L’invasion du personnel dans la journée de travail (notamment par l’hyper connexion), la possibilité pour un tiers d’entre nous de travailler partout et tout le temps (ce que les confinements ont prouvé), mais également les inégalités de partage des rôles domestiques (le récent succès de la bande dessinée sur la journée de travail des femmes l’illustre[1]) ont mis en avant la notion de « charge mentale » dans le langage courant. Il n’y a pas de définition universelle, car elle traverse des disciplines aussi variées que la gestion, la psychologie, les sciences cognitives. « Parmi les très nombreuses définitions proposées dans la littérature, il en ressort que la charge mentale peut se définir comme la quantité d’effort investi par l’individu lors de la réalisation d’une tâche en fonction de ses ressources disponibles et des caractéristiques de la tâche »[2]. Il ne s’agit pas forcément d’un travail immobile, le fait de se déplacer ou de déplacer des objets ou de concevoir quelque chose de minutieux demande de l’attention. Tous les métiers sont concernés et pas seulement intellectuels : la journaliste devant son écran, le livreur qui cherche sa route, l’avocate en plein plaidoyer, le bibliothécaire, le chirurgien.
En la matière, la plupart des méthodes d’évaluation sur les conditions de travail reposent en effet sur le concept de la fatigue qui signale une surcharge de travail. Fatigue : du latin fatigare, « harasser », sensation pénible qui accompagne un effort, une dépense physique ou intellectuelle excessive. Fatigue nerveuse, générale, chronique, accumulée… Il est possible de distinguer diverses formes : une fatigue musculaire qui peut entraîner une fatigue du système nerveux et une fatigue nerveuse provoquée par une charge des organes sensoriels, elle-même causée par l’environnement (l’ambiance lumineuse ou sonore) ou une trop grande sollicitation (le système perceptif). Cette fatigue peut perturber l’activité intellectuelle et l’activité coordinatrice. Il est, d’autre part, possible de distinguer plusieurs niveaux de fatigue, allant du normal (une fatigue réversible par du repos) au pathologique (une fatigue chronique qui peut se traduire par des perturbations organiques) ; si les manifestations physiques de la fatigue sont mesurables, le fait psychique est difficile à objectiver. La fatigue mentale est cependant une sensation, une manifestation de notre faculté de sentir[3] :« Je sature », « J’ai trop de choses à penser ». Ou le simple fait de se sentir mieux après s’être reposé ou défoulé. On le sait peu, mais la sédentarité est une question importante de santé au travail, comme le rappelle le dossier en ligne de l’INRS[4]. Le slogan « Sitting is the new smoking » britannique est percutant.
1. Du surmenage industriel à la fatigue d’être soi
La passionnante Histoire de la fatigue de Georges Vigarello (Seuil, 2021) montre comment la demande sociale et les progrès médicaux amènent la santé au travail à une approche globale de la personne. La fatigue mentale est étudiée depuis la Révolution industrielle. L’époque est à l’accélération et à la démultiplication des transports, mais aussi de l’information, par la vapeur, l’électricité, le télégraphe. L’intensification du travail ouvrier va de pair avec la frénésie consommatrice, une idée neuve dans la société qui découvre les phénomènes de mode saisonnière et les grands magasins. La société s’urbanise et change rapidement, tant du côté des espaces que des modes de vie. C’est de là qu’apparaît le terme de « surmenage » au travail avec la complexité des techniques et la découverte de l’ubiquité avec le téléphone (des enjeux très proches des nôtres !). Le surmenage suggère en effet une nouvelle société modifiant l’espace et le temps. Le 19e siècle invente également la pollution visuelle et s’interroge sur l’hyper stimulation de l’exposition répétée aux illuminations de la fée électricité… Le surmenage est bien le signe d’une société de concurrence et de perfectibilité. Il n’est pas étonnant de voir une résistance à cette société qui revendique de travailler moins (journée de 8 heures), de sanctuariser le repos hebdomadaire (le dimanche), d’avoir des repos saisonniers (vers les congés payés), voire de travailler moins dans la vie (des régimes spéciaux de retraite pour certains métiers où se mélangent la fatigue mentale et la fatigue physique : ouvriers de l’industrie, instituteurs, surveillants de prison…). Les premières réflexions sur le cadre de vie et l’environnement de travail apparaissent.
Au 20e siècle, le taylorisme accroît la fatigue nerveuse. Les progrès des travaux sur le psychisme font comprendre que la fatigue nerveuse et la fatigue physique sont liées. L’expérience d’Hawthorne[5] illustre la dynamique entre le psychique et le physique : la coopération et l’autonomie, mais aussi la prise en compte des enjeux privés et personnels qui influencent le rendement. La mécanisation accroît la fatigue : le taylorisme améliore la productivité des ouvriers pour les amener à un rendement aux limites de leur effondrement.
