Qu’est-ce que le travail « bien fait » ?

Yves Clot. S’intéresser au travail « bien fait », c’est d’abord s’opposer au travail « ni fait ni à faire » qui empoisonne la vie de ceux à qui on l’impose ou qui s’y résignent. Mais c’est plus large : il empoisonne aussi les consommateurs, les usagers et la planète. Le travail « ni fait ni à faire » ruine la santé. Ceux qui travaillent ne peuvent s’y reconnaître, ils y perdent leur fierté parce qu’il est indéfendable à leurs propres yeux. Pour autant, ce qu’on appelle le « travail bien fait » n’est pas simple à définir. Entre ce qu’on fait, ce qu’on doit faire, ce qu’il faudrait faire et ce qu’on aurait pu faire, par exemple, le conflit de critères est toujours là. Si on s’interdit la discussion à ce propos ou, pire, si elle est interdite, la qualité du travail se dégrade et abîme les personnes. Si ce conflit de critères ne devient pas l’objet d’une « dispute professionnelle », la coopération perd ses racines dans l’organisation et le professionnalisme recule. Dans le livre[1] nous montrons que la controverse autour de la qualité du travail peut devenir une méthode de coopération. Elle permet de mieux faire « le tour des questions ».

Chacun a ses « angles morts ». Ceux qui sont en bout de chaîne, au contact du réel, savent que la prescription ne règle pas tout. Ils comblent le fossé, souvent au prix de leur santé, entre le réel et la règle officielle. Mais la ligne hiérarchique, elle aussi, a ses critères. Ce qui est grave ce n’est pas cette différence classique. C’est que ce qui est discutable dans la qualité du geste, de l’organisation, du soin prodigué, du produit fabriqué ou du service rendu ne puisse être discuté. Personne ne peut prétendre avoir le privilège exclusif de définir seul le travail bien fait. C’est devenu une contradiction explosive pour chaque travailleur : en tant que citoyen il est habilité à gouverner la Cité mais en tant que professionnel, huit heures durant, il n’est pas admis dans la boucle de décision.

 

Faut-il réduire l’écart entre le prescrit et le réel ?

Y. C. C’est impossible de le faire complètement. Dans le travail on cherche forcément à tout prévoir à l’avance mais ça se passe rarement comme prévu. Anticiper au maximum sur toutes les difficultés, c’est très honorable. C’est la fonction de l’encadrement bien compris. Mais la vie déjoue souvent les calculs. Le réel est étrange. Et c’est ce qui justifie le développement créatif individuel et collectif du pouvoir d’agir effectif des salariés au-delà de la prescription. Le pouvoir d’agir fait grandir le goût du travail efficace et le sens de l’effort utile. C’est propice à la santé au travail et plus efficace que la défense crispée de la prescription. Un pouvoir fort sur autrui reste souvent faible sur les choses. C’est la confrontation des différences sur la qualité de l’acte et l’objection - au sein du collectif de travail et entre ce dernier et la hiérarchie - qui permet de trouver des solutions auxquelles personne n’avait songé auparavant : voilà à quoi peut servir le conflit de critères institué. Au-delà du compromis entre des points de vue qui existaient déjà. C’est vrai entre opérateurs et décideurs mais c’est aussi vrai au sein des collectifs de travail eux-mêmes.

 

Comment contournez-vous la difficulté à dire le travail quotidien ?

Y. C. Il faut en effet tenir compte de cette difficulté à dire le travail. C’est pourquoi il ne suffit pas de « libérer la parole ». Spontanément, pour parler de leur travail, les travailleurs décrivent la tâche à accomplir dans le vocabulaire de la prescription officielle. C’est une question classique de l’analyse du travail. C’est un piège. On peut alors passer à côté du réel de l’activité de tous les jours. C’est le cas de beaucoup d’experts extérieurs et même des travailleurs eux-mêmes quand ils ne parlent plus travail entre eux. Quand la situation est dégradée et qu’ils ont de bonnes raisons de s’en plaindre c’est encore de la prescription qu’ils parlent, cette fois pour l’incriminer. Mais ils s’ouvrent rarement, sauf quand le collectif existe, sur ce qui fait le sel du travail : ce qu’on fait pour arriver malgré tout à faire quelque chose qui se tient, parfois malgré et même contre la prescription.

