Cet article a été publié par The Conversation France le 8 mars 2018.
Les politiques, les chercheurs, les consultants, les journalistes, les activistes sont unanimes : le travail se transforme. Certains insistent sur le développement du travail indépendant, d’autres sur l’individualisation croissante de nos sociétés, d’autres encore sur la progression de la pluriactivité et des nouvelles formes de solidarité. Tous s’accordent sur une tendance majeure : l’explosion des cadres spatiaux et temporels des pratiques de travail. Depuis la fin des années 90, le dedans et le dehors du travail (maison-lieu de travail) et le pendant-après de l’activité de travail (vie professionnelle-vie privée, intime-public) sont de plus en plus confondus. Les technologies numériques, le télétravail, la mobilité, la ludification du lieu de travail, les valeurs et les idéologies qui valorisent l’horizontalité et la communauté, contribuent à la formation de pratiques de travail plus liquides.
Mais qu’est-ce, finalement, que le « travail » ?
La notion s’est formée au Moyen Âge. Les recherches sur la généalogie du terme ont mis en lumière deux sillons distincts. Un premier, très discuté, qui valorise le caractère instrumental de la notion de travail (trabs). Le travail est en particulier ce qui permet de contenir l’animal que l’on veut ferrer ou marquer. Des rationalisations tardives l’ont associé à un instrument de torture (tripalium). L’institutionnalisation progressive de la vision judéo-chrétienne y est sans doute pour quelque chose. À la faute originelle, à la fin du jardin d’Éden, correspond l’émergence d’un monde fait désormais d’efforts, de peines. Nous ne sommes pas (plus) dans un contexte naturel dont l’accès serait facile.
Au contraire, les descendants mythologiques d’Adam et Ève sont contraints à des efforts (de déplacements, de transports…) pour accéder aux ressources rares qui répondent à leurs besoins. Ils doivent également faire des efforts de transformation pour jouir des légumes, des fruits, de l’eau et du reste. Le travail est alors indissociable des activités d’accès et de transformation. Cette transformation est une punition et une aliénation.
À l’inverse, d’autres sources valorisent l’accomplissement et la construction d’une identité par l’activité de transformation. Celle-ci n’est pas la volonté du divin. Elle est simplement une contingence. On retrouve cette idée dans les racines grecques du travail qui sont centrées sur l’œuvre, l’action (εργον). On est plus proche de l’Homo faber de Bergson et de l’idée de création. La jouissance comme l’accomplissement sont une construction. Le travail ouvre sur le temps, l’expression, la durée. Dans cette durée, l’individu s’accomplit et s’émancipe.
C’est surtout avec la révolution industrielle et les grands débats idéologiques des 20ème et 21ème siècles que le passé va se mettre en mouvement, et des controverses réelles ou imaginaires vont polariser d’avantage les deux visions. Mais comme le dit très bien Yoann Bazin, l’activité de travail mêle de fait aliénation et émancipation. Le travail est indissociable du préfixe « tra » qui le constitue. Il est glissement d’un état à un autre et résistance rencontrée dans ce passage.
Un mot et son objet illustrent profondément ce qu’est le travail et son sens à la fois spatial et temporel. Il s’agit de celui de « traboules », dont la pratique est née dès la fin du 4ème siècle, s’est systématisée à partir du 12ème siècle avant d’être dénommée et consacrée au début du 20ème siècle.
Les traboules se sont développées avec le capitalisme. Elles ont suivi ses évolutions d’abord commerciales puis manufacturières. Elles nomment, illustrent et positionnent les formes de travail qui émergent au Moyen Âge et à la Renaissance. Ce « traceur » va nous permettre de définir et de caractériser le monde d’aujourd’hui relativement à celui du Moyen Âge.
L’espace et le temps au Moyen Âge : retour sur la notion de spatium
Au Moyen Âge, les rapports entretenus avec l’espace et le déplacement sont loin de ceux que nous connaissons aujourd’hui. Tout est discontinuités et hétérogénéités sur fond de paysages forestiers, mystérieux et dangereux. Il n’y a pas de liens entre une distance et un temps de déplacement. Les routes sont encore rares et incertaines (par leur état et les rencontres qu’on y fait).
