Le monde de l’entreprise est saisi depuis déjà quelque temps par tout un vocabulaire qui non seulement euphémise le travail, mais cherche à l’enchanter. Il est question d’« expérience collaborateur », de « talents », d’« inclusion », d’« agilité », de « disruption », de « créativité », de « positive attitude », d’« employee advocacy », quand on ne va pas jusqu’à parler de « bienveillance », de « bonheur au travail », de « chief happiness officer » ou autre « great place to work »… Et je n’ai garde d’oublier les « zones de confort » dont il faut sortir ou l’éternelle lutte contre les « silos ». Ce vocabulaire, en forme de sabir, émane du néomanagement et de directions RH à la recherche d’un cadre sémantique souvent paradoxal pour habiller des situations tendues et fluctuantes. On affiche l’initiative, l’autonomie, la responsabilité, voire l’émotion, alors que le réglementaire et le contrôle perdurent dans des univers professionnels où la qualité et le sens du travail sont en net repli. « Il y a un paradoxe autour de la flexibilité vs la rigidité, paradoxe qui n’engendre pas de tensions/conflits, mais plutôt des stratégies de retrait et d’isolement[1]. »
Les mots portent, on le sait, des imaginaires déterminant les représentations et les croyances. Les mots témoignent de notre façon d’entrer en relation avec notre environnement et d’agir. Or, que constatons-nous dans le champ du travail, particulièrement en France ? Les récentes réactions à la réforme des retraites tout comme les enquêtes, notamment celles de la Dares en mars 2023[2], mettent en avant un double ressenti. À la fois une difficile conciliation entre les temps personnel et professionnel et, surtout, l’expression de mauvaises conditions de travail. 39 % des ouvriers jugent leurs conditions de travail « insoutenables », les cadres sont plus d’un tiers à répondre de la même façon, notamment les femmes et plus encore celles avec jeunes enfants, souligne la sociologue Dominique Meda. Dans son dernier livre Les épreuves de la vie. Comprendre autrement les Français[3], Pierre Rosanvallon dit combien la question sociale, donc la question du travail, s’énonce aujourd’hui à partir d’expériences vécues avec des mots qui évoquent le mépris, l’injustice, les discriminations et l’incertitude. Le travail occupe pour les Français une place de première importance en termes d’identité et de réalisation de soi, mais dans le même temps ce qui se dit du quotidien révèle des conditions de travail fortement dégradées (pénibilité, charge mentale, pas ou peu de voix au chapitre, faible reconnaissance, etc.). Des enquêtes européennes en 2021 nous plaçaient sur tous ces sujets en queue de peloton. Au fond, à bien y regarder, c’est tout cela qui est réapparu dans les derniers mois à l’occasion du débat sur les retraites, la sortie de la covid servant de révélateur d’une certaine emprise que l’on ne veut plus.
Dans ce contexte, les mots qui circulent ont un sens fort quand ils portent sur un domaine à haute intensité pour chacun. Ils ne disent manifestement pas la même chose, selon que l’on s’attache au discours euphémisé du management ou à l’expression souvent chargée d’émotion des salariés quand ils parlent du travail réel. Sans parler de « guerre narrative », on mesure combien les mots « tendances » sont désajustés du réel. Ce désajustement en réduit sans doute pour une part la performativité tant ils viennent heurter des expériences vécues à cent lieues du monde enchanté qu’ils véhiculent. Il y a là pourtant une violence symbolique qui n’est nullement anecdotique et qui participe des phénomènes actuels d’exaspération et de décrochage. On s’exaspère et on décroche quand on perçoit que les mots sont galvaudés. « Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur de ce monde », disait Camus.
Pour les managers, les RH, les communicants et les syndicalistes, il y a là un vrai sujet autour des discours ou plus exactement du récit du travail. La mise en mots que la compagnie : Pourquoi se lever le matin ![4] fait par exemple du quotidien du travail a le mérite de raconter une autre histoire que celle distanciée, quand elle n’est pas frelatée, qui a cours trop souvent en entreprise. Les discours, les choix linguistiques disent beaucoup de nos intentions. Si nous voulons rendre le monde qui nous entoure au travail à la fois cohérent et compréhensible, le soin que nous apportons aux mots que nous utilisons témoigne à la fois d’un respect du travail et de ceux qui le réalisent au quotidien. « Il faut parfois retirer de la langue une expression et la donner à nettoyer pour pouvoir ensuite la remettre en circulation », préconisait le philosophe Ludwig Wittgenstein[5].
[1]- Aurélie Dudézert, Florence Laval, Fanny Gibet, « Faire ensemble : l’enjeu de l’entreprise dans le new normal au travail en 2023 », Livre blanc 2023 de l’Observatoire du new normal au travail. [2]- « Quels facteurs influencent la capacité des salariés à faire le même travail jusqu’à la retraite ? », Dares Analyse, no 17, mars 2023. [3]- Pierre Rosanvallon, Les épreuves de la vie. Comprendre autrement les Français, Seuil, 2021. [4]- https://pourquoiseleverlematin.org [5]- Ludwig Wittgenstein, Remarques mêlées, Mauvezin : Trans-Europ-Repress, 1984.