L’Accord national interprofessionnel du 26 novembre 2020 « pour une mise en œuvre réussie du télétravail » est « étendu », c’est-à-dire que ses dispositions s’appliquent à l’ensemble des entreprises, qu’elles soient signataires ou non des textes, adhérentes ou non à une organisation syndicale signataire, et dont l’activité est comprise dans les secteurs professionnels représentés par les organisations patronales signataires (Medef, CPME et U2P)[1].

La question des risques pour la santé, induits par la situation d’isolement du salarié en télétravail, a fait l’objet d’une prise en compte forte dans l’ANI. L’accord insiste sur « la préservation de la relation de travail avec le salarié ». Le mot « isolement » est répété à sept reprises et un article complet y est consacré, grâce notamment à la délégation CFDT :

5.2. Prévenir l’isolement

La prévention de l’isolement participe à la fois de la santé au travail du salarié en télétravail et du maintien du sentiment d’appartenance à l’entreprise. Des règles de fonctionnement communes intégrant des repères relatifs aux activités, aux responsabilités individuelles et collectives, à la marge de manœuvre et à l’autonomie de chacun des salariés en télétravail, aux interlocuteurs et personnes ressources et aux modalités de leur interpellation sont autant de garants face au risque d’isolement. Les temps de travail collectif réguliers sont indispensables.

Le salarié en télétravail doit pouvoir alerter son manager de son éventuel sentiment d’isolement, afin que ce dernier puisse proposer des solutions pour y remédier. A cet égard, il peut notamment être utile de mettre à disposition des salariés en télétravail les coordonnées des services en charge des ressources humaines dans l’entreprise, des services de santé au travail, etc.

L’accord insiste ainsi sur deux niveaux : le niveau collectif, par la mise en place de mesures de prévention active et collective dans l’organisation du travail et le management des travailleurs ; le niveau individuel, par la mise en place d’un dispositif permettant au salarié de pouvoir alerter son manager, en complément des autres services « support » (ressources humaines, services de santé au travail) et personnes ressources. Si l’accord ne précise pas davantage comment ce pouvoir d’alerter le manager doit se mettre en place (les conditions de conclusion de la négociation interprofessionnelle n’ont pas permis d’avancer plus loin), un premier jalon est posé. Si le terme « alerter » est utilisé c’est bien pour caractériser une « situation problème » qui nécessite une réponse, des « solutions pour y remédier ».

Face au devoir de vigilance managériale, la demande d’attention

Par ailleurs, le texte de l’ANI fait le lien à plusieurs reprises entre l’isolement et ce qui est nommé comme une « attention particulière » de la part du manager, notamment pour les « salariés en situation de handicap et ceux présentant des problèmes de santé ou atteints d’une maladie chronique évolutive ou invalidante » (4.3.3), les « salariés en télétravail » comme ceux restés « sur site » « en raison de circonstances exceptionnelles ou de force majeure » (5). Plus largement, le texte insiste sur une « vigilance portée sur la prévention de l’isolement que peuvent ressentir certains salariés, qu’ils soient en télétravail ou qu’ils travaillent sur le site de l’entreprise » (7.4). Ce devoir de vigilance managériale spécifique entre dans le champ de la responsabilité du manager et de l’entreprise car la situation appelle une réponse (« proposer des solutions pour y remédier »).

À l’évidence, nous ne sommes pas sur le même plan, le même registre, que le dispositif d’alerte existant dans le code du Travail et qui fait intervenir les représentants du personnel, lesquels peuvent saisir l’employeur en cas d’atteinte à la santé physique et mentale « qui ne serait pas justifiée par la nature de la tâche à accomplir », procédure prévue à l’article L.2312-59 du code du travail pour les entreprises d’au moins 50 salariés, et à l’article L.2312-5 pour celles dont l’effectif est compris entre 11 et moins de 50 salariés. Dès cette procédure activée « L'employeur procède sans délai à une enquête avec le membre de la délégation du personnel du comité et prend les dispositions nécessaires pour remédier à cette situation ».

Avant d’en arriver là, à ce degré d’alerte externalisée vers le CSE, on pourrait concevoir que la fameuse relation de confiance réciproque devrait être le support naturel, le creuset de l’interpellation du salarié à son manager engendrant une réponse appropriée. Mais la réalité est tout autre et dans bien des cas la relation est telle, l’attention est telle, que le salarié n’osera pas alerter en temps utile, que le manager ne repèrera pas les signaux faibles. Aussi, il convient de chercher à identifier les voies et moyens de rendre opérationnel et efficient ce « pouvoir d’alerte » du salarié envers son manager auquel l’ANI confie une mission d’attention, un devoir de vigilance, face aux situations d’isolement. Ne pas le laisser seul est cependant une responsabilité collective puisque les services ressources humaines et de santé au travail sont associés face à ces situations.

Un dispositif mis en place à la RATP. Et bien d’autres ?