Ce point est important car la santé au travail dépend justement de la conscience collective d’être pour quelque chose dans ce qui nous arrive. Quand on se sent comptable de quelque chose ensemble, les efforts à faire sont moins pénibles, on subit moins la situation. Nous avons donc mis au point des méthodes - expliquées dans le livre - pour retrouver ce pouvoir d’agir en restaurant la discussion sur le travail d’abord entre les travailleurs eux-mêmes. Car ce qui les affaiblit c’est d’abord le fait de ne plus pouvoir se parler de ce qui est acceptable ou pas dans ce qu’ils font. C’est entre eux que le travail peut se dire et que la controverse doit avoir lieu - même sur de « petites » questions - pour se préparer à en dire quelque chose à leur hiérarchie. Leur point de vue sur les problèmes du travail n’est pas spontané, il est à construire. Il faut instruire les conflits de critères aussi entre eux pour qu’ils redécouvrent ce qu’ils pourraient faire d’autre et même ce qu’ils pourraient devenir. La coopération conflictuelle les concerne aussi pour qu’ils imaginent des possibilités qu’ils ne soupçonnaient pas. Notre travail est de les équiper pour le faire, grâce, entre autres, aux techniques de dialogue filmé sur l’activité que nous détaillons dans le livre. L’essentiel est l’énergie qu’ils puisent là, entre eux, pour trouver la force de l’autre dialogue indispensable avec la hiérarchie. Pour qu’ils fassent autorité auprès de ces hiérarchies il faut paradoxalement qu’ils prennent des libertés avec leurs propres habitudes. Seule l’instruction poussée des problèmes entre eux permet de les discuter avec l’encadrement. Pour être reconnu il faut être reconnaissable. Notre rôle est d’instruire ces dossiers du travail réel avec eux afin que les hiérarchies leur accordent le crédit qu’ils méritent dans le dialogue à instituer.

 

Quelle est la différence avec les méthodes du lean management ?

Y.C. Dans les pratiques de lean management, comme d’ailleurs dans le management participatif en général, le collectif devient une collection d’opérateurs. Cette collection est composée par un encadrement qui compte sur chaque opérateur individuellement pour « l’amélioration continue » d’une performance définie selon ses propres critères d’efficience. Il n’y a pas de conflits de critères institués sur la performance elle-même. Il s’agit d’une écoute et non d’un dialogue. Les dialogues que nous décrivons dans l’ouvrage concernent les objectifs du travail, y compris la santé des travailleurs, et pas seulement les moyens pour atteindre des objectifs unilatéralement décidés. Dans la réalité, les critères d’un travail de qualité pour les uns et pour les autres ne se recoupent pas. De cette différence durable il faut faire l’objet même de l’organisation du travail. On dit souvent qu’il faut « faire remonter les problèmes » dans l’organisation. Et on s’étonne toujours qu’ils se perdent en route. Nous préférons renverser la question : mieux vaut faire descendre l’organisation sur les problèmes analysés par ceux qui les vivent. Pour cela il faut qu’ils puissent décider de ce qui doit être mis à l’agenda. On parle de façon trop générale de la participation des travailleurs dans les organisations. On s’intéresse plutôt à la participation des hiérarchies à la solution des problèmes concrets de tous les jours. Il y faut des institutions sur le contenu du travail qui marchent à la « dispute professionnelle » pour voir les « angles morts ». Nous ne les avons pas encore.

 

Le droit d’expression et les espaces de dialogue répondent-ils à cette exigence ?

Y.C. Les lois Auroux de 1982 et 1986 ouvraient un « droit d’expression directe » pour les salariés. Mais l’animation de ces groupes d’expression a été confiée à l’encadrement à côté des institutions représentatives du personnel sans que le processus de décision ne soit impacté. Du coup, ces groupes se sont d’abord essoufflés puis, au mieux, sont devenus des cercles de qualité précurseurs du lean. Ce droit d’expression est tombé en désuétude même s’il figure encore dans le code du Travail. Il a été désinvesti parce qu’il était trop direct en un sens. Il n’a pas autorisé la formation de vrais collectifs responsables comme je les ai définis plus haut avec du temps et des méthodes pour se préparer d’abord à la discussion avec le management. La « coopération conflictuelle » que nous pratiquons est indirecte. Le collectif de travail prépare ses « dossiers » sans la présence directe du manager pour faire suffisamment « le tour de la question » entre collègues. C’est ce qui permet de soigner la coopération avec l’encadrement. Sinon, comme l’indiquent les études sur les lois Auroux que nous citons dans notre livre, on a beau être ensemble dans le Groupe d’expression, on a peur de s’exprimer et d’engager les collègues qui ne sont pas là avec qui on n’a pas pu travailler les questions au préalable.

