Entre le 17 mars 2020 et le 5 mai 2021, les Français ont vécu trois confinements totalisant cent trente jours de remise en cause massive de leurs modes de vie. La crise sanitaire a bouleversé leur vie personnelle, leurs relations familiales, mais aussi leurs pratiques professionnelles. Le 16 mars, après l’annonce du premier confinement, la sidération caractérise l’état psychique d’une très large part de la population française. Les mots utilisés par les plus hautes autorités de l’État : « Nous sommes en guerre » activent des images de pénurie à venir. La fermeture des entreprises et services publics définis comme non essentiels, celle de tous les établissements d’enseignement, les restrictions drastiques de circulation… inconcevables hier étaient devenues une réalité pour des dizaines de millions de personnes. Comment y faire face ? Le 14 février 2020, est fondée une association sous statut 1901. Sa dénomination « La Compagnie. Pourquoi se lever le matin ! » avec pour sous-titre : Mettre en mots des histoires de travail » esquisse sa finalité : « … apporter dans les débats de société le point de vue du travail sous toutes ses formes qu’il soit ou non rémunéré : salarié ou autre, travail associatif, bénévole, familial, voire absent (chômage). »[1] Entre avril 2020 et mai 2022 notre collectif a ainsi recueilli cinquante-cinq récits de travail formant un corpus, sinon représentatif, du moins largement significatif des situations de travail vécues durant ces deux années[2]. Au terme de cette collecte, j’ai proposé à mes collègues d’engager en qualité de sociologue une analyse de ces récits. Cet ouvrage, publié avec le soutien de l’association, tente ainsi de décrypter les voies et moyens mobilisés par nos interlocuteurs pour traverser ces semestres hors norme. En outre, j’y analyse comment le travail à distance, contraint et massif, a bouleversé temps et espaces pourtant largement établis tant dans leurs univers de travail que dans leur vie personnelle et familiale[3]. Dans le présent article, nous placerons la focale sur les pratiques professionnelles qui ont émergé notamment en écho aux constats de la non-adéquation des normes organisant jusqu’alors les activités de travail. S’il est un terme qui caractérise une personne ou un groupe à qui est dénié tout professionnalisme, c’est assurément celui de « bricoleur ». Se livrer au bricolage, c’est au mieux exercer une activité peu ou pas conforme aux règles établies du métier, voire aux normes réglementaires. Quant aux résultats, des doutes seront émis sur leur fiabilité et leur durabilité. Quelles sont été les raisons qui fait surgir des écarts : modestes ici, majeurs là ? Quels ont été les facteurs qui ont favorisé ces alternatives aux prescriptions jusqu’alors en vigueur ? Enfin, est-il possible de discerner, grâce à nos entretiens longitudinaux, s’il s’agit de pratiques éphémères liées aux circonstances ou d’inflexions durables, car légitimées au-delà de ces deux années de crise ?
Pourquoi ont émergé des pratiques alternatives ?
La sidération comme creuset de bricolages ?
C’est en écho à la sidération massive vécue lors des premiers jours du confinement du printemps 2020 que des collectifs de travail vont dresser un constat irréfutable. Celui de l’impossibilité de poursuivre leurs activités selon des modalités qui avaient pourtant cours la veille :
« La première semaine a été un cafouillis complet. Nous n’arrivions pas à communiquer avec le lycée et le lycée n’arrivait pas à nous envoyer les informations. Non en raison de leur manque de compétences, mais en raison des outils. Et puis nous n’avions pas les coordonnées de tous les élèves. Il a fallu une semaine de flottement complet pour mettre en route le travail. On ne sait toujours pas si les élèves sont équipés ou non. Certains ne répondent pas, mais on ne sait pas si c’est parce qu’ils ne veulent pas ou parce qu’ils ne peuvent pas » (Anne, enseignante dans un établissement de Seine Saint-Denis).
« Les sites de l’Inspection du travail et de la DIRECCTE étaient saturés, sous-dimensionnés pour une telle affluence au même moment. Il était impossible de les joindre. Si bien qu’on ne pouvait pas faire de déclaration de chômage partiel. Ça a duré une quinzaine de jours. Je tentais de me connecter à onze heures du soir ou la nuit pour avoir accès au site et pas toujours avec résultat ! » (Véronique, responsable d’un service de gestion de paye en sous-traitance).
