« Je rêvais beaucoup. Pourquoi les fées de mon enfance avaient-elles brûlé ? La Technique s’était emparée du monde, les masses s’accroissaient, le commerce menait la danse. Partout bruit, raison, calcul, fureur. Les fées avaient reculé devant cette conjuration. Elles s’étaient repliées dans le silence »[1]
En 2018, la rédactrice et photographe Magali Perruchini publie un ouvrage qui contient en lui-même tout un programme : Nouveaux artisans. Portrait d’une génération qui bouscule les codes[2]. On y retrouve pêle-mêle des céramistes, des dominotiers, des peintres en lettres ou encore des plumassiers, autant de métiers d’art qui défendent en creux un certain rapport au monde : un retour à la matière, un éloge de la lenteur et une cohérence entre ce que l’on est et ce que l’on fait. Pourtant, les 25 artisans rencontrés et racontés par la jeune autrice sont loin d’être has been. Cette génération de professionnels souhaite en effet allier les savoir-faire ancestraux avec l’inventivité des entrepreneurs d’aujourd’hui. Ces néo-artisans entendent conjuguer le local et la connexion, le geste et la pensée, l’authentique et le sens du marketing. Pourquoi ont-ils décidé de changer de carrière pour se tourner vers l’artisanat ?
Les errances virtuelles du secteur tertiaire
Dans le cadre de ma thèse de doctorat[3], 35 jeunes diplômés d’écoles de commerce et d’ingénieurs françaises ont répondu à mes questions autour de leurs motivations profondes et du sens de leur activité : « qu’est-ce qui vous fait vous lever le matin pour aller travailler ? », « avez-vous l’impression de faire ce qu’il vous plaît ? » ou encore « vous sentez-vous utile lorsque vous travaillez ? ». Tous issus du secteur tertiaire, ces jeunes professionnels ont dénoncé une incapacité à voir le fruit de leur propre travail. Ils avaient l’impression d’évoluer en permanence dans une nébuleuse virtuelle peuplée de mails, de tableurs et de slides. C’est en tout cas ce qu’a rappelé Valentine[4] lors de son entretien : « en termes de choses concrètes qui sont faites, ce sont, dans l’immense majorité de mon temps, des appels, des mails, des comptes-rendus, des choses comme ça (…). Il y a aussi de la modélisation Excel pour faire de la prise de décision sur tel ou tel paramètre. »
Les métiers de l’audit et du conseil étaient très largement représentés parmi les interviewés avec une activité principale qui occupait leurs journées : la création de slides et de présentations PowerPoint. À nouveau, il s’agit là d’une « production » virtuelle, totalement insaisissable et bien souvent futile. « On fait des slides à peu près pour tout et pour rien quoi » rappelait Victor. D’ailleurs, Adèle en devenait presque cynique lorsqu’elle évoquait le temps passé à mettre en forme ses présentations : « le client il s’en fout, il faut juste que tu lui fasses de jolis slides. Donc vraiment tes journées en fait tu les passes sur un PowerPoint à gâcher ta vue parce que tu es en train de fixer un petit point qui dépasse et finalement qui doit être de couleur jaune et pas rouge. Enfin vraiment, ce n’est pas du tout caricatural ce que je dis, c’est vraiment... c’est absurde en fait. » À cela s’ajoute le parasitage permanent de l’activité avec des mails, des appels et des notifications perpétuelles liées aux messageries instantanées. Cette perte de contact avec le réel où la futilité se conjugue à l’absurdité fait écho aux propos du philosophe-mécanicien Matthew B. Crawford[5] qui soulève la question suivante dans son essai Contact : « pourquoi avons-nous perdu le monde, et comment le retrouver ? ». Il pose non seulement le constat d’une crise de l’attention imposée par les nouvelles technologies qui fragmentent nos vies mentales, mais soutient également que la situation actuelle induirait une crise générale de contact avec le réel. Tout cela impliquerait l’émergence d’individus hyperconnectés aux réseaux, mais déconnectés de la « chair du monde ».
