Pas moins de 22 contributions sont rassemblées pour éclairer cette courte période de 3 ans entre mai 1988 et mai 1991, pendant laquelle Michel Rocard a exercé la fonction de Premier ministre. D’autres ouvrages ont tenté d’en dresser le bilan, mais la diversité des chercheurs historiens, économistes, sociologues, politistes et aussi témoins, observateurs et parfois acteurs de ce moment, réunis dans celui-ci, permet d’analyser les multiples aspects, les contraintes et opportunités de ce moment, d’en approcher les ressorts. Bien que ce fût il y a 30 ans, le lecteur d’aujourd’hui pourra en tirer des enseignements. La « deuxième gauche » est au pouvoir avec les deux gouvernements Rocard qui se succèdent. Ils peuvent afficher des résultats significatifs qui s’inscrivent dans la durée, avec des  décisions qui nous concernent encore aujourd’hui : accord pour la Nouvelle-Calédonie, création du RMI (revenu minimum d’insertion), création de la CSG (contribution sociale généralisée), négociation et adoption de la réforme des PTT, augmentation du budget de l’Education nationale, processus de décentralisation, de contractualisation et d’évaluation dans la gestion publique, reconnaissance de l’économie sociale et solidaire, législation sur le financement des partis politiques, etc.

Les points de vue concernant la politique économique et sociale sont plus contrastés. M. Rocard affiche un réformisme assumé, il suscite de fortes attentes, les résultats économiques des deux premières années sont positifs, mais il doit se confronter aux contraintes d’une économie ouverte avec la libre circulation des capitaux, sans harmonisation fiscale et alors que la protection de la monnaie unique ne viendra que bien plus tard. Sa prudence déçoit ceux qui regrettent la grisaille de sa gestion.

Le chapitre consacré aux relations sociales rappelle que M. Rocard avait adhéré à la CFTC et continué avec la CFDT pendant toute sa carrière professionnelle et politique (il ne démissionne que lorsqu’il devient Premier ministre). Il recherche les conditions d’un nouveau dialogue social, appuyé sur la négociation et la recherche du compromis plutôt que sur la loi. La réforme des PTT en est l’illustration : il faudra bien conclure par une loi, mais celle-ci est précédée d’une négociation longue et approfondie au sein des PTT, de réunions d’information avec les usagers et d’un important débat public. C’est une période qui connaît une montée des radicalités dans les secteurs privés et publics : et des syndicats SUD sont créés et un peu plus tard la FEN éclate, laissant place à la FSU et à l’UNSA après une tentative de rapprochement menée avec la CFDT et FO. Plusieurs contributeurs le soulignent : outre les circonstances économiques et sociales, le Premier ministre doit faire face à de fortes contraintes politiques. Le Président de la République veut « lever l’hypothèque Rocard » en quelques mois, et impose des ministres « mitterrandiens » qui court-circuitent un chef du gouvernement qui, par ailleurs, ne dispose pas d’une majorité à l’Assemblée nationale et dont les orientations restent minoritaires au sein du Parti socialiste.

Dans les divers domaines la méthode Rocard est mise en évidence : connaissance des dossiers et expertise, primauté de la négociation et reconnaissance des corps intermédiaires, écoute et lent travail pour trouver les compromis acceptables. Parler vrai, avec une volonté prononcée pour l’argumentation. Ce n’est pas seulement du pragmatisme, car la méthode est alimentée par la recherche du long terme, le goût pour la théorie et par le débat d’idées. En cela elle n’est pas figée mais évolue en tenant compte des changements sociaux et des contraintes.

Un regret : la dimension européenne est peu traitée en dehors des relations de Rocard, au cours de toute sa carrière politique, avec la social-démocratie européenne et avec le SPD allemand. On peut comprendre que l’Europe, encore considérée comme relevant des relations internationales, fait alors partie du domaine réservé du chef de l’Etat dont le Premier ministre est exclu. Cependant, au moment où le mur de Berlin tombe, où l’Acte unique est mis en œuvre et où le traité de Maastricht se prépare, la dimension européenne dans tous les domaines, y compris nationaux, aurait certainement mérité plus d’approfondissement et n’être pas seulement évoquée comme une simple toile de fond dans l’examen de l’action gouvernementale.

Cet ouvrage marque une étape importante pour comprendre ce qui s’est joué à la fin des années 80 et l’apport de Michel Rocard tout au long de sa vie. Un « message actuel » comme l’a souligné, en juillet 2016, Edmond Maire lors de l’hommage national rendu à l’ancien Premier ministre.