À côté de ces tentatives faites de tâtonnements et génératrices de fatigue psychique, des salariés isolés, éprouvent des difficultés majeures à joindre leurs pairs et leur responsable. Ils vivent alors dans une quasi-anomie, car le sens même de leur travail se trouve mis en question. Tétanisés par la mortalité rapportée chaque jour par les médias, certains vont développer un syndrome régressif baptisé : « syndrome de la cabane ». Néanmoins des alternatives émergent. Elles sont conçues le plus souvent en mobilisant des dispositifs de communication à distance utilisés auparavant dans des relations familiales : logiciel Skype, boucles WhatsApp, …
Le travail à distance : incubateur de bricolages ?
Fin 2019, trois pour cent de la population active française déclarait travailler à distance au moins un jour par semaine. Ce chiffre s’élevait à onze pour cent chez les cadres[4]. À compter d’avril – mai 2020, cette modalité va concerner près de 41 % des actifs et 33 % de ceux-ci pour l’année 2023[5]. Aussi, pouvons-nous affirmer que le travail à distance était devenu et demeure un « fait social total »[6]. Il a en effet modifié radicalement toutes les dimensions du quotidien de millions d’actifs, mais aussi simultanément celui de leurs proches. Il a aussi remis en question les principes cardinaux de nombre d’entreprises privées, de services publics dont l’École et l’Hôpital sans oublier les univers associatifs. L’explosion du travail à distance a-t-elle favorisé l’émergence de bricolages ? L’analyse sémantique de nos cinquante-cinq récits – un corpus de près de 66.000 mots – révèle une surprise majeure : le mot « bricolage » n’apparaît qu’une seule fois. En outre, notre interlocutrice utilise celui-ci hors de l’acception que nous tentons d’appréhender !
« On avait commencé une séquence sur les animaux avec des rubriques sur les reptiles. [ … ] on a continué avec un projet bâti sur une histoire. On a débuté avec « La chenille qui fait des trous », et on y a associé des tas d’activités, des chansons, des dessins, des activités de bricolage… » (Aurélie, professeur des Écoles en charge d’une classe de maternelle).
Ce constat tend à confirmer que le terme de « bricolage » n’est pas légitime ou du moins ne peut guère être évoqué dans les lieux de travail. Sa dimension dépréciative le disqualifie. Le télétravail a incontestablement pu se concrétiser par l’apprentissage progressif d’outils jusqu’alors uniquement utilisés par une minorité d’actifs : cadres dirigeants d’entreprises multinationales, très hauts fonctionnaires, experts attachés à des recherches internationales… Pensons aux logiciels de visioconférence ou à ceux facilitant le travail coopératif[7]. Ainsi, le travail à distance a permis de distendre – du moins temporairement – le « Command and Control » pratiqué par des cadres de proximité néo-tayloriens[8]. Il a de fait ouvert des espaces d’autonomie propices à des « innovations ordinaires », processus coopératif analysé dès le début du vingt et unième siècle par Norbert Alter[9]. L’espace familial a permis, parfois de manière très contrainte, de rendre possible des pratiques professionnelles que nul n’imaginait auparavant :
« J’ai acheté en ligne un petit bureau sur roulettes susceptible de rentrer dans notre petite chambre. Entre la nuit et la journée, je passais donc le plus clair de mon temps dans cette chambre de 11 m² : pas idéal quand on a un fonctionnement intellectuel qui implique de se ressourcer régulièrement en changeant d’espace de travail… » (Yannick, chercheur en sciences sociales).
En outre, à la longue, le travail à distance a souvent perturbé les rythmes de vie. Ainsi, les temps de transports sont parfois regrettés :
« Durant les confinements, mes « temps-frontières » étaient brouillés » (Julie, chargée de recrutement dans une société de conseil informatique).
Mais au-delà de ces premiers constats, quelles ont été les raisons du développement de ces pratiques ?