Les progrès médicaux de l’après-guerre explorent la réciprocité physique-psychique, corps-émotions, à travers les découvertes sur les mécanismes endocriniens[6]. C’est l’époque où dépasser la fatigue et la condition humaine est une promesse politique pour renforcer la société : « l’homme nouveau » infatigable par sa volonté de travailler (le bolchevik, le stakhanoviste) ou par sa supposée supériorité naturelle (l’aryen). Apparaît l’enjeu du contrôle du temps libre : jeunesses communistes et hitlériennes, revendications socialistes pour conserver sa capacité de travail. L’époque est également à la création de la médecine du travail et de l’ergonomie, afin de développer la prévention : mieux surveiller les travaux dangereux, améliorer les conditions d’hygiène et sanitaires au travail, éviter la fatigue et l’usure prématurée, introduire l’hygiène mentale dans les usines…
À partir des années 1960, la santé au travail s’enrichit et on cherche moins à rendre l’homme fort qu’à le protéger. L’invention du terme « psychosomatique » consacre la complexité de la fatigue, de la pénibilité, et explique que l’organisme forme un tout. On étudie par ailleurs les liens entre l’individu et les situations pour comprendre l’épuisement. Ainsi l’analyse du travail se développe, notamment parce que l’organisation scientifique de l’activité dégrade l’individu (le travail « en miettes », la réduction fordiste de l’initiative). On dénonce la pression sur le travailleur et ses effets sur son psychisme. L’après-guerre est à la fois croissance (les « jours heureux », la société assurantielle, l’équipement domestique) et luttes sociales (pour en partager les fruits et ne pas la subir). Aujourd’hui, la prospérité et l’exigence de rentabilité pèsent sur l’individu qui est depuis les années 1970 enjoué à se réaliser, voire à être performant : c’est la fatigue « d’être soi » et d’une promesse paradoxale de bonheur par le travail (s’engager totalement) et la consommation (assouvir ses désirs). Un paradoxe remis en cause par les nouvelles générations qui resituent le travail et interrogent la surconsommation des babyboomers.
2. La fatigue au travail aujourd’hui
D’abord, on ne distingue plus la charge mentale et la charge physique. Garagiste, centre d’appel, pilote d’avion… : le corps est engagé dans son entier, quelle que soit l’activité. Il n’y a pas de tâche sans activité mentale ; il y a en revanche des tâches où l’activité physique est faible. Mais la charge mentale augmente, car le travail demande de plus en plus de sollicitations : 30% des travailleurs sont sur un écran toute la journée, 60% sont face à un public ou des clients-usagers ; par ailleurs, le fait que le livrable soit majoritairement abstrait ou très parcellisé (80% ne fabriquent pas d’objet) empêche la représentation matérielle de son travail qui reste une représentation cognitive. La tertiarisation de l’activité accroît la pénibilité psychique, ce alors que les critères de reconnaissance de la pénibilité physique demeurent très insuffisants. Un travail abstrait, moins borné par des lieux et le temps, complexe, accéléré, découpé, et qui exige beaucoup de l’individu en termes de comportement[7], d’attention et d’autonomie, est plus fatigant nerveusement qu’un travail posté et matériel (d’où l’engouement actuel pour l’artisanat).
Statistiquement, la moitié des travailleurs a une « charge de travail excessive », une grande majorité a « trop de choses à penser », d’autant plus chez les cadres ; par ailleurs, un cadre sur cinq est en situation de travail « tendue » au sens du questionnaire Karasek mesurant le stress professionnel[8]. Selon le récent sondage Kantar pour la CFDT Cadres, un tiers des cadres se disent « fatigués »[9]. Plus largement, les travailleurs sont nombreux à exprimer une lassitude face à l’intensification de ces dernières années, tous métiers confondus ; un sur deux se plaint en effet de « devoir souvent se dépêcher » et « d’être interrompu »[10]. Et ce sont là des facteurs de troubles psychosociaux. Trop de choses à penser, travailler trop vite, avoir le sentiment de tout faire à moitié… Comment ne pas penser au surmenage de la société de la Révolution industrielle, cependant démultiplié par la numérisation, l’intensification et l’individualisation ? Pas étonnant que la surcharge de travail soit désormais le principal enjeu professionnel ![11]
La moitié des travailleurs se disent en effet en surcharge. Pourtant, la plupart d’entre nous se disent fiers de leur travail et de leur engagement. Le travail fatigue, car il demande de plus en plus d’efforts intellectuels et émotionnels. Chacun a besoin de consignes claires, de donner son avis sur ce qu’on lui demande, d’être encouragé quand ça ne va pas, d’être remercié pour ses efforts, d’être épaulé par des supports qui fonctionnent, d’être protégé de l’extérieur alors que le client ou l’usager est incité à l’évaluer en permanence. En somme, de soutien organisationnel pour pouvoir se concentrer sur son métier, son expertise et ses aspirations ; et de pouvoir le faire en bonne respiration avec sa vie (c’est le principe de la QVCT qui est une approche globale des conditions de l’activité). Dans le cas contraire, le travail fatigue à user.
