur l’échelle macro-économique de la cohésion et de la protection sociale. Il s’agit donc ici de présenter un échantillon des pratiques de solidarité mises en place à l’échelle des OESS, puis de revenir sur les obstacles rencontrés.

 

Solidarité rime avec diversité

 

Pendant le premier confinement, les OESS ont fait appel aux trois types de logiques économiques (marchandes, redistributives, réciprocitaires), afin d’activer diverses pratiques de solidarité. Pour catégoriser ces pratiques, on peut préciser l’objet de l’échange : monétaire, matériel ou immatériel. On peut en outre les différencier selon leurs origines : celles mises en œuvre par l’OESS, celles réalisées par un autre acteur au bénéfice de l’OESS, ou encore celles ayant lieu entre un même type d’acteurs, tels les salariés d’une OESS. On peut enfin distinguer cinq types de partie prenante : les pouvoirs et organisations publics, les têtes de réseaux (fédérations, unions…), les organisations partenaires, les salariés et les bénéficiaires.

Premièrement, à l’instar des entreprises classiques, de nombreuses OESS ont bénéficié de la solidarité redistributive et monétaire de l’Etat : chômage partiel, reports de charge, Prêts Garantis par l’Etat (PGE)... Cependant, les OESS ont également fait preuve de solidarité vis-à-vis des pouvoirs et organisations publics. La mutuelle d’assurances MAIF a par exemple abondé au fonds de solidarité créé par l’Etat, à hauteur de 7 millions d’euros. De plus, elle a décidé de prendre elle-même en charge les salariés ne pouvant travailler, plutôt que de faire appel au chômage partiel. De son côté, la coopérative agricole Sodiaal, qui transforme et commercialise des produits laitiers, a fait don de plus de 75 000 équipements de protection (blouses, gants, masques…) et 8 000 kilos de produits laitiers à des établissements hospitaliers publics.

Deuxièmement, les OESS se sont appuyées sur la solidarité des têtes de réseaux pour faire face à la crise. Cette solidarité, redistributive ou réciprocitaire et principalement immatérielle, s’est généralement inscrite dans la continuité des missions traditionnelles des têtes de réseaux, comme les Chambres Régionales de l’ESS (CRESS) : l’accompagnement des OESS d’une part, notamment pour faire appel aux dispositifs de soutien publics, mais aussi via la centralisation et la redistribution d’informations. D’autre part, le lobbying auprès des pouvoirs publics, afin de permettre une meilleure prise en compte des spécificités de l’ESS. Jimmy Mercante, directeur de la Coopérative d’Activité et d’Emploi (CAE) Elycoop en témoigne : « on a mis du temps à bénéficier du chômage partiel, puisque nous les CAE on est toujours entre plusieurs cases. Donc le mouvement coopératif a aidé à ce que les CAE soient reconnues, et que l’on puisse bien bénéficier du chômage partiel ».  

Troisièmement, plusieurs pratiques d’entraide ont eu lieu entre les OESS et leurs partenaires, qu’ils soient ESS ou non. L’association du Secours Populaire de Haute-Savoie a ainsi reçu de nombreux dons alimentaires de la part de magasins de la grande distribution, mais aussi de restaurateurs, hôtels et cantines ayant dû fermer à la hâte. De son côté, l’entreprise adaptée Recyclea, qui recycle habituellement du matériel informatique, a donné de nombreux ordinateurs aux Restos du Cœur. Pour Sébastien Raynaud, directeur de Recyclea, l’entraide était également immatérielle, par le biais des nombreux échanges téléphoniques avec d’autres dirigeants d’entreprises adaptées, pour échanger sur les problématiques rencontrées mais aussi se soutenir moralement.