Cette exigence de réponse me fait penser à mon champ professionnel d’origine particulièrement innovant dans le domaine de l’alerte sociale : au début des années 2000, les partenaires sociaux de la RATP ont mis sur pied un dispositif dénommé « demande d’attention » dans le cadre de la prévention des risques psychosociaux. Fruit d’un travail conséquent et multi acteurs dans une perspective plus large que le seul sentiment d’isolement, la démarche de la RATP vise à rendre efficients et coordonnés les différents canaux de signalement, conseil ou alerte (services ressources humaines et de santé au travail, délégués du personnel, comités d’hygiène, service social, numéro vert, préventeurs locaux) autour de la situation de travail et de ses protagonistes (salariés et managers).

Centré sur la situation vécue par un salarié, ce dispositif obligeant une prise en compte par l’entreprise pourrait s’analyser comme le pendant « pré-conflit individuel » du dispositif d’alarme sociale inventé par les partenaires sociaux de la même RATP en cas de situation de « pré-conflit collectif »[2]. Il s’agit d’obliger à s’arrêter pour dialoguer sur la situation et proposer des solutions et des issues, afin d’éviter des « voies sans issue » telle que l’alerte en cas d'atteinte à la santé physique ou mentale, le droit de retrait, le droit de grève ou l’arrêt maladie.

Très certainement, d’autres entreprises, organisations, administrations, équipes syndicales CFDT ont mis sur pied des dispositifs de cette nature, et la CFDT Cadres pourrait s’en faire utilement le relais. Les nouveaux représentants de proximité offrent également la possibilité d’établir à l’échelle d’une communauté de travail local les voies d’un tiers acteur de confiance. En quelque sorte, face à la subordination, il s’agit d’obliger à l’attention, au « devoir de s’asseoir », « de se mettre à table », de créer les conditions de pouvoir dire en confiance « stop » face à l’isolement, mais aussi face à la surcharge[3], au harcèlement ou à la discrimination, au dilemme éthique, et d’être entendu afin que la situation s’arrête parce que le contrat de travail doit être exécuté de bonne foi.


Isolement et sentiment de solitude

Travailler de façon isolée, c’est selon l’INRS « réaliser seul une tâche dans un environnement de travail où l’on ne peut être vu ou entendu directement par d’autres personnes, et où la probabilité de visite est faible ». L’INRS promeut des dispositifs de prévention de situation qu’on ne qualifie par forcément de télétravail, par exemple une intervention de maintenance dans un lieu vide (parking, ascenseur…) ou le travail de nuit d’une infirmière. En l’absence de définition réglementaire du travail isolé, c’est l’évaluation des risques qu’est tenu de mener l’employeur qui doit permettre d’identifier les situations d’isolement prolongé ou ponctuel, habituel ou fortuit, et les risques associés. Il revient ensuite à l’employeur de déterminer les mesures appropriées à leur prévention.

Parallèlement aux enjeux de sécurité des travailleurs isolés, un autre volet davantage lié au télétravail et aux formes d’organisations agiles explore les pathologies de la solitude en lien avec les problèmes de santé mentale. L’individualisation des tâches et des conditions de travail favorisent les situations d’isolement. Parmi les éléments objectifs, citons le nombre de personnes à proximité physique, la durée de l’isolement, le nombre de contacts par téléphone ou par visio chaque jour[4].

Ceci étant, la notion est difficile à cerner tant elle est subjective. L’isolement perçu, relationnel ou la solitude font en effet appel à des évaluations propre à chacun, d’autant plus qu’ils ne sont pas en soi négatifs. L’enjeu de prévention est donc plutôt de saisir le passage de la solitude au sentiment d’isolement. Le manager peut faire attention aux signaux faibles en demandant aux salariés managés leur ressenti sur la maîtrise de leurs situations professionnelles et leur vécu au quotidien, mais aussi sur le volume des exigences externes. On retrouve ainsi les éléments d’analyse de l’ergonomie proposés par l’Anact à propos de la charge de travail, en distinguant ce qui est demandé (le prescrit), ce qui est vécu (le réel) et la perception du travail (le subjectif)[5].


[1] Arrêté publié au Journal officiel le 13 avril 2021. L’extension est soumise à une réserve concernant l’article 3.1-5 relatif à la prise en charge des frais professionnels. Si cet ANI ne créé pas en tant que tel des droits il est une base pour négocier un accord solide sur le télétravail. Les dispositions de l’ANI peuvent être écartées par la conclusion d'un accord d'entreprise (mais pas par une charte). Cf. CFDT Cadres, « Guide de négociation du télétravail », avril 2021. A noter : Attention, l’extension de l’Ani ne le rend pas pour autant applicable à toutes les entreprises de toutes les branches d’activité ! Certaines entreprises en restent exclues : celles dont l’activité est représentée par une fédération patronale non adhérente de l’une des organisations patronales (OP) signataires de l’Ani ; celles dont l’activité n’est pas représentée par une fédération patronale dans le sens où aucune des 3 OP ne les représente.

[2] Cf. Laurent Mahieu, Jean-Louis Mousset, « Le dialogue social, une aide à la décision. L’exemple de l’alarme sociale », revue Cadres n°422, oct. 2006.

[3] Cf. CFDT Cadres, « Charge de travail, guide d’action syndicale », avril 2021.

[4] Cf. J. Marc, M. Favaro, « Isolement et solitude au travail », INRS, déc. 2019.

[5] Cf. « Charge de travail, guide d’action syndicale », op. cit.