L’artisanat, un rempart contre la virtualisation
C’est alors que l’artisanat opère ce tour de force pour lutter contre la virtualisation du travail. Certains des jeunes diplômés interrogés dans le cadre de ma thèse ont opté pour un changement radical de trajectoire professionnelle afin d’embrasser une carrière artisanale plus proche de leurs valeurs et de leurs aspirations : l’un était devenu électricien, l’autre bâtissait des hameaux légers écoresponsables. Cette stratégie de rupture est en adéquation avec les analyses du professeur Pierre-Yves Gomez[6] qui rappelle qu’une « vocation authentique s’évalue à la simplicité avec laquelle on quitte ce qui n’apparaît plus que comme masques et artifices pour rejoindre la vraie vie, concrète, matérielle ». Chez tous ces jeunes diplômés qui ont décidé de quitter leurs emplois de bureau pour devenir artisans, il y a la volonté de sceller un pacte avec la matière.
Après cinq années d’études supérieures, Arthur Lochmann[7] a choisi de suivre un CAP pour devenir charpentier. Il avait besoin d’une « vie solide » par opposition à la « vie liquide » dont parle le philosophe et sociologue Zygmunt Bauman[8]. Cette liquéfaction de nos existences est le reflet d’un monde sans réelles structures. Confrontée à un flux permanent, la vie est alors assujettie à la nouveauté et à la consommation. C’est le règne du jetable, du provisoire et de l’obsolescence programmée. À l’inverse, l’artisanat est à rebours de ce halo nébuleux. Le geste artisanal permet de faire signe vers la matière. L’artisan est alors amené à sortir de lui-même et à orienter son corps vers les choses auxquelles il donne vie. Lochmann parle à cet égard de développer une intuition de la matière pour réussir à la comprendre et à agir sur elle. Il y aussi la recherche d’un sens perdu grâce à une finalité tangible et immédiate.
Lorsque Lochmann construit une charpente, il n’est pas « en train de fixer un petit point qui dépasse et qui doit être de couleur jaune » sur des slides, il offre un refuge aux gens qui vont habiter dans cette maison. Ce retour à la matière en lien avec le toucher permet de retrouver du sens dans son activité. C’est par les sens qu’on retrouve du sens à ce qu’on fait. C’est en tout cas ce que soutient Gomez dans sa postface du livre de Perruchini : « C’est pour cela qu’ils sont artisans : ils se confrontent à la matière qui résiste, aux relations humaines immédiatement sensibles, ils sont responsables de leurs résultats comme de leurs défaillances, ils bénéficient des retours gratifiants. Sans les écrans opacifiant des reportings et des ratios, ils savent répondre aux questions : ‘‘à quoi je sers’’ et ‘‘à quoi ça sert’’, les deux indicateurs du sens au travail. ».
L’artisanat, entre éloge de la lenteur et beau travail
Confrontés dans leurs activités quotidiennes à l’accélération, aux stimulations perpétuelles et au parasitage permanent, les jeunes diplômés du tertiaire ne parviennent pas à inscrire leur travail dans le temps long. Telle présentation PowerPoint sera immédiatement suivie par telle autre, avalée (sans parfois être digérée) par la grande mécanique générale de l’entreprise. Elle sera utilisée par on ne sait qui, on ne sait pas quand, ni encore moins comment. Impossible alors de prendre son temps pour réaliser correctement son travail : les deadlines, les Key Performance Indicators (KPIs) et autres avatars du contrôle moderne gangrènent les projets au long cours. D’une certaine manière, le monde artisanal permet de sortir de cet écueil. En effet, Gomez décrit l’artisanat comme un univers où il est encore possible de parler de contemplation du travail bien fait : « Par contemplation, il ne faut pas entendre de hautes méditations métaphysiques, mais la réflexivité essentielle sur ce que l’on fait, le sentiment qu’on a servi un dessein, maîtrisé un processus, accompli le bon geste. Contempler, c’est prendre conscience de l’utilité de ce que l’on a réalisé, modestement, à la bonne place. Ces 25 [artisans] n’ont pas la prétention de certains startupers du digital : changer le monde ! Ils veulent simplement réaliser une belle moto, produire du papier dominoté à l’ancienne ou faire plaisir en vendant du pain de qualité. Cette modestie change plus sûrement le monde. ». Gomez en appelle ici à un impact concret, visible et modeste du travail de chacun.