Quatrièmement, une entraide similaire était fréquente entre salariés, au sein d’une même OESS. De nombreux temps d’échanges ont été organisés à cette fin. Ils pouvaient être formels et à l’initiative des managers, comme à l’agence ESS de la banque coopérative Caisse d’Epargne Rhône-Alpes. Mais aussi plus informels, comme à Sport dans la Ville, association d’insertion des jeunes par le sport, où des salariés ont organisé entre eux des apéros Skype et autres séances de sport par visioconférences. Parfois, la solidarité envers les salariés est venue de l’organisation même. La Fondation du Parmelan, qui gère un Ehpad, a par exemple décidé de verser une prime de 1 000 euros à ses salariés.

Cinquièmement, et dans la majorité des cas, les pratiques de solidarité des OESS ont été destinées à leurs bénéficiaires habituels. L’action la plus médiatisée a probablement été la redistribution par la MAIF de 30 euros par véhicule assuré à tous ses adhérents. Dans une logique davantage réciprocitaire et immatérielle, la MAIF mais aussi l’association APF France Handicap, qui accompagne des personnes en situation de handicap, ont lancé une campagne d’appels auprès de leurs bénéficiaires. L’objectif était de prendre des nouvelles et de limiter les risques d’isolement. Pour la mutuelle de santé MGEN, qui a mené une campagne similaire, cela permettait de rediriger les personnes en difficultés vers les organisations adéquates : Croix-Rouge, SOS Amitiés, psychologues… Parfois, la solidarité envers les bénéficiaires a été redistributive et matérielle. Le Secours Populaire de Haute-Savoie, dont l’une des activités est de distribuer des paniers repas, est même passé d’une trentaine de familles habituellement par jour, à 150 voire 180 familles par jour pendant le premier confinement.

Dans tous ces exemples, la solidarité s’est donc matérialisée dans une logique redistributive ou réciprocitaire. Néanmoins, certaines OESS ont également instrumentalisé la logique du marché dans une finalité de solidarité. Face au contexte de baisse du prix du marché du lait, la coopérative agricole Sodiaal a ainsi acheté le lait aux éleveurs plus haut que le prix du marché. De plus, suite à l’effondrement de la consommation de fromages AOP consécutif au confinement, d’autres coopératives laitières ne produisant habituellement que ce type de fromage n’avaient pas les moyens matériels ni de transformer leur lait en d’autres types produits, ni de les écouler sur les canaux de la grande distribution. Sodiaal leur a alors fourni ces services, en l’échange du paiement de la transformation du lait en lait en poudre, comme l’explique Sébastien Courtois, éleveur et administrateur de la coopérative : « nous on a juste mis à disposition nos outils industriels, pour leur permettre de ne pas avoir à demander à leurs producteurs de jeter du lait. Et d’avoir un minima de valorisation, qui leur permette aussi de continuer à payer leurs producteurs ».

 

Solidarité rime avec limité

 

Trois principales critiques peuvent être faites à ces diverses pratiques de solidarité. Elles concernent l’articulation avec l’impératif de viabilité, la gouvernance, et le lien entre intérêt collectif et intérêt général.

Première critique : l’impératif de viabilité est souvent venu contraindre la concrétisation de la solidarité. Autrement dit, le projet économique est entré en tension avec le projet socio-politique. La solidarité a en effet été activée lorsque l’OESS avait les moyens économiques de le faire. Concernant le choix de la MAIF de ne pas recourir au dispositif de chômage partiel, Estelle Ponthus, animatrice technico-commerciale, l’énonce ainsi : « Dans la mesure où la MAIF avait les reins pour passer cette crise, elle ne se voyait pas profiter des avantages offerts par le gouvernement, face à des dépenses qu’elle pouvait soutenir ». Le revers de cette logique est que l’impératif de viabilité a parfois été un frein à la solidarité. A titre d’exemple, Sodiaal n’a pas pu proposer gratuitement le service de transformation du lait aux coopératives voisines, comme le précise Sébastien Courtois : « on a été obligé de facturer, nous n’avions pas les capacités financières pour prendre ça sur nous ».