Starters et moteurs des « bricolages »
Deux ensembles de facteurs éclairent les initiatives prises pour dépasser les blocages et les obstacles à un plein exercice des activités comme souhaité par des salariés, des professionnels libéraux, des agents publics…
Retrouver le sens de ses activités au service d’autrui
D’une part nombre d’actifs vont vouloir assurer coûte que coûte les prestations attendues par leurs interlocuteurs : que ceux-ci soient des bénéficiaires externes : clients, administrés, patients, élèves…, ou qu’ils soient leurs pairs de travail. Par modestie, le terme de solidarité n’est jamais prononcé. Néanmoins c’est bien une démarche altruiste qui motive les sur engagements volontaires, car elle confère à ces personnes un fort sentiment d’utilité sociale. Donner de soi au-delà de l’habituel, c’est aussi espérer une reconnaissance d’autrui plus significative[10]. Les éboueurs parisiens furent exceptionnellement applaudis sur leur passage, les soignants salués quotidiennement par des concerts de casseroles.
« C’est l’hôpital, avec son accent circonflexe hérité du “s” de l’hospice. C’est aussi pour cela que j’ai choisi les urgences plutôt que la réanimation. J’y suis depuis neuf ans et je ne m’en lasse pas » (Mélanie, infirmière aux urgences).
Réaffirmer et valoriser l’éthos de son métier
D’autre part, les fondements de la déontologie professionnelle ont été revendiqués pour refuser des normes de travail que des directions voulaient imposer au nom de l’accélération de la numérisation du travail à distance :
« La direction a voulu nous imposer d’arrêter le dossier papier. Il est hors de question de supprimer les notes cliniques manuscrites par des saisies numériques. Le risque est trop grand que la situation clinique des enfants soit piratée par un hacker. Nous, on garde tout, les dessins, les cocottes, les origamis… » (Sandrine, pédopsychiatre de secteur).
La réaffirmation des valeurs professionnelles s’exprime contre des décisions de la hiérarchie :
« La seule chose mise en place a été de ne faire que trois tournées par semaine. Cette décision est tombée d’en haut, mais ici à la campagne ça n’a pas de sens. Ce n’est pas du boulot d’arriver le mercredi avec quatre journaux de retard pour les abonnés, même si on est payé normalement. Nous sommes un service public, nous devons livrer le courrier six jours par semaine » (Pierre, facteur en zone rurale).
Dans un premier temps, certaines recommandations formulées par des directions éloignées du terrain sont certes testées. Mais leur inadaptation génère au sein de mini communautés professionnelles des initiatives empruntées à d’autres univers de travail : « L’inspection académique recommandait l’usage de plateformes pour travailler classe entière. Ce fut le grand bazar, la cacophonie… sans parler des difficultés de connexion. Avec mes collègues, nous avons opté pour des séances courtes réunissant de petits groupes tout au long de la journée et des outils de planification en libre accès tel Padlet[11]. Les élèves étaient disciplinés et ravis » (Aurélie, professeur des Écoles en charge d’une classe de maternelle).
Ici ou là des micro-initiatives s’affirment plus ou moins implicitement comme une revanche sur des procédures qui avaient entravé un désir d’autonomie et de responsabilité. Présentéisme et horaires rigides s’effacent même si certains cadres de proximité vont chercher à contrôler à distance temps et horaires des membres de leur équipe :
« Pour être franche je m’organisais pour faire quelques petites choses dans la maison : « mettre une machine », ranger ici ou là... Je n’avais pas de scrupule puisque je pouvais continuer mon travail au-delà de vingt heures pour continuer et finir et ainsi récupérer. Je suis comme ça, je ne pars pas de mon bureau tant que mon travail n’est pas terminé. C’est ma conscience professionnelle » (Françoise, agent bancaire).
Nombre de verbatims recueillis stigmatisent les protocoles de travail édictés dans des grandes entreprises par des cadres « planneurs »[12]. Dans les services publics, ce sont les mantras du New Public Management[13] qui sont pour le moins questionnés. Le travail réel effectué en temps de crise décrédibilise, voire disqualifie, les fiches de poste, les organigrammes en « silos » et plus largement les procédures qui n’incarnent que le travail prescrit :
« L’ensemble du service fonctionnait grâce à l’appui d’infirmières et de médecins partis récemment en retraite et qui avaient répondu favorablement à notre appel. Mais aussi avec’ l’aide du personnel du bloc opératoire. Nous étions les mieux placés pour décrire précisément l’évolution des besoins en lits de réanimation pédiatrique. Mais là encore, le « commandement » a parlé, sans prise en compte des informations de terrain et surtout sans écoute des professionnels qui avaient consenti de nombreux efforts, [ … ]. Cette manière de fonctionner est absolument caricaturale de ce que nous vivons à l’hôpital public depuis dix ans. [ … ]. Ce mode de fonctionnement, calqué sur l’entreprise privée (Directoire, Directeur, Comité de Pilotage…) avec l’ensemble du vocabulaire qui s’y rapporte est vanté par nos responsables sans aucune capacité d’évaluation, de critique, de remise en cause, et de respect des personnels qui produisent le soin » (Stéphane, professeur hospitalo-universitaire, APHP Paris).
