« On ne fabrique des histoires qu’avec des trains qui arrivent en retard ». Avec cette formule, le réalisateur Stéphane Brizé affirme que la naissance d’un film présuppose la création d’enjeux forts et de problématiques qui vont permettre à l’intrigue de devenir passionnante. Le thème du travail n’a été que très peu abordé dans les œuvres de fiction – probablement en raison de sa connotation fastidieuse, mais aussi parce qu’un certain nombre d’adeptes du cinéma s’y rendent dans l’espoir de sortir de leur quotidien. Pourtant, les films ont cette capacité de rendre intelligible et intéressante n’importe quelle situation, grâce aux outils du scénario et de la mise en scène. Le cinéma, par son caractère universel et accessible, a la faculté d’infléchir, d’alimenter et de structurer nos façons de penser. De ce rôle de passeur de représentations sociales lui incombe, dès lors, la responsabilité de dépeindre avec le plus de véracité possible la réalité. Toute la difficulté de décrire le monde du travail est là, et encore plus celle des cadres. Comment montrer ce qui n’est ni visible ni compris, si la dureté sociale est – d’un point de vue purement cinématographique – davantage représentable, tant la douleur se lit sur les visages, et la fatigue physique sur les corps ?

Le travail du cadre : la tâche invisible

Animer des réunions, des équipes, écouter des « managés », piloter un bureau d’études…, l’activité d’encadrement est difficile à décrire, et donc à filmer. À l’inverse de la production manuelle et physique, la production immatérielle est invisible. La question consiste alors à savoir comment la rendre filmique, comment rendre passionnants et surtout digestes une réunion de travail formelle ou un ordinateur ouvert sur une page Excel ! Le défi du cinéaste se trouve dans la nécessaire compréhension des enjeux par le spectateur afin que ce dernier adhère au film : il faut arriver à saisir l’insaisissable.

Le travail est alors étudié et filmé pour ce qu’il engendre, ce qu’il produit chez le personnage principal, c’est-à-dire les conséquences psychologiques dans un métier où responsabilités et anxiété vont de pair. Et la question du « quoi » filmer conduit automatiquement à la question du « où » filmer. Toujours à l’opposé des employés dont les outils restent sur le lieu de travail, la machine du cadre, son cerveau ou son téléphone portable, au choix, le suivent partout. La disponibilité permanente, qu’implique la fonction d’encadrement, s’illustre presque toujours dans les films par la sonnerie intempestive en pleine nuit d’un téléphone (jamais en mode « avion ») qui tire le personnage principal de son sommeil, et le rappelle à ses devoirs professionnels. Ainsi, dans Ceux qui travaillent (2018) d’Antoine Russbach, Frank, merveilleusement interprété par Olivier Gourmet, est cadre supérieur dans une grande compagnie de fret maritime. Au beau milieu de la nuit, il décroche le téléphone et prend, seul et dans l’urgence, une décision qui lui coûtera son emploi. S’ensuit alors une série de désillusions vis-à-vis d’un système qui l’a pourtant façonné.

La souffrance du cadre : la peine invisible

La question reste la même : comment montrer une souffrance morale ? Le cadre n’éprouve pas les affres des usines ; il ne risque pas de perdre un bras par une mauvaise manipulation des machines ni de subir d’acouphènes apparus en raison des nuisances sonores des ateliers. Cependant, il se retrouve bien souvent face à la complexité de l’éthique. Que faire quand le travail à accomplir entre en contradiction avec les valeurs défendues ? Philippe Lemesle – rôle incarné par Vincent Lindon dans Un autre monde (2022) de Stéphane Brizé – est directeur d’un site industriel et se trouve confronté à un choix cornélien : accepter de réaliser un énième plan social quémandé par ses supérieurs pour satisfaire les actionnaires, ou s’opposer aux injonctions de sa hiérarchie et mettre sa carrière en péril. Philippe connaît les conséquences désastreuses d’un nombre aussi élevé de licenciements, il n’en est pas à son premier plan social, mais celui-ci semble celui de trop.

Le spectateur regarde alors Philippe, impuissant, se débattre avec ce dilemme moral en tentant, vainement, de trouver une solution acceptable. Cette prise de conscience laisse Philippe démuni face aux diktats toujours plus exigeants d’un marché toujours plus mondialisé. La charge mentale du cadre, et le stress permanent qui en résulte, sont dépeints à l’écran dans le combat de Philippe pour faire appliquer la justice.