Comme l’a montré Alain Guerreau, l’espace occidental est un ensemble de pôles et de lieux. On n’appartient pas vraiment à un territoire (la paroisse ou le comté). On est surtout attaché à des lieux tels que le château, l’église, la cité, le cimetière. Plus essentiel encore : l’espace est appréhendé de façon très temporelle. La notion de spatium qui émerge à la même époque que celle du développement des traboules désigne tout autant la durée, le laps de temps qu’une étendue spatiale (voir les travaux de Florian Mazel). L’espace est avant tout une temporalité. Tout cela est très logique dans un monde où le temps comme l’espace ne sont pas normalisés, et où le lien de l’un à l’autre n’est jamais a priori évident.
Avec la généralisation de l’horloge mécanique, avec les voies fluviales, les routes puis les voies ferroviaires, avec la mise en place des fuseaux horaires (liée également à celle des grandes voies ferroviaires), avec les nouveaux moyens de communication, avec l’émergence de marchés de capitaux mondiaux… les périodes modernes et contemporaines ont incarné une grande rupture. Le lien entre temps et espace devient tellement évident que le monde va se « spatialiser » et se « territorialiser », faisant ainsi le lit de la propriété et de la possession.
D’autres grands changements suivront : si le paysan comme le serf, le moine, le chevalier ou le roi du Moyen Âge n’ont pas de pratiques et de mots pour distinguer ce qui relève du privé du public, la révolution industrielle va installer des ruptures profondes. Le travail se généralise. Il devient une force. Il a une valeur ou un coût. Il se dissocie progressivement de la vie domestique.
Assiste-t-on aujourd’hui à une forme de retour en arrière ? Dans le monde de plus en plus liquide que décrit Bauman, les univers privés et professionnels, intimes et publics, se confondent plus que jamais. Mais on ne reproduit jamais le passé… Ces nouvelles confusions (si elles sont fondées), s’appuient sur des pratiques, des objets et des temporalités qui n’ont pas grand-chose à voir avec celles du paysan, du serf, du moine ou du chevalier du Moyen Âge.
Les traboules à Lyon : émotions, passages, et temporalités
Pour approfondir la réflexion historique et étymologique précédente, j’aimerais maintenant m’appuyer sur une pratique qui naît, se développe et évolue sur la même période que les pratiques de travail qui m’intéressent ici.
Les traboules sont un incontournable de la vie touristique lyonnaise. Pour beaucoup de Lyonnais, elles sont également une émotion. Celle d’une main qui appuie sur une porte ou la commande centrale d’un digicode pour voir ce qu’il y a « derrière ». Celle d’une promenade en famille le week-end. Celle d’un moment de jeu pour les enfants. Celle d’amis et de membres de la famille qui viennent de loin et auxquels on « dévoile » sa ville. Celle d’un premier baiser dans la liminalité de l’adolescence. Celle d’un rendez-vous auquel on aimerait ne pas arriver en retard et pour lequel on court-circuite le temps des flâneurs et des touristes. Celle des magasins, des restaurants, des expositions plus intimes qui ne se voient pas nécessairement de la rue. Celle d’un voisin qui râle parce qu’il n’en peut plus de ces passants qui ne passent pas vraiment et qui parlent bruyamment dans « sa » cours.
Les premières traboules apparaissent dès le 4ème siècle dans ce qui s’appelle aujourd’hui le Vieux Lyon. Comme l’explique Nicolas Blanchard, la traboule est étymologiquement et pratiquement un mouvement : « celui de se déplacer à travers » (transambulare). Elle n’est pas une forme ou un type architectural particulier. La traboule traverse un immeuble ou un ensemble d’immeubles et ne fait donc pas vraiment partie de la voirie publique. Le terme apparaît récemment, au début du 20ème siècle. Il est le substantif d’un verbe plus ancien : « trabouler ».