Les surengagements dans ces dispositifs en dissonance avec les procédures orthodoxes ne s’expliquent pas par une quelconque logique de l’honneur[14] qui aurait propulsé des acteurs à faire valoir leur prestige professionnel, mais par leur volonté d’assurer coûte que coûte la mission qui conditionne leur estime de soi[15]:
« Malgré toutes les difficultés matérielles, les retours des élèves et des parents sont hallucinants ! Sincèrement je le fais pour cela, par conscience professionnelle, mais parce que c’est aussi ma façon de m’engager. Grâce à ça ces gamins voient leurs copains, ils retrouvent leurs textes, leurs exercices, leur prof. Pour eux comme pour moi c’est un cadre ! » (Malvina, animatrice d’ateliers d’art vivant).
De même, même si nombreux sont ceux qui occupent des positions de marginal-sécants, c’est-à-dire exercent leurs activités à la lisière de leur organisation, ces acteurs – contrairement aux analyses de Michel Crozier[16] – ne visent pas un quelconque pouvoir. Ce qui a massivement motivé ces collectifs c’est bien plus une volonté d’apporter leurs savoirs et savoir faire face à une crise majeure :
« Je parle de mon travail autour de moi, de notre activité de maraîchage. Je trouve ça important parce qu’on a une utilité alimentaire, on aide les personnes à avoir des produits frais. Je mesure, en partie grâce aux messages des adhérents qui nous remercient, la portée de ce qu’on fait dans ce temps de crise » (Joumana, directrice d’une association d’insertion, « Les Potagers du Garon »).
Pratiques éphémères ou légitimées ?
Est-il possible de formuler une réponse tranchée à ce questionnement ? Cela nous apparaît prétentieux, car l’extrême diversité des univers de travail impose une circonspection. Grâce à de brefs entretiens réalisés auprès d’une vingtaine de nos interlocuteurs plusieurs mois après notre premier échange, mais aussi à une veille documentaire ciblée[17] nous tenterons néanmoins d’identifier d’une part des facteurs d’usure, mais aussi les caractéristiques favorables à leur légitimation.
Erosion et lassitude
Si les normes ont été durant les longs mois de crise sanitaire ébranlées, notamment compte tenu de leur inadaptation à des situations de travail non anticipées, le retour au « business as usual » a été souvent observé. Les logiques de rationalisation, de financiarisation, de numérisation massive ont su retrouver leur prédominance. Elles imprègnent durablement les univers des grandes entreprises et de nombre d’institutions publiques. Les équipes de l’Hôpital où les gestionnaires avaient levé le primat de leurs critères dans la gestion de la crise ont perdu bien souvent leurs initiatives :
« La crise du COVID n’était qu’un symptôme des maux de notre société. Elle cristallisait des dysfonctionnements récurrents. Ainsi, je retrouvais un système imprégné par une culture de la domination et par la priorité donnée aux egos qui font oublier que tout pouvoir implique des devoirs de responsabilité. Cela conduit aussi à ne pas prendre conscience de ses erreurs et à occulter ses défaillances. Dès lors, l’incompétence s’installe » (Margot, médecin anesthésiste-réanimatrice).
Quant au système éducatif, il a été repris par les prurits de réformes portées par des décideurs politiques. Ministres et parlementaires, soucieux de marquer leur passage, ignorent les pratiques innovantes portées par des enseignants et assistent passivement aux appels à une juste et nécessaire reconnaissance sociale :
« À mes débuts (2011) dans le métier, on parlait surtout des élèves, on échangeait de perle […] Mais aujourd’hui, le sujet premier, c’est celui de la reconversion. Et ce n’est pas une simple lubie, quelque chose dont on parle comme un ailleurs qui peut faire rêver après un cours difficile, non c’est une direction. En dix ans, le nombre de démissions à triplé chez les enseignants »[18] (William Lafleur, professeur d’anglais).