Paul, employé dans une banque accusant le coup de la crise économique, mène un combat similaire dans le film De bon matin (2011), de Jean-Marc Moutout. Après une dévaluation de son poste, Paul s’engage dans un duel contre sa nouvelle direction – sorte de métaphore de « David contre Goliath » – dont aucun ne sortira vivant. Par des flash-back incessants, le réalisateur essaie de comprendre les raisons qui ont poussé Paul à abattre froidement deux de ses supérieurs hiérarchiques avant de se suicider. Le film se fait alors le témoin du revers de la médaille de cette réussite professionnelle qu’incarne la figure du cadre : la perte progressive de ses valeurs à mesure qu’il monte en grade au sein de l’entreprise, et la perte totale de ses repères quand la reconnaissance sociale acquise s’envole.

Cette remise en question provoquée par la perte d’un emploi est parfaitement illustrée dans Ceux qui travaillent parce que, parler du travail, c’est aussi parler de son absence… et de la souffrance que celle-ci suscite. Car, contrairement à son titre évocateur, Ceux qui travaillent parle bien de ceux qui ne travaillent pas, ou plutôt qui ne travaillent plus. C’est son emploi que Frank perd, et c’est tout le sens de sa vie qui est nié. La souffrance du personnage n’est pas physique, et pourtant elle transparaît à l’écran. Tous les matins, en dépit de son licenciement, il conserve son train-train du parfait travailleur : il prend sa douche, sa voiture, part au travail. Cette routine monotone et désormais dérisoire, qu’il se refuse à abandonner, met en lumière la désorientation qui découle de la perte d’emploi pour un cadre supérieur qui, comme Frank, s’est construit par et pour son travail. Dans ce tourbillon infernal de quête de sens, Frank prend conscience des sacrifices, faits par dévouement pour son travail, et de leurs conséquences. Que lui reste-t-il à présent ?

La famille : un socle inébranlable ?

Dans la mesure où l’activité du cadre le suit partout, le réalisateur se doit de l’incorporer dans son environnement social et familial. C’est ainsi que la famille joue un rôle primordial dans les films portant sur le travail. La connexion permanente que le cadre maintient avec le sien a rendu plus que poreuse la frontière entre sa vie professionnelle et sa vie privée, et la pression qu’il subit ricoche inévitablement sur sa famille. Philippe est en instance de divorce et sa femme tient son travail pour responsable de l’implosion de leur mariage ; les enfants de Frank estiment avoir grandi sans père, son travail l’ayant réduit à l’exercice de fonctions parentales primaires ; Paul a imposé à sa famille les déménagements liés à ses mutations. La famille est filmée comme la grande perdante de l’histoire alors même qu’elle reste l’ultime socle sur lequel le cadre déboussolé pensait pouvoir se reposer. Ainsi, c’est bien une journée avec sa plus jeune fille qui empêche Frank de commettre l’irréparable.

Pourtant, il ne s’agit pas de dépeindre le cadre en seule victime des injonctions du système auxquelles il a pu répondre par le passé. En effet, porter à l’écran cette catégorie socioprofessionnelle jugée privilégiée et souvent érigée en simple antagoniste est un pari risqué. Il s’agit plutôt, alors, de montrer les relations de pouvoir qui se jouent au sein du monde du travail, et de ses conséquences pour tout le monde.

La difficulté de représenter les cadres au cinéma réside dans la complexité de montrer l’invisible. Leur statut, et les tâches inhérentes, ont cette spécificité de paraître malaisés à saisir, tout comme la souffrance et l’épuisement moral sont imperceptibles à l’œil nu, ou encore les conséquences de leur fonction sur eux et leurs proches. À ce titre, on pourrait montrer davantage le travail des femmes cadres pour élargir le point de vue. On peut en effet s’interroger sur la frilosité des réalisateurs à raconter des histoires de cadres au féminin. À l’exception de l’excellent Numéro Une (2017) de Tonie Marshall – où Emmanuelle Devos endosse le rôle de la première femme en passe de prendre la tête d’une entreprise du CAC 40 –, les femmes cadres supérieures sont en minorité dans les œuvres cinématographiques, comme dans la vraie vie, en quelque sorte. Pourtant, représenter une femme à un poste à hautes responsabilités au cinéma permet d’aborder de nouvelles problématiques, dans une sphère encore majoritairement dominée par les hommes.

Remerciements : Nicolas Ballot, Jérôme Chemin