Les premières traboules sont apparues dans des quartiers bien précis du Vieux Lyon : à Nautes (entre le haut de la colline de Fourvière et le carrefour de Trion), dans le quartier de Canabae (l’actuelle Presqu’île) et à Condate (au pied de la Croix Rousse). Comme l’explique Francis Marmande, la traboule est
« Perpendiculaire, oblique ou diagonale, elle ne va pas dans le sens de la ville, évite les voies officielles, les rues royales ou les longs détours. La traboule relie des rives, établit des ponts, court-circuite la cité, et joint les rues parallèles, celles qui par vocation géométrique ne devraient se rencontrer nulle part, ou alors à l’infini... »
C’est surtout à partir du 12ème siècle, avec le développement du transport fluvial, des marchandises que les traboules vont se multiplier. Le Vieux Lyon n’a pas de port. On transporte les marchandises dans les rues et à travers les traboules. On stocke dans les caves.
Plus tardivement, au début du 19ème siècle, les traboules vont apparaître au pied d’une autre colline lyonnaise célèbre, celle que l’on nomme la colline qui « travaille » (par opposition à la « colline qui prie ») : la Croix Rousse. Nicolas Blanchard explique ainsi qu’« Entre 1815 et 1850, les Pentes se construisent du sud vers le nord et se strient d’axes est-ouest perpendiculaires. Comme dans le Vieux Lyon, les axes transversaux nord-sud parallèles manquent. »
Dans tous les cas, la traboule n’est pas vraiment un élément de l’espace public (notion qui n’avait pas de sens au Moyen Âge et à la Renaissance). Elle était et reste d’ailleurs un « espace commun ». Mais si les traboules du Vieux Lyon (200) sont bien décorées et ornementales, celles de la Croix Rousse (160 sur les pentes) ou de la Presqu’Île (130) sont d’avantage fonctionnelles. Pour certaines, elles sont même un élément de la logistique des ateliers de soyeux.
Les types de traboules comme métaphores du travail aujourd’hui ?
Très rapidement, dans ce monde précapitaliste qui émerge à Lyon, on va compter quatre types de traboules (voir Gambier et Blanchard) qui sont autant de pratiques et de métaphores différentes pour penser le travail et ses temporalités.
Le premier type de traboule est droit. Il permet le passage simple et direct d’une rue parallèle à une autre. L’émotion est très limitée. D’une porte à l’autre, on voit facilement le point d’arrivée et la traboule est une expérience tellement rapide qu’elle devient invisible dans l’acte de traverser.
Le second type de traboules est perpendiculaire ou coudée. Il permet une trajectoire un peu plus complexe que la précédente, un contournement, parfois un changement d’îlot. Lorsque l’on s’engage dans les traboules, on est déjà plus dans la même certitude et la même temporalité. Les premières fois, on peut se demander où cela va bien nous mener. Pour le corps en mouvement, on ne suit plus vraiment la pente. L’œil ne peut plus vraiment rassurer en montrant un point d’arrivée une fois la première porte ouverte. Il faut se projeter dans l’espace et dans le temps plus large du quartier.
Les traboules rayonnantes ou en étoile s’inscrivent dans une temporalité encore différente en plaçant un ou plusieurs dilemmes spatiaux et temporels (les visages de chaque ruelle changent vite en fonction du moment de la journée). Une fois passé un premier couloir, ce type de traboule mène à une cours ou une succession de cours débouchant sur d’autres traboules. Dans le passage, on peut faire de bons ou de mauvais choix. La marche, ses orientations, ses rythmes, crée ici sa propre durée. Cependant, on se sent encore dans l’univers qui a été pensé pour soi, dans un champ des possibles conçu explicitement pour raccourcir. Après, tout est question de combinaisons…
Le dernier type de traboules, à « détour », est passionnant pour notre propos. Le passage se fait ici chemin. On sent que l’on traverse et que l’on crée une narration sur le lieu, son histoire et son devenir. La marche est plus longue, plus incertaine, et surtout, plus créative que précédemment. Elle ouvre aussi la voie aux rencontres et aux petites pauses. Les possibilités de sortie (mais vers quoi ?) sont multiples et le corps a tellement tourné sans repères « extérieurs » que l’on ne sait plus où l’on va et où l’on est. Parmi les traboules à détour, on trouve notamment une de celles de la montée du Gourguillon qui traverse 4 bâtiments, trois cours intérieures, monte trois escaliers (172 marches et des dizaines de paliers sur 9 étages) avant de déboucher sur le chemin neuf après une dernière marche sur une quarantaine de mètres.
