Des espaces de production aux lieux de socialisation

 

Le marqueur le plus fort du changement de paradigme annoncé concerne la mutation profonde de la vocation des espaces de travail. Avant la crise, ceux-ci étaient principalement pensés pour abriter les activités de travail de chacun. Aujourd’hui, avec des employés nettement plus nomades, les espaces sont davantage envisagés comme des lieux de rencontre favorisant les liens sociaux et le maintien de la culture organisationnelle.

Tout comme le télétravail, cette évolution se laissait déjà deviner avant le Covid-19, notamment avec le développement du Flex-Office : c’est-à-dire la fin des bureaux personnels et la mise en place de la rotation du personnel sur site, de sorte à pouvoir rationaliser les espaces à gérer qui, rappelons-le, représente le deuxième poste de dépense pour les entreprises juste derrière les salaires. Toutefois, jusqu’à cette crise, le Flex-Office n’avait pas bonne presse auprès des principaux concernés - les salariés - qui voyaient souvent dans cette perte d’espace à soi une mise à distance d’eux-mêmes face à leur entreprise.

Or, après les confinements successifs imposés et la nécessité du travail à distance coûte que coûte, la plupart des travailleurs paraissent avoir su trouver un équilibre au sein de leur foyer. Des recherches qualitatives menées actuellement avec d’autres chercheurs, il ressort que l’écrasante majorité des individus interrogés s’estiment plus productifs en télétravail et ne se verraient pas revenir au bureau cinq jours par semaine.

Du côté des organisations, le moment est également propice aux changements en termes de spatialité. Les entreprises recherchent désormais des engagements contractuels moins contraignants que les baux complexes que l’on connaissait jusqu’en 2020. Il est désormais question de privilégier des solutions souples, qui peuvent rapidement s’adapter à toute sorte d’aléas. On cherche alors des locations simples, sans engagement ou presque, où l’hébergement des collaborateurs s’envisage comme un service clé en main. On regarde parfois du côté des tiers-lieux et du corpoworking.

L’entreprise cherche aussi à rendre ses espaces attractifs : plus de zones dédiées au bien-être, plus d’ergonomie, plus d’endroits pour le collectif, mais aussi plus de services pour les collaborateurs (ce que nous observons bien avec l’orientation du Facility Management vers l’Hospitality). Plus que jamais, ces espaces organisationnels sont les vitrines de la marque-employeur qui s’adressent aussi bien à ses actuels employés qu’à ses futurs candidats.

 

Une scission entre le travail et la vie organisationnelle

 

Beaucoup de raisons peuvent pousser à aimer le travail chez soi. Le confort d’abord. Celui de se lever plus tard, de ne pas s’imposer de temps de transport, de s’installer où bon nous semble et de changer de place à l’envi, ou encore de suivre son véritable rythme intérieur : travailler lorsqu’on est capable de se concentrer ; faire autre chose quand nous n’arrivons plus à produire. Néanmoins ce ne sont pas ces éléments de bien-être qui favoriseraient la productivité accrue des télétravailleurs. Il s’agirait plutôt de la capacité que nous avons, chez nous, à contrôler notre environnement immédiat, et par-là même à nous mettre à l’abri de toute forme de perturbation. Ainsi, les tâches requérant de la concentration seraient conservées pour le domicile et les plus triviales se traiteraient au bureau.

En poussant ce raisonnement à l’extrême, certains aspects négatifs et courants de la vie organisationnelle (les collègues qui viennent nous parler de manière impromptue ou encore les réunions que nous n’écoutons que d’une oreille mais qui nous bloquent parfois plusieurs heures), vécus comme des obstacles à la bonne réalisation de nos missions, pourraient faire préférer un travail uniquement en distanciel. Toutefois, notre travail peut-il réellement se réduire sur le long terme à un ensemble de tâches individuelles, réalisées de façon déconnectée des contributions des autres ? Quid du sens au travail ? Quid de notre besoin de réalisation ?

 

Le bureau, à enterrer ?

 

Il ne faut pas perdre de vue que le retour au bureau que nous connaissons depuis quelques mois est un retour fondamentalement dénaturé du fait des règles sanitaires que nous devons toujours observer, et qui altèrent profondément nos rapports aux autres, en particulier dans le cadre de nos relations cordiales et informelles. Par conséquent, tirer des conclusions catégoriques sur l’avenir du bureau paraît pour le moins prématuré.

Par ailleurs, l’absence de quotidien organisationnel - de vécu entre collègues - n’est pas sans poser de réels problèmes, tant pour l’organisation que pour ses salariés. Bien souvent, les opportunités de mobilité internes, l’évocation de futurs projets prometteurs, ou encore les évolutions de poste émergent d’abord dans des échanges informels avant d’être officiellement communiqués. Ces mêmes échanges informels sont également les meilleures occasions pour les employés de faire connaître leurs envies professionnelles et de collecter des informations sur les postes qu’ils ambitionnent à terme. Or ces moments informels disparaissent si nous ne partageons plus de quotidien ensemble et donc d’occasions imprévues de discuter de ces sujets. Pour les entreprises, les relations informelles sont bénéfiques à plusieurs niveaux : les collaborateurs se connaissent mieux, ils se font plus facilement confiance et, de fait, la cohésion des équipes est meilleure. Combien sommes-nous à avoir dit, ou entendu dire, que l’on reste dans cette entreprise parce que « l’ambiance y est vraiment bonne » ? C’est aussi cela, la vie de bureau. N’oublions pas enfin que c’est également ainsi que les innovations de toute nature émergent, l’intérêt du bottom-up n’étant plus à démontrer depuis plusieurs dizaines d’années.