En quoi le risque énergétique est-il un risque financier, et à l’inverse la transition un appui à la relance ?

Gaël Giraud. Le krach de 2008 avait montré que la bulle spéculative construite sur les crédits accordés aux ménages pauvres pouvait menacer de ruiner des économies entières et des banques qui avaient pourtant survécu à la crise de 1929 comme Lehman Brothers. Les années qui ont suivi non seulement n’auront pas permis d’avancer dans la résolution du problème de l’insuffisance de la demande au niveau mondial mais l’ont aggravé : l’envolée du chômage d’un côté, le surcroît d’endettement des Etats de l’autre (provoqué notamment par les plans de secours au système bancaire), ont rendu la demande des ménages plus fragile encore, tandis que les Etats ont procédé à des coupes sombres dans le financement de leurs systèmes de protection sociale, médicale, sociétale. Pire, nous avons entre-temps transféré aux classes moyennes chinoises le rôle de consommateur du surplus industriel dégagé par les ouvriers chinois. La rapidité avec laquelle s’est propagé le virus illustre cette dépendance à la Chine que nous avons choisie et que nous subissons aujourd’hui.

Les conséquences du réchauffement climatique sont dantesques : nous suivons la trajectoire du pire des scénarios du GIEC, le RCP 8.5, un réchauffement d’une telle ampleur et d’une telle rapidité qu’il peut mettre en danger la survie d’une bonne partie de l’humanité[1]. D’après le World Ressources Institute, si nous nous entêtons à suivre le business as usual, l’Italie pourrait perdre 40% de son accès à l’eau potable, la France 20%, le Maroc 80%… Ces bouleversements sont évidemment une source majeure de risques financiers. Aujourd’hui, les marchés financiers ont compris que nous nous acheminons vers le pic mondial du pétrole non-conventionnel (le pic conventionnel a été atteint autour de 2006). En outre, pour des raisons climatiques, nous devons condamner la combustion du charbon, du pétrole et du gaz. Or la sphère financière repose en grande partie sur l’industrie des hydrocarbures fossiles. Les banques et les grands fonds de gestion d’actifs ont des centaines de milliards d’euros d’actifs liés aux combustibles fossiles, et ces actifs ne vaudront plus grand-chose dès que nous prendrons au sérieux l’impératif climatique. De sorte que beaucoup de ces groupes savent qu’ils seront en faillite le jour où nous serons raisonnables. Pour beaucoup d’entre eux, lutter contre la transition écologique (tout en faisant semblant de s’y être converti depuis longtemps) est une question de survie. Tant que nous ne débarrasserons pas ces grands acteurs financiers des métastases carbonées qui sont dans leur bilan, la sphère financière sera condamnée à pratiquer le green washing tout en bloquant toute velléité volontariste « verte », que ce soit dans la classe politique ou dans les entreprises.

Les flux d’investissement doivent être réorientés et permettre la transition vers une économie bas carbone. Ignorant pendant longtemps cette responsabilité, le monde de la finance réalise depuis peu que le changement climatique le concerne plus directement que prévu. Car la relation finance/climat est à double tranchant : les marchés façonnent le climat de demain, mais le bouleversement climatique peut lui aussi avoir un impact en retour sur les marchés financiers. Emergent alors les risques financiers climatiques : le risque physique de destruction des actifs réels assurés par les compagnies d’assurance et de réassurance ; le risque de transition qui est celui auquel je faisais allusion à l’instant (la faillite certaine induite par le cancer fossile qui mine les bilans) ; le risque juridique qui monte en puissance et dont témoigne, notamment, l’Affaire du siècle[2], en France.

D’après Oxfam, pour 10 euros de financement de projets énergétiques, les banques françaises continuent de prêter 7 euros aux énergies fossiles : elles s’encalminent dans l’impasse carbone plutôt que d’essayer d’en sortir. Pour les y aider, il faut, je crois, pratiquer l’ablation des métastases carbone qu’elles dissimulent dans leur bilan. La Banque Centrale Européenne pourrait racheter ces actifs conditionnellement à la réorientation « verte » de la politique commerciale de nos banques, et assumer la perte sur ces actifs. Cela ne pose pas de réel problème à la Banque Centrale, qui peut se recapitaliser toute seule. Ce serait un moindre mal face à la catastrophe climatique qui s’abat déjà sur nous et qui s’aggravera si nous persistons dans l’erreur.

Vous évoquez souvent le manque de volonté politique. Rappelons que la crise sociale des « gilets jaunes » a abouti à une réflexion collective sur notre mode de vie.