3. Évaluer la charge mentale
Le web fourmille d’autotests qui promettent d’évaluer votre charge mentale. Ils ont l’intérêt d’ouvrir le jeu et les questions. Les experts en santé au travail s’en remettent aux traditionnels modèles d’évaluation du stress professionnel, et notamment les questionnaires de Karasek et de Siegrist. Le premier mesure trois dimensions du rapport au travail : la demande psychologique, la latitude décisionnelle, le soutien social. Le second indique le déséquilibre entre les efforts requis par l’activité et la reconnaissance reçue. Attention, c’est là où le militant et le manager interviennent : ces mesures indiquent les symptômes et il faut questionner les causes. Celles-ci sont essentiellement organisationnelles, rappelons-le pour les cas où l’employeur aurait tendance à détourner l’attention par du management distractif (fête de l’entreprise, plantes vertes, social washing), à dévier vers la supposée responsabilité individuelle (« Organisez-vous... »), voire à explorer les identités personnelles (« Vous êtes trop susceptible... »). La responsabilité est d’abord collective. Par exemple, face à la submersion de messages et de notifications, on évitera les formations pour mieux les gérer et s’organiser pour privilégier l’analyse : en quoi est-ce un miroir de la désorganisation et que faire pour améliorer le management par le travail réel ? C’est l’objet de l’identification d’éventuels facteurs de risques psychosociaux, ou, plus simplement, de l’évaluation de la charge de travail. Celle-ci légitime le ressenti de chacun, permet de discerner ce qui fait ressource, et surtout la régulation : mettre en débat le management, afin de négocier une meilleure répartition des tâches et accroître les appuis professionnels. Ainsi on retiendra quelques points d’attention à discuter avec son manager, en section ou avec son équipe par exemple.
- Le travail quotidien impose une charge cognitive. Se concentrer, comprendre, être attentif : c’est la base de l’activité. Y a-t-il des symptômes de difficultés ? Il nous faut aussi traiter beaucoup d’informations, faire face à la dispersion de nos tâches, aux interruptions régulières, à la démultiplication des relations de travail (de combien de services internes et externes proviennent vos mails ?) : là on touche à une évolution récente, mais qui concerne une majorité d’entre nous. En fait, nous cohabitons entre plusieurs univers : le personnel et le professionnel, le réel et le virtuel. Ce n’est pas nouveau, mais c’est très profondément accentué avec la numérisation depuis les années 1990 et la greffe sur presque chacun d’entre nous d’un smartphone depuis les années 2010. A noter que nous occultons les micro-tâches, notamment informatiques, non considérées comme du travail.
- L’environnement immédiat : la charge varie avec la pression temporelle (réponse immédiate, indicateurs à court terme…) : tout ce qui est à faire dépend en effet des respirations, des possibilités de déconnexion, de répartition dans le temps[12], même si on a du mal à oublier une contrainte. Ainsi les conditions de réalisations sont déterminantes : si je suis face à un public, si les relations entre collègues sont difficiles, si le management est de mauvaise qualité, etc., en somme, l’exigence émotionnelle (et plus largement le travail sur soi avec l’importance des compétences souples), comme la pression temporelle, vient démultiplier la charge cognitive. Ce sans compter les conditions de base : si je suis trop debout ou mal assis, dans un open space ou une boutique bruyants, mes nerfs peuvent lâcher.
- Le contexte socio-économique renforce la charge mentale : incertitudes des moyens de financements, adaptation aux transformations (on pense au secteur hospitalier par exemple), pression de la concurrence, augmentation du contrôle et du reporting ; à ce titre, la mutation numérique et l’intelligence artificielle (IA) allègent des charges, mais en ajoutent d’autres. Par exemple, concernant les pilotes d’avion, l’automatisation allège mentalement le vol de croisière, mais demande davantage de concentration dans les phases complexes, précisément pour contrôler l’IA.