Ces pratiques et formes du « trabuler » peuvent être rapprochées d’autres pratiques. Il est tentant d’associer les traboules à quatre types de pratiques de travail (cf. tableau ci-dessous) :
Type de traboule |
Temporalité |
Type de travail |
Relation au travail |
Philosophie du travail |
Droite |
Immédiateté, simultanéité |
Technologie, outil, routine |
Aliénation |
Transformation |
Perpendiculaire |
Différé |
Procédures |
Aliénation |
Transformation |
En étoile |
Incertaine, dilemme |
Exploration, dilemmes |
Émancipation |
Transformation |
Détour |
Durée, expression |
Improvisation, création, narration |
Émancipation |
Devenir |
La traboule droite correspond au travail automatisé, systématisé. Un entrant mène clairement à un sortant. Avec le temps, on ne sent plus ce qu’il y a entre les portes. On est dans la technologie, la routine, l’outil, et plus largement l’immédiateté. On ne sent plus le travail de l’autre sur lequel va s’appuyer notre propre travail. Un exemple contemporain pourrait être l’usage du moteur de recherche Google. L’outil est là. On tape la requête et pendant, avant… on visualise, on sent déjà ce résultat arrivé à l’autre bout, dans la fenêtre du moteur. Pour celui qui utilise comme celui qui produit l’outil ou la technologie, on est dans l’assemblage qui dépossède. Tout va vite, trop vite pour sentir l’accomplissement. On sent en revanche assez bien la transformation d’un point d’entrée à un point de sortie.
La traboule coudée fait rentrer dans une pratique de travail plus différée. On se projette un peu moins dans le point d’arrivée que l’on ne visualise pas a priori. Il n’y aura pas vraiment de surprises, mais la patience va être un peu plus de rigueur. Le marcheur devra accepter quelques étapes. À nouveau, pour celui qui utilise comme celui produit, il n’y a pas d’accomplissement, et cette temporalité différée n’est toujours pas une création et une durée.
La pratique en étoiles va davantage assembler. Elle implique des pauses et quelques dilemmes. Il va falloir nécessairement explorer, hésiter… mais le travailleur n’aura pas vraiment à improviser et à innover. Il se sentira cependant plus dans le flux de sa propre marche, dans des « choix » à faire ou à raconter lorsqu’il devra rationaliser son itinéraire (« mais pourquoi n’es-tu pas sorti directement par la deuxième porte ? »).
La dernière traboule, à détour, fait entrer de plain-pied dans l’expression, la durée et la narration. La marche est plus que jamais une écriture. Mais où sommes-nous ? Où va-t-on ? Suis-je perdu ? Où mène cette sortie ? Qui est cette personne en face de moi ? Où conduit cette pièce ouverte ? Une fois la première porte passée, tout reste à faire… Le travail se fait plus créatif. Il va falloir improviser, créer ses points de repère (pas de vue sur l’« extérieur »), se raconter et peut-être (si l’on marche à plusieurs) converser avec l’espace et converser avec les autres. Parcours droits, coudés et zones en étoiles s’enchaînent. Les lieux se donnent à voir et à comprendre. On est dans une temporalité plus étendue que précédemment. Le point d’entrée n’est pas une transformation. On sent qu’il ne conditionne rien pour les choix dans l’espace qui nous intéresse. Phénoménologiquement, tout est devenir (incarné par les corps en marche) d’avantage que transformation.
Si les trois premières traboules peuvent connoter un travail machinisé et systématisé, la quatrième est plus proche de celle de l’activité de l’artisan, de l’innovateur, de l’activiste ou du hacker. Dans chacun des cas, le statut de la traboule est différent : plus ou moins invisible et noyé dans le geste de traverser, plus ou moins réinventé et intégré à une narration.
Sur ce, il est temps de conclure par une simple invitation. Visitez Lyon, poussez les portes de ses traboules et explorez les émotions décrites dans cet article ! Interrogez-vous sur ces mondes du travail qui les ont traversés et ceux qui les traversent aujourd’hui. Demandez-vous si les émotions au travail (en particulier les vôtres) empruntent davantage des traboules droites ou des traboules à détour. Voyagez et perdez-vous dans ces couloirs du temps. Marchez cet article…