Nombre de cadres de proximité ont été surpris par les initiatives prises par leurs équipes. Souvent, bien malgré eux, ils ont suspendu leurs pratiques de management basées sur des consignes de travail peu ou pas négociées et des demandes de « rendre compte » elles-mêmes exigées par les cadres dirigeants et les actionnaires. Or, peu formés à un management plus délibératif, ils sont enclins à restaurer leur autorité par un retour à leurs précédentes pratiques :
« Ce qui est sûr, [ … ], c’est qu’il va falloir compter avec l’autonomie dont ont fait preuve les salariés pendant la crise et se baser davantage sur la confiance. Pour les managers ça va être une adaptation importante. Certains d’entre eux ne supportent pas de ne pas pouvoir contrôler leur personnel en permanence et voient le déconfinement comme un “retour au travail” alors qu’il s’agit du “retour au bureau” » (Bruno, responsable d’audit dans le secteur financier).
Souvent les innovations mises en œuvre pour pallier les pratiques usuelles devenues inopérantes sont reçues dans l’indifférence. Ces salariés en sont alors affectés. Pourquoi ces réserves ? Pourquoi ce silence en écho à leurs efforts ? En retour de l’énergie engagée, ils ont besoin d’être rassurés quant à l’efficacité de leurs pratiques. À défaut, ces personnes sont tentées par un repli sur le seul travail prescrit et vont renoncer à proposer des pratiques innovantes. Cette « lassitude de l’acteur de l’innovation » décrite dès 1993 par Norbert Alter[19] guette sournoisement des univers de travail qui ont fait l’impasse sur le désir d’autonomie, d’initiatives et de reconnaissance professionnelle de leurs équipes. Elle alimente puissamment les départs de salariés amers et déçus :
« Maintenant on ne parle plus que de quantité. Voilà ce qu’est devenu pour moi l’hôpital ! Je pense qu’il y a beaucoup de bons éléments dans l’hôpital, mais malheureusement on les a laissés dépérir, quitter les services et ça c’est bien dommage. L’institution est faite de trop de règles [ … ]. J’ai un goût amer de l’hôpital. J’ai l’impression que c’est fini et il y a quelque chose en moi qui est cassé ! » (Sarah, secrétaire médicale dans un CHU).
Nous faisons l’hypothèse que le phénomène dénommé « grande démission » ou « quiet quitting » est alimenté par de telles désillusions.
Résistance et légitimation
Si nous avons repéré de puissants facteurs contraires à la pérennité de pratiques innovantes, a contrario des univers de travail semblent avoir su tirer profit des initiatives prises durant les années de crise sanitaire. Si le travail à distance a réduit significativement les interactions sociales historiques il a symétriquement favorisé des temps de réflexivité individuelle. Nombre de salariés ont pu ainsi être en situation d’analyser le sens des activités demandées. Une exigence d’autonomie, mais aussi d’utilité sociale a été confortée. Si celle-ci se manifeste plus particulièrement chez de jeunes salariés plutôt fortement diplômés, elle est présente de manière plus diffuse chez une grande majorité d’actifs. Sur des marchés du travail en tension, ces attentes nous semblent pérennes :
« La crise sanitaire a eu selon moi des effets irréversibles et nombre d’entreprises où le télétravail s’est développé ne peuvent pas revenir en arrière sous peine de voir certains de leurs salariés les quitter » (Julie, chargée de recrutement au sein d’une société de conseils informatiques).