G. G. La Convention citoyenne sur le climat, qui a fait travailler 150 citoyens tirés au sort de telle sorte que le groupe final fût représentatif de la population, est un miracle démocratique ! Cette expérience collective extraordinaire témoigne du fait que les Français peuvent et savent réfléchir ensemble si on leur en donne les moyens. Au passage, cela jette une lumière crue sur la pauvreté du débat public tel qu’il est organisé par nos medias en voie de berlusconisation accélérée. Nous n’en sommes pas encore au stade italien, mais nous nous en approchons…

Là où le bât blesse, d’évidence, c’est dans la réalisation politique des propositions de la Convention. Il faut aligner au moins 50 milliards d’euros par an pour les appliquer. Le « plan de relance » français, lui, est un programme d’austérité déguisé : sur les 100 milliards annoncés, 40 sont empruntés à l’Union européenne et devront être remboursés plus rapidement que s’il s’agissait de dette publique classique (et sans le secours de la Banque Centrale Européenne). Sur les 60 milliards restants, la moitié était déjà budgétée. Par exemple, les 4 milliards annoncés pour la SNCF correspondent à la dépense annuelle moyenne de l’Etat pour notre opérateur ferroviaire national. L’autre moitié représente peut-être de « l’argent neuf » à condition que Paul n’ait pas été déshabillé pour habiller Pierre. Ce que l’on saura à l’examen rigoureux du Projet de Loi de Finance.

En 2014, j’ai participé à l’élaboration de scénarios de transition énergétique pour la France d’ici 2035, au sein du Comité des experts pour le débat national initié par le gouvernement. Sans trancher sur la question du nucléaire, qui bloque les débats sur la transition énergétique, nous pouvons dès maintenant faire de la rénovation thermique à grande échelle, réaménager notre territoire pour redonner la part belle au train et développer une industrie et une agriculture vertes. Utilisons dès maintenant les quelque 200 milliards d’euros restants que l’Etat a mis à la disposition des banques pour garantir des prêts aux entreprises, et qui n’ont pas été mobilisés. Les calculs effectués avec Carbone 4 suggèrent qu’une réhabilitation écologique des bâtiments centres-villes peut créer entre 500 000 et 1 million d’emplois en quelques années. Nous savons le faire, cela n’exige aucune révolution technologique…

Il y a dix ans vous avanciez suite à la crise de 2008 des voies pour transformer le capitalisme et l’entreprise.

G. G. Elles sont consignées dans le livre co-dirigé avec Cécile Renouard Vingt Propositions pour réformer le capitalisme (Flammarion, 2008). Les conclusions du rapport Notat-Senard n’ont malheureusement pas abouti à une réelle réforme de l’entreprise. La finalité de l’entreprise ne s’épuise pas dans la recherche du profit, qui devrait être un moyen nécessaire au service d’une finalité sociale. Il faut qu’une entreprise soit rentable, ce qui ne veut pas dire que maximiser son profit doive être son ultime finalité. Réécrire les articles 1832 et 1833 du Code Civil est un excellent moyen de faire exister l’entreprise comme projet collectif, comme commun, en face de la société de capitaux. Et, bien sûr, pour cette dernière, il faut la délivrer du carcan comptable dans lequel les fonds communs de placement, les banques de l’autre, tiennent nos entreprises. Du côté « action », les fonds communs de placement ont des exigences de rendements sur actions extravagantes, sans lien avec la réalité économique. Il faut plafonner la faction du capital détenu par ce type d’actionnaire déraisonnable. Cet actionnariat-là tue le capitalisme. Il n’est que trop temps de taxer les dividendes pour aider en retour les entreprises. Ce n’est qu’un juste retour des choses, et cela les soutiendrait pour produire durablement. Taxons également les GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft) qui n’ont que trop abîmé la souveraineté industrielle européenne.

Du côté « obligation » (ou dette privée), la possibilité, pour nos banques, de titriser leurs créances déresponsabilise le secteur bancaire : celui-ci préfère alors prêter à des projets très rémunérateurs à court terme, même si ces projets n’ont guère de sens économique à moyen et long terme. Les premières victimes de cette déviance, ce sont nos entreprises, qui ont besoin, au contraire, d’être accompagnées par un secteur bancaire responsable. Là encore, il suffirait que la loi ou le régulateur prudentiel[3] obligent les banques à conserver une fraction significative de l’encours de créance dans le bilan pour responsabiliser à nouveau les banques et les inciter à se tourner vers les véritables créatrices de valeur ajoutée que sont les entreprises dotées d’un authentique modèle d’affaires soutenable.

Quand, aujourd’hui, au motif qu’elles font trop peu de profits, certaines entreprises s’endettent de la main droite pour payer des dividendes de la main gauche à leurs actionnaires, on sombre dans l’absurde ! Et de telles entreprises, à coup sûr, ne peuvent plus investir dans l’avenir. Nous sacrifions notre avenir à une logique action-dette qui devrait justement aider notre tissu d’entreprises à préparer demain.

En outre, il faut distinguer les responsabilités des entreprises vis-à-vis de leurs différentes parties prenantes, c’est-à-dire de tous les groupes qui, d’une façon ou d’une autre, sont concernés par l’activité économique de telle ou telle société : les salariés, les fournisseurs, les clients, les riverains des sites, les consommateurs, les actionnaires, etc. Pour qu’une entreprise ne se dérobe pas à ses responsabilités, toutes ces parties prenantes devraient être représentées au Conseil d’Administration. Ce serait cela, la Mitbestimmung (co-détermination) « à la française » !