Cette quête du travail « bien fait » est également au cœur de l’investigation récemment menée par Yves Clot et ses co-auteurs[9]. Même si tout le monde au sein d’une entreprise n’a pas la même définition de ce qu’est le travail bien fait et que cela engendre des « conflits de critères », cette recherche stimule et améliore l’efficacité et la santé au travail. En évoquant la « belle moto » ou le « pain de qualité », Gomez rejoint ici la logique d’œuvre développée par la philosophe Hannah Arendt[10]. Grâce à la matérialité de sa production, l’artisan peut avoir un retour direct sur l’efficacité et l’utilité de ce qu’il fait tous les jours. On est en effet très loin des discours grandiloquents de certaines entreprises qui pensent avoir trouvé la solution miracle à nos problèmes. Lorsqu’il parle des nouveaux artisans, Gomez évoque également la possibilité d’un geste authentique, réalisé dans la plus pure tradition : « Que contemplent-ils dans leurs activités manuelles ? En quoi leur travail est – ou n’est pas – beau, juste et vrai. Beau, quand le geste est délicat, le produit choisi avec soin, l’environnement étudié pour être agréable ; vrai quand ils cultivent le nécessaire, le service sans artifice, la relation personnelle avec le client ; juste quand les matières choisies respectent autant le consommateur que l’environnement et que les prix rendent hommage à la quantité de travail réel. »
On retrouve cette esthétique du « beau geste » dans les écrits des professeurs Jean-Philippe Bouilloud et Ghislain Deslandes[11]. L’artisan devient alors la figure de celui qui soigne son travail. Il doit donc nécessairement apprendre des règles très strictes d’exécution qui demandent du temps et de la patience. En effet, il faut du savoir-faire et de la ténacité pour réaliser une belle poterie ou sortir du fournil une baguette délicieuse. Par son geste maîtrisé, l’artisan lutte contre cette accélération du temps omniprésente dans nos sociétés contemporaines. L’artisanat est en quelque sorte une discipline de l’attention qui peut culminer dans un état méditatif proche de ce que certains psychologues appellent l’état de « flow[12] ». Le « flow » correspond à un état mental d’absorption totale de l’individu dans une tâche qui se caractérise par un engagement de toute la personne, une concentration très intense avec la perte de la notion du temps et une sensation de fluidité dans les gestes. En état de « flow », l’artisan s’implique complètement sans percevoir l’effort.
Les dangers de l’enfermement nostalgique
« Ce soir-là, à la pointe des trois châteaux, le merveilleux prit la couleur des nostalgies. Il devenait l’empire de ce qui fut. »[13]
En ressuscitant les savoir-faire ancestraux, l’artisanat court parfois le risque de s’enfermer dans une logique passéiste qui mélange savamment le regret au vague à l’âme voire au spleen. Miser sur l’artisanat comme un vecteur nostalgique est d’ailleurs une des stratégies des marques de luxe. Les grandes maisons n’hésitent pas à convoquer un passé glorieux pour mettre en avant l’exclusivité de leurs produits qui sont non seulement rares et raffinés, mais qui proposent aux acquéreurs un véritable voyage dans le temps. Le luxe sait finalement s’appuyer sur les savoir-faire d’antan pour mieux édifier l’iconographie surannée d’un âge d’or. Pourtant, le conservateur et historien américain Glenn Adamson[14] a démontré que notre vision contemporaine de l’artisanat n’était qu’une création récente, issue du XIXe siècle en réaction à la Révolution industrielle. Le mouvement dit « Arts & Crafts », représenté notamment par William Morris en fut le fer de lance. Il s’agissait à l’époque de s’opposer à l’expansion sans limites de la fabrication industrielle, dont le caractère mécanique venait ôter toute beauté à la création d’objets du quotidien.