Si des actifs isolés ont vu leurs propositions de pratiques innovantes être peu à peu contestées au nom d’un retour à l’ordre ancien ou plus fréquemment à un nouvel ordre rationalisateur, des mini-collectifs ont su, ici et là, sinon s’imposer du moins résister. Ces collectifs se sont inspirés – consciemment ou pas – des critères qui conditionnent les succès des minorités actives tels que mis en évidence par Serge Moscovici[20]. Portés par un leader professionnel largement reconnu, ils ont patiemment démontré la pertinence de leurs suggestions sans stigmatiser leurs collègues hésitants. La présence d’une cadre intermédiaire attentive aux effets réels des propositions a consolidé la légitimation à moyen terme de ces initiatives. Enfin, un mouvement sociétal paraît favoriser des pratiques sinon innovantes du moins personnalisées : une demande de personnalisation des biens et surtout des services formulée par des consommateurs refusant l’extrême standardisation. Dans des économies très largement numérisées, la valeur d’une écoute active et de conseils individualisés croît. Dans ces situations, les salariés en « front office » peuvent – voire doivent – savoir s’écarter de procédures trop rigides. C’est la personnalisation qui génère la confiance et la fidélisation d’une clientèle qui ne se satisfait plus des protocoles désincarnés, des FAQ généralistes ou des assistants vocaux peu efficients.
« Pour un vol « sec », nos clients savent trouver sur les sites en ligne. Par contre, ils nous demandent des prestations en lien avec leurs hobby, leurs centres d’intérêt … et là nous devons être super informés et créatifs » (Salima, conseillère « Ventes » dans une agence de voyage[21]).
Si la notion de bricolage apparaît comme l’une des réponses aux questionnements de nombre d’actifs, elle n’est pas évoquée en ces termes, car connotée négativement tant dans sa dimension personnelle que collective. Les « pas de côté », les initiatives, les ajustements à un réel contingent… suscitent méfiance chez nombre de cadres et dirigeants. Ce faisant ils ignorent le potentiel créatif de leurs équipes et s’en remettent à une technocratie aveugle quant au travail réel. Or, la reconnaissance de ces pratiques est plébiscitée par l’immense majorité des salariés. S’y engager est assurément un défi majeur pour tout cadre.
[1]- https://pourquoiseleverlematin.org/ [2]- L’intégralité des récits de travail est accessible sur le site de notre association. [3]- François Granier, Le travail à l’épreuve de la pandémie. Scénarios pour demain, Editions Raison et passions, 2023. [4]- Dares Analyse, « Quels ont les salariés concernés par le télétravail ? », novembre 2019 [5]- Statista, « Le télétravail en France », https://fr.statista.com/themes/6820/le-teletravail-en-france/#editorsPicks [6]- Notion introduite en 1925 par le sociologue Marcel Mauss (1872 – 1950) selon laquelle : « certains faits de la vie sociale ne peuvent pas être appréhendés à un seul niveau, mais mettent en branle dans certains cas la totalité de la société et de ses institutions. ». [7]- Marie Benedetto-Meyer, « Des outils numériques en quête d’inscription organisationnelle », Réseaux, N°205 [8]- Raymond Aron, Dix-Huit Leçons sur la société industrielle, Gallimard, 1962 [9]- Norbert Alter, L’innovation ordinaire, PUF, 2010. [10]- Marcel Mauss, « Essai sur le don. Formes et raisons de l’échange dans les sociétés archaïques », Revue « L’année sociologique », nouvelle série, tome 1, 1923-1924 [11]- Padlet est un outil de gestion de données favorisant le travail coopératif. [12]- Marie-Anne Dujarier Le management désincarné, La Découverte, 2015 [13]- Nicolas Matyjasik et Marcel Guenoun (dir.), En finir avec le New Public Management, IGPDE, 2019 [14]- Philippe d’Iribarne, La logique de l’honneur. Gestion des entreprises et traditions nationales, Éditions du Seuil, 1989 [15]- Simon L. Dolan, André Arsenault, Stress, estime de soi, santé et travail, Montréal, Presses de l’Université de Québec, 2009. Dans leur chapitre 7, les auteurs développent la notion d’estime de soi organisationnelle, c’est-à-dire celle qui peut se construire dans un collectif de travail. [16]- Michel Crozier et Erhard Friedberg, L’acteur et le système. Les contraintes de l’action collective, Éditions du Seuil, 1977 [17]- Notamment « The Conversation » et la presse nationale française. [18]- William Lafleur – alias Monsieur le Prof. L’ex plus beau métier du monde, Flammarion, 2023 [19]- Norbert Alter, « La lassitude de l’acteur de l’innovation », in Revue « Sociologie du travail », Année 1993 N°35-4 [20]- Serge Moscovici, Psychologie des minorités actives, PUF, 1996 [21]- Entretien réalisé par l’auteur en mai 2024, non publié sur le site de « La Compagnie ».