Il s’agit également de s’interroger sur la manière d’intégrer les paramètres « environnement, social, gouvernance » dans toutes les décisions d’investissement. Le seul niveau de l’ISR (Investissement socialement responsable) n’est pas suffisant. Tant que les gouvernements ne décideront pas d’imposer le respect de ces critères par les entreprises, qu’elles soient des industries, des services ou des acteurs financiers, la Responsabilité sociale d’entreprise (RSE) ne sera perçue que comme un surplus non exigible de la part de l’ensemble des acteurs économiques. Une autre piste consiste à réécrire la comptabilité d’entreprise de manière à y faire figurer son capital et sa dette écologique. Le chantier est immense, certains s’y sont attelés[4], mais soyons honnêtes : tant que nous ne pourrons pas mettre le coût des dégradations écologiques en face d’un chiffre d’affaire, il sera très difficile à une entreprise de prendre au sérieux l’opportunité écologique.

Enfin, une répartition plus équitable de la richesse créée par l’entreprise suppose également un frein mis à l’accroissement abyssal des disparités dans la rémunération du travail. Quelques critères généraux pour veiller à une lutte contre les écarts excessifs de salaires dans toutes les entreprises sont envisageables : faire en sorte que soit systématiquement et régulièrement publié le montant des 10 rémunérations les plus basses et des 10 les plus élevées, au sein de chaque organisation ; refuser que la progression de la rémunération du capital (après impôt) soit plus rapide que celle du travail (après impôt). Ce dernier aspect suppose, dans beaucoup de pays dont la France, une réforme du système fiscal qui, aujourd’hui, pèse beaucoup plus sur les salaires que sur les dividendes perçus par les actionnaires. L’Institut Rousseau[5] va bientôt publier une note importante à ce sujet.

En quoi la crise sanitaire est-elle l’occasion de parler d’un « monde d’après » ?

G. G. Nous devons viser une « reconstruction écologique » qui donne un sens à notre vivre-ensemble, réduira notre dépendance aux combustibles fossiles et le déficit de notre balance commerciale et, surtout ; créera plus d’emplois que le « monde d’avant » la crise sanitaire. Nous sortons de 40 années de chômage massif : le monde d’avant était incapable de fournir du travail à tout le monde. En équivalent temps plein, notre économie produisait 30% de chômage avant le confinement (25% en Allemagne, 30% aux Etats-Unis). Autrement dit, une économie sociale de marché thermo-industrielle comme la nôtre n’est plus capable que de créer, majoritairement, des petits boulots à temps partiel, dont une partie sont des bullshit jobs au sens de David Graeber. La reconstruction écologique est un vrai projet de société, capable de donner sens à l’activité de chacun, quel que soit son niveau de responsabilité. Les salariés le savent déjà dans leur entreprise. Ce projet demande une politique de formation et d’accompagnement de très grande ampleur pour aider les métiers dépendants de l’économie polluante : la voiture thermique (nous avons suffisamment de lithium sur la planète pour les 50 prochaines années, même si tout le monde se met à la voiture électrique), l’avion, l’agriculture intensive n’ont d’avenir que marginal, il faut donc accompagner la reconversion des salariés piégés dans ces secteurs sinistrés. La sobriété carbone est le meilleur allié de l’emploi. Parallèlement, cette reconstruction passe par des politiques actives au niveau territorial et il est temps de généraliser l’expérience Territoires zéro chômeur de longue durée (TZCLD), qui est largement un succès là où elle a été réellement mise en œuvre. A cause du confinement (que nous aurions pu éviter), nous allons enregistrer un million de nouveaux chômeurs en 2020 et risquons sérieusement l’enlisement dans la déflation, le piège « japonais ». La mission de l’État doit être de garantir un travail à tous et de promouvoir un nouveau contrat social et écologique.

Celui-ci passe par une forte réindustrialisation verte et une relocalisation de l’économie française. La pandémie a contribué à dévoiler que la plupart de nos industries sont extrêmement dépendantes de chaînes de valeur internationales très fragiles, à flux tendus, qui ne sont pas résilientes à la défaillance du moindre chaînon. On le voit dans les médicaments - alors que le grand public croyait la France hautement spécialisée dans la santé, et dans beaucoup d’industries lourdes et tertiaires. C’est aussi une question de souveraineté nationale que de changer de cap, de relocaliser, promouvoir les circuits courts partout où c’est possible, et financer les chantiers d’infrastructures vertes (rénovation thermique des bâtiments, train, ferroutage, hydrogène vert, etc.). Voilà où est l’avenir.

Propos recueillis par Laurent Tertrais

[1] Les scénarios RCP (Representative Concentration Pathwa), trajectoire du forçage radiatif jusqu’à l’horizon 2300 établis par le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, Giec, NDLR.

[2] Fondation pour la nature et l’homme, Greenpeace France, Notre affaire à tous et Oxfam France (2018).

[3] L’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution est une institution intégrée à la Banque de France, chargée de la surveillance de l’activité des banques et des assurances en France, NDLR.

[4] Révolution comptable, Ed. ouvrières, 2020.

[5] www.institut-rousseau.fr.