Conclusion : prévenir la surcharge
La charge mentale s’est ainsi invitée comme enjeu majeur de la santé au travail ; de la demande de gestion du stress des années 2000 à celle aujourd’hui d’un bien-être global, c’est la notion de risques professionnels qui est modifiée. Les effets de la surcharge, les troubles psycho-sociaux, en font partie[13]. Mais comme il est difficile d’établir un lien entre travail et souffrance psychique, qu’il faut agir avant le malaise (repli au bureau, manque de sommeil), l’arrêt de travail (maladie) ou la qualification juridique de harcèlement moral, la prévention a également changé car il faut identifier les signaux faibles. Ainsi doit-on largement donner la parole aux travailleurs et mettre en place des espaces de questionnement sur l’activité. Ainsi, derrière ce terme de « charge mentale » qui peut impressionner, doit-on se doter d’outils et de méthode pour manager la charge de travail. Alors qu’il n’y a aucune obligation de négocier sur les risques professionnels, la CFDT Cadres revendique que la charge de travail devienne un objet de négociation obligatoire, étant donné que la surcharge est un manquement à l’obligation de santé-sécurité[14]. Il faut par exemple acompagner un droit pour tous les travailleurs à bénéficier d’un entretien deux fois par an sur les déterminants, les ressources du travail et les facteurs de risque. Si l’employeur doit prendre « les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs », l’écoute doit en effet devenir un principe de prévention. La loi devrait préciser que l’organisation du travail est déterminante pour la santé mentale et obliger explicitement l’employeur à un management protecteur. À ce titre, il faut avancer encore et toujours sur le droit au repos (comment parler de fatigue sans l’évoquer...). La CFDT Cadres a obtenu le forfait-jours, que je crois encore novateur, puis le droit à la déconnexion. Comment l’organisation peut-elle aider à être moins préoccuppé par son travail ? La CFDT Cadres éditera début 2025 un guide militant sur la prévention des risques psycho-sociaux car la santé inclut désormais la personne et plus seulement le corps. Les managers sont en première ligne, à la fois pour agir et en attente de soutien car ils sont eux-mêmes débordés.
La charge de travail
Sans définition légale, la charge est ce que le travail fait, demande mais aussi apporte au travailleur. L’analyser permet d’identifier les zones à risque de stress, mais aussi et surtout les points d’appuis et la répartition pour bien travailler. Elle n’est pas négative en soi. Les actifs sous-employés et placardisés en savent quelque chose : il n’y a rien de pire que de ne pas être attendu sur ses compétences ou simplement ce pourquoi on a le goût de faire. Il n’y a pas de mesure objective mais une évaluation subjective du sentiment de charge. Ce qui n’empêche pas de recueillir des indicateurs indiscutables (horaires, nombre de mails, niveau de salaire, etc.). Enfin, la charge mentale se combine avec la charge physique : s’il est plus ou moins abstrait, le travail est à la fois manuel et intellectuel. Évaluer la charge, c’est donc une analyse du travail, des conditions de travail, et plus largement de l’ensemble des conditions du travail, vu par le travailleur, à 360 degrés.
[1]- https://lejournal.cnrs.fr/nos-blogs/dialogues-economiques/la-charge-mentale-une-double-peine-pour-les-femmes [2]- https://theconversation.com/charge-mentale-comment-eviter-une-surchauffe-du-cerveau-222843 [3]- Cf. Pierre Falzon, Catherine Sauvagnac, « Charge de travail et stress », in P. Falzon, Ergonomie, PUF, 2004 [4]- https://www.inrs.fr/actualites/prevention-postures-sedentaires-travail.html [5]- Les travaux d’Elton Mayo dans l’entre-deux-guerres illustrent que l’amélioration des conditions de travail ne suffit pas à améliorer la rentabilité et le bien-être. [6]- Le système endocrinien coordonne le fonctionnement des différents organes par le biais d’hormones. [7]- Par exemple, la grille d’évaluation des savoir-être d’un entetien d’évaluation interroge. [8]- Ces données sont issues de la dernière vague d’enquête publique sur les conditions de travail et les risques psychosociaux publiée par la Dares et que nous attendons avec intérêt les résultats de la prochaine mi-2025. [9]- « Les cadres et la QVCT », juin 2023 [10]- Dares, ibid. [11]- Cf. L. Tertrais, Conditions de travail : « L’injonction permanente à se dépasser, à s’adapter et à être autonome est épuisante », Le Monde, 25 juin 2023 [12]- Quelle place donnons-nous à l’imprévu ? L’organisation du travail doit dégager du temps libre pour que la semaine prescrite, imaginée dans l’agenda, soit à peu près en phase avec la semaine réelle. Sinon, nous culpabilisons (« je n’ai pas pu tout faire… »). [13]- www.larevuecadres.fr/articles/face-aux-risques-d-origine-psychosociale-du-travail/6980 [14]- L’inobservation des conditions légales de télétravail et de forfait-jours est un manquement à l’obligation de santé-sécurité (Cass. soc., 2 mars 2022).