Deuxième critique : la mise en œuvre de la solidarité est souvent allée de pair avec une gouvernance assez verticale. Dans la très grande majorité des cas, les décisions ont ainsi été prises par le haut : soit directement par le Conseil d’Administration, soit par la direction qui rend des comptes auprès du Conseil d’Administration qui l’a nommée. Dans les autres cas, particulièrement les OESS de grande taille, une marge de manœuvre a parfois été laissée à des échelons intermédiaires, occupés par des directeurs ou managers. A Sodiaal par exemple, les directeurs d’usines de transformation du lait avaient le choix de donner ou non des équipements et produits laitiers aux CHU à proximité. Occasionnellement, une marge de manœuvre a été laissée aux équipes salariées en bas. A la MAIF et la MGEN par exemple, bien que la campagne d’appels ait été proposée par le haut, tous les salariés avaient l’autonomie de décider d’y participer ou non, et d’appeler le nombre d’adhérents qu’ils souhaitaient. De leur côté, si les partenaires sociaux ont souvent été sollicités au sujet de la modification des conditions de travail et de la mise en place du télétravail, cela a rarement été le cas lors des décisions relatives aux pratiques de solidarité. Les seules solidarités organisées à l’initiative des salariés concernaient essentiellement les pratiques d’entraide entre eux, tels les échanges informels pour se soutenir psychologiquement. Enfin, si le bénéficiaire-usager a majoritairement été le destinataire des pratiques de solidarité, il a rarement été au cœur du processus de décision. Néanmoins, les OESS à solidarité horizontale se distinguent ici des OESS à solidarité verticale, puisque dans les premières, les bénéficiaires peuvent devenir adhérents et donc participer à la gouvernance. De ce fait, les organes de direction doivent rendre des comptes auprès d’eux.

Troisième critique : les OESS ont donc principalement dirigé leurs pratiques d’entraide vers leurs bénéficiaires habituels. Et ce, pour les OESS à solidarité horizontale comme à solidarité verticale. Cela peut paraître tout à fait logique, chaque OESS s’inscrivant ainsi dans la continuité des missions fixées lors de sa création, afin de maximiser l’intérêt collectif d’un groupe donné : s’entraider entre adhérents, venir en aide à telle catégorie de population… et non de toute la société française. Par conséquent, cette réalité pourrait nourrir la critique d’un « égoïsme catégoriel ». Comme l’explique Alain Supiot, cela tient au fait que « la solidarité définit toujours un périmètre d’entraide, qui inclut ceux qu’elle unit, mais qui exclut ou combat les autres »[2]. On pourrait alors penser que seul l’Etat est le garant de l’intérêt général, ou tout du moins de l’intérêt de la collectivité nationale. Pourtant, l’Etat lui-même cible certaines populations dans sa mise en œuvre de la solidarité, et en néglige d’autres… comme les jeunes, étudiants ou non, qui ont massivement eu recours à l’aide alimentaire d’OESS depuis le début de la crise sanitaire, du fait du manque de dispositifs de solidarité nationale à leurs égards.

De manière globale, de par sa réponse à des besoins non ou mal satisfaits par le marché et les pouvoirs publics, l’ESS reste donc indissociable de la poursuite de l’intérêt général. Et s’il lui reste de nombreux progrès à réaliser, l’ESS montre le chemin d’une alternative au capitalisme, où le profit n’est plus une fin en soi, mais un moyen au service d’une activité solidaire et des emplois.

[1] L’ESS, reconnue par la Loi du 31 juillet 2014 dite « Loi Hamon », rassemble les associations, coopératives, mutuelles, fondations, ainsi que les sociétés commerciales respectant des conditions communes à l’ensemble des organisations de l’ESS : un but autre que le partage des bénéfices, une gouvernance démocratique et une lucrativité limitée. L’ESS représente 10% de l’emploi en France.

[2] La Solidarité : enquête sur un principe juridique. Odile Jacob, 2015.