Rappelons brièvement l’enjeu du dispositif : offrir aux Franciliens un service public de qualité grâce à l’amélioration du dialogue social, en essayant de traiter les questions soulevées par les organisations syndicales en amont des conflits. L’objet de l’alarme sociale est notamment d’obliger à rechercher un accord sur les réclamations touchant à la vie quotidienne des agents, qui faute de négociations, risquaient auparavant de déboucher sur une grève. Ce dispositif permet de faire apparaître les problèmes de terrain et de leur donner une reconnaissance officielle afin qu’ils soient pris en compte par la hiérarchie et résolus au niveau adéquat. Son bon fonctionnement s’appuie sur une réelle décentralisation du pouvoir de décision, mais aussi et surtout sur l’engagement des acteurs.

Un dispositif novateur

Il faut noter à cet égard que l’initiative du déclenchement de l’alarme sociale appartient aux organisations syndicales mais aussi aux directions, lorsqu’elles identifient à leur niveau respectif une situation susceptible de générer un conflit. Dans les cinq jours ouvrables qui suivent l’activation de la procédure, les parties doivent se réunir pour négocier. Deux hypothèses peuvent se présenter à l’issue de cette négociation : soit elle débouche sur un accord en bonne et due forme, soit les parties rédigent et signent un constat de désaccord qui doit en formaliser les termes.

Dans les faits, le démarrage a été lent et l’apprentissage mutuel d’abord décevant. Puis certaines unités se sont emparées du dispositif et ont appris à l’utiliser. Les lignes de bus l’ont fait plus rapidement que le métro, dont les unités sont imbriquées et l’organisation plus centralisée. Les directions, à vrai dire, n’ont guère utilisé la possibilité qui leur était donnée de déclencher elles-mêmes une alarme sociale ; mais elles ont joué le jeu quand l’alarme était déclenchée par les organisations syndicales, notamment la CFDT et l’UNSA qui ont fait de ce dispositif un usage conséquent.

La mise en oeuvre de l’alarme sociale nécessite un sens de la temporalité de l’action : on pourrait dire que l’alarme sociale favorise une unité de temps, de lieu et d’action. Elle exige une anticipation, un choix tactique au regard de l’immédiateté des résultats. C’est un outil qui enrichit le répertoire d’actions du militant syndical.

A l’usage, on s’aperçoit que la prévention des conflits ne constitue que l’une des faces du dispositif. Dans bien des cas, il y a peu de risques réels de déclenchement d’une grève majeure ; le rôle de l’alarme est bien plutôt celui d’un levier de dialogue et de révélateur du climat social. Elle permet ainsi une régulation, et peut apparaître dans certains cas comme une étape « participative » des processus de prises de décision. Pour les organisations syndicales, cela peut permettre de traiter des situations où un rapport de force traditionnel ne serait pas en leur faveur.

Les décisions des engagements pris dans des accords sociaux globaux, on le sait, ne sont pas toujours négociées. Cela interroge sur la tactique de la direction en vue d’obtenir un accord majoritaire à un moment donné. Comment obtenir le respect des engagements sans recourir au tribunal ? Faudra-t-il un nouvel outil d’engagement de négociation ? Un outil de pré-négociation ? L’alarme sociale peut constituer ici un outil utile, à condition de lui donner un cadre.

La solution réside peut-être dans une « instance souple » de coordination ou d’impulsion de la négociation sociale transversale. Il s’agirait de donner tout son sens à la commission du dialogue social, laquelle ne devrait pas se contenter de suivre le « respect de l’accord », à partir de tableaux de bord, mais pourrait servir de lieu de suivi de la qualité de la négociation collective, de la même façon que l’observatoire sert au bon fonctionnement de l’alarme sociale.

Vers une extension hors RATP ?

L’exposé des motifs de la loi du 4 mai 2004 évoque un « nouvel équilibre » et cite notamment un droit de saisine donné aux partenaires sociaux sur certains sujets. L’alarme sociale constitue en fait un premier modèle de ce droit de saisine, et on pourrait imaginer son extension dans certains espaces où les formes classiques du syndicalisme et du dialogue social ont du mal à pénétrer ou au contraire ont tendance à s’épuiser.

Le dialogue social territorial en serait un. Des commissions paritaires (pro ou interpro) peuvent déjà être instituées au plan local, départemental ou régional, pour négocier et conclure des accords d’intérêt local. Leur rôle est notamment d’examiner les réclamations individuelles et collectives et toute question relative aux conditions d’emploi et de travail. Mais quel est ensuite le devenir des réclamations ? Les exemples sont encore rares (Tarn, Bressuire), et on manque de recul pour répondre à cette question. Dans les commissions déjà créées, le titre de délégué syndical territorial n’existe pas encore ; cette nouvelle fonction pourrait être créée dans le cadre d’un dispositif d’alarme sociale, le délégué syndical territorial étant alors alerté par tel ou tel salarié.