Il en est de même aujourd’hui. L’artisanat serait un contrepoint nécessaire et salutaire à la production industrielle de masse. Il devient alors presque impossible dans l’imaginaire collectif de distinguer l’artisanat d’une certaine forme de romantisme. Tantôt exemple de reconversion heureuse pour salariés du tertiaire en mal de sens et de reconnaissance, tantôt figure héroïque d’un travailleur passionné et talentueux mis en scène par des téléréalités, l’artisan est à l’avant-garde d’une mythologie contemporaine idéalisant un âge d’or du travail qui aurait été perdu avec la modernité et ses avatars techniques. La main pourrait retrouver sa véritable vocation, celle de donner une âme à l’objet qu’elle fabrique, comme si l’artisan par son geste venait mettre un peu de lui-même dans sa production.
À force de penser l’artisanat de cette manière, on court le risque d’en faire un art de vivre sympathique, mais cantonné aux marges de la société, en le réservant, au choix, aux excentriques ou aux génies. Si, comme l’indique Adamson, l’artisanat est perçu comme un antidote à la modernité, il ne peut alors s’émanciper complètement de la production industrielle, sa raison d’être ne se trouvant que dans un projet de contestation. Le danger majeur est de le voir être asservi à la logique industrielle. Quoi de plus antinomique qu’un plat de cuisinier œuvrant dans un restaurant étoilé se retrouvant en tête de gondole d’une enseigne de supermarché bien connue suite à son passage dans une émission télévisée ? Quoi de plus conforme à la logique capitaliste qu’un néo-artisan organisant une levée de fonds sur une plate-forme de financement afin de développer sa production à plus grande échelle ?
Pour redonner du sens au travail, l’artisanat devrait se trouver une raison d’être autonome afin de ne pas se cantonner à n’être purement et simplement qu’un mouvement réactionnaire. Deux conséquences majeures découlent de ce constat. La première est de se penser comme un monde du travail à part entière, capable d’attirer et de fidéliser des travailleurs pour lesquels « faire un beau travail » est avant tout une revendication sociale où l’esthétique occupe le premier plan. Par ailleurs, l’artisanat doit aussi pouvoir être confronté à ses limites, ses contradictions internes, voire également à la violence symbolique (et parfois physique) dont il peut faire preuve, afin d’être capable de se réformer en conséquence. Si l’on souhaite réellement donner du sens à l’activité des artisans, il est donc temps de repenser l’artisanat comme un acteur contemporain du travail, par-delà ses oripeaux romantiques. Cela passe alors inévitablement par un examen critique, mais salutaire.
[1]- Sylvain Tesson, Avec les fées. Éditions des Équateurs, 2024 [2]- Magali Perruchini, Nouveaux artisans. Portrait d’une génération qui bouscule les codes. Eyrolles, 2018 [3]- « L’entreprise fantôme » entre fidélité et désertion. Deux modalités du rapport des jeunes diplômés à l’entreprise ? », Thèse de doctorat en sciences de gestion. ESCP Business School & Université Paris I, 2022 [4]- Les prénoms des interviewés ont été anonymisés. [5]- Contact. Pourquoi nous avons perdu le monde, et comment le retrouver, La Découverte, 2026 [6]- Postface. In Nouveaux artisans, op. cit. [7]- La vie solide. La charpente comme éthique du faire. Payot, 2019 [8]- La vie liquide, Pluriel, 2005 [9]- Yves Clot, Jean-Yves Bonnefond, Antoine Bonnemain, Mylène Zittoun, Le prix du travail bien fait. La coopération conflictuelle dans les organisations, La Découverte, 2021 [10]- Condition de l’homme moderne, 1958 [11]- The Aesthetics of Leadership: “Beau Geste” as Critical Behaviour. Organization Studies, 36(8), 1095–1114, 2015 [12]- M. Csikszentmihalyi, Flow. The Psychology of Optimal Experience. New York, Harper Perennial, 2008 [13]-Avec les fées, op. cit. [14]- G. Adamson, The Invention of Craft. Londres, Bloomsbury Publishing, 2013