Il ne suffit pas de « libérer la parole » dans des espaces de discussion dédiés. Il faut d’une part que cette parole résulte d’un travail réalisé au préalable dans des collectifs responsables et d’autre part qu’elle porte dans la boucle de décision. L’idée - par exemple de M. Detchessahar - d’espaces de discussion animés par les managers de proximité est un bel hommage rendu au management. Je fais partie de ceux qui pensent avec lui que le collectif professionnel, s’il veut compter dans l’organisation, doit pouvoir bénéficier de l’expertise managériale[2]. Mais si l’on ne veut pas seulement discuter pour discuter mais pour décider il faut donner au collectif un vrai pouvoir d’investigation et d’instruction. Sinon la coopération dans toute l’organisation, jusqu’à la gouvernance, est privée de la créativité du conflit de critères organisé.

 

Quelle est la place des élus dans ce dialogue ?

Y.C. Dans les expériences que nous rapportons existent des « référents métier » élus dans les collectifs de travail pour y faire vivre la controverse professionnelle. Ce sont eux qui équipent le travail collectif contre le travail « ni fait ni à faire » sur leur périmètre d’équipe et au-delà. Nous montrons comment, jusqu’au plus haut niveau de l’organisation et sans masquer les difficultés qui s’en suivent. Dans notre livre le syndicalisme est très présent. Mais entre les élus du personnel et les hiérarchies les référents élus sont la force de rappel du travail réel. Le dialogue social est aujourd’hui au point mort parce qu’il est privé du conflit de critères autour du travail « bien fait ». Mais les représentants du personnel sont mal placés pour organiser la « dispute professionnelle » nécessaire entre collègues sur la qualité de leur travail. Le développement des gestes de métiers et plus largement du professionnalisme n’est pas directement la vocation du syndicalisme. Il est difficilement le garant de l’expertise professionnelle car les travailleurs concernés le voient mal devenir cet « empêcheur de tourner en rond » nécessaire entre eux pour garder leur métier vivant. Là ou le syndicaliste est plutôt la femme ou l’homme de l’unité revendicative. Le syndicalisme peut cependant bénéficier des connaissances produites sur la situation de travail par les référents et les collectifs. Il peut aussi, en veillant sur lui, se servir de ce dispositif pour faire reconnaître - même financièrement - la qualification du travail qui s’y développe.

Au regard de la conflictualité classique inhérente à la relation salariale dans l’entreprise, les référents incarnent un conflit original : celui qui oppose le professionnalisme au sacrifice de la qualité du travail. Entre représentants du personnel, hiérarchie et référents, le dialogue sur le travail « bien fait » est un jeu à trois : des dialogues à deux toujours en présence d’un tiers dans toutes les instances, jusqu’au niveau de la gouvernance.

 

En quoi y a-t-il un enjeu sociétal à discuter du travail ?

Y.C. La question dépasse l’entreprise. Les scandales sanitaires de ces dernières années et de graves accidents ont comme point de départ un déficit de prise en charge collective de la qualité du travail : Volkswagen, les crashs des Boeing, les catastrophes industrielles comme celle de l’EPR de Flamanville ou sanitaire comme l’explosion de Lubrizol ou les contaminations du lait infantile chez Lactalis désigne la faille. Et l’origine de la pandémie que nous vivons n’est pas en reste. Nous en faisons l’analyse dans l’ouvrage. Il s’agit de lentes et anciennes dérives de situations de travail dans lesquelles le conflit de critères sur le travail « bien fait » n’a pas droit de Cité. Le silence organisationnel y règne. Au-delà des lanceurs d’alertes, on a donc besoin de vraies sentinelles veillant sur la qualité du travail. Dans un système de relations professionnelles redéfinies, les référents pourraient l’être. Personne, pas même l’employeur, ne doit avoir le privilège de définir tout seul le contenu du travail.

 

Propos recueillis par Laurent Tertrais

 

[1] Yves Clot avec Jean-Yves Bonnefond, Antoine Bonnemain et Mylène Zittoun, Le Prix du travail bien fait. La coopération conflictuelle dans les organisations, La Découverte, 2021.

[2] M. Detchessahar (ss dir.), L’Entreprise délibérée, Nouvelle Cité, 2019. Préface d’Y. Clot.