Les négociations de branche sur le dialogue social pourraient aussi instituer le dispositif d’alarme sociale comme une incitation à la négociation dans les entreprises privées, où la liberté de grève existe mais sans préavis, faute de levier de « négociation ». Instaurer un dispositif d’alarme sociale pourrait vivifier le dialogue social, en donnant un levier aux acteurs sociaux et en offrant un espace à la discussion. Ajoutons que dans un monde marqué par les logiques descendantes (interpro, branches, entreprises), ce serait l’occasion de faire naître des logiques ascendantes, introduisant des espaces de dialogue sur le terrain. Ce qui interroge, bien sûr, sur les garants des accords éventuellement passés.

Qui pourrait servir de tiers « médiateur » entre les salariés et les directions d’entreprise ? L’inspecteur du travail ? Une commission paritaire ad hoc ? L’alarme sociale peut en tout cas dans ces mondes professionnels faire contrepoids à la subordination en permettant le développement d’obligations de réciprocité : engager l’autre à faire quelque chose quand cela ne va pas, au delà du simple respect des règles (santé, sécurité, salaire).

Dialogue social territorial, entreprises privées, dans ces deux cas l’alarme sociale apparaît comme un instrument de développement de l’action syndicale dans des lieux où elle est insuffisamment présente. Mais, comme cela a été le cas à la RATP, l’alarme sociale peut aussi avoir pour sens de permettre à d’autres mondes professionnels, marqués au contraire par de fortes traditions de conflit, de faire évoluer ces traditions. Quelques textes récents le suggèrent.

L’accord du Musée du Louvre (accord-cadre du 27 novembre 2003) parle ainsi de « développer la négociation préventive et un dialogue social actif », avec comme enjeu explicite la continuité du service public. Il évoque en particulier le droit à l’information des agents, la place des IRP, la participation directe des salariés et la négociation possible d’un droit d’expression directe.

Le protocole d’accord du 2 octobre 2003 sur l’amélioration du dialogue social et de la prévention des conflits à la SNCF va dans le même sens. Les signataires veulent substituer à la « culture de confrontation » une culture de « recherche de compromis aux différents niveaux de responsabilité » et donner une « valeur nouvelle à la concertation ». Le texte s’attache à préciser le rôle des acteurs et promeut l’information des syndicats, un partage très en amont, le développement de la veille sociale, ainsi qu’une démarche de concertation immédiate de dix jours par laquelle les organisations syndicales pourront aviser la direction concernée d’un différend particulier, afin de dresser un relevé de conclusion concerté.

Il faut admettre que certaines organisations ne voient pas sans une certaine méfiance la montée en puissance de ce dispositif par rapport à des modes d’action plus traditionnels qui correspondent mieux à leurs savoir-faire militants et permettent d’éprouver régulièrement les forces dont elles disposent. Ces interrogations ont du sens. Mais en même temps, comment ne pas voir que de nouvelles formes de dialogue social viennent bousculer le syndicalisme ? Celui-ci a tout à gagner à prendre les devants dans l’invention des formes politiques et sociales de demain, car celles qui émergent aujourd’hui ne lui font pas toujours sa place.

L’irruption de la médiation en est une. La loi de modernisation sociale en évoquait le recours possible, mais cette disposition a été suspendue par la loi Fillon. Certains y voient une menace pour les acteurs, entre dépossession et appauvrissement de la volonté collective. Il reste par ailleurs des ambiguïtés sur la place du médiateur, notamment dans les pratiques de recours interne avec une personne de la DRH.

La relance de l’expression des salariés en est une autre, avec l’avis adopté par le Conseil économique et social le 7 avril 2004 relatif aux nouveaux risques pour la santé des salariés. Le code du travail confie à l’expression directe et collective des salariés le soin « de définir les actions à mettre en œuvre pour améliorer leurs conditions de travail, l’organisation de l’activité et la qualité de la production dans l’unité de travail à laquelle ils appartiennent dans l’entreprise » (C. trav., art. L 461-1).

La pratique du référendum (Michelin, EDF) doit elle aussi être prise en considération, de même que l’émergence du dialogue social informel. Une étude récente d’Entreprise & Personnel sur les fusions-acquisitions pointe la nécessité de « dépasser le cadre légal du dialogue social » pour anticiper le dialogue avec les partenaires avant la consultation des IRP. Anticiper, discuter, sortir d’une culture du conflit pour le conflit, donner la parole aux salariés, renouveler les formes du dialogue social, pourquoi pas ? Mais pour éviter les risques, les illusions et les désillusions de la démocratie directe, autant faire confiance aux vertus éprouvées de la représentation et de la procédure. L’alarme sociale possède alors de sérieux atouts. Pour les acteurs sociaux, il s’agit de faire passer le dialogue social du statut de valeur proclamée à celui de vertu efficiente, productrice de décisions et, partant, de résultats.