Vous prétendez que le bricolage peut inspirer le monde du travail. Ne trouvez-vous pas paradoxal de proposer aux travailleurs de prendre pour modèle une activité d’amateur ?

Fanny Lederlin. Le mot « bricolage » prête en effet à sourire : c’est un mot trivial. Et le bricoleur est souvent considéré comme pas sérieux, comme un amateur oui, au sens péjoratif du terme, que l’on oppose à « l’expert » ou au « professionnel ». Cela vient peut-être du fait que le bricolage est d’ordinaire une activité pratiquée par celles et ceux qui ont du temps (retraités, chômeurs, sans profession) et qui en ont besoin, parce qu’ils n’ont pas les moyens d’acheter ou de faire faire par un professionnel. Le bricoleur apparaît donc comme un « oisif » ou un « précaire ». Or, quand on y réfléchit, bricoler s’avère en fait une activité très noble, qui consiste à prêter attention et à « faire avec » les objets et les matériaux (mais aussi, dans un sens métaphorique, à « faire avec » les autres êtres vivants) pour en prendre soin en les conservant, en les agençant, en les réparant et en les maintenant (dans le double sens de « maintenir » et de « maintenance »). Autrement dit, bricoler ce n’est rien de moins que prendre soin du monde.

Car « le monde » peut être défini comme la couche d’objets – routes, ponts, logements, outils, machines, etc. – la couche d’« artefacts » dont les êtres humains recouvrent la Terre pour l’habiter et s’y offrir « un séjour plus durable et plus stable qu’eux-mêmes[1] ». Encore faut-il pour cela que ces objets durent, c’est-à-dire qu’ils soient entretenus et maintenus dans le temps. Cet aspect du travail a été considérablement perdu de vue depuis l’avènement de l’époque Moderne qui a glorifié le travail producteur (qui consiste à fabriquer des objets) au détriment du travail « reproducteur » (ou encore, le travail du soin) qui consiste à entretenir les objets et à prendre en charge les besoins biologiques des êtres vivants (manger, se vêtir, se chauffer, etc.). Le problème est que cette vision univoque du travail, qui le réduit à une activité ayant pour finalité une production illimitée, cette vision productiviste est destructrice, tant du point de vue écologique qu’existentiel.

Pourquoi l’approche strictement productiviste du travail est-elle destructrice sur les plans écologiques et existentiels  ?

F.L. Sur le plan écologique, l’idée selon laquelle la production illimitée serait le principe de l’activité laborieuse est destructrice, parce qu’elle méconnaît la « loi du fini » inhérente à tout processus naturel. Pour le dire plus simplement, le productivisme est voué à se fracasser sur les limites des ressources et de la matière : c’est ce qui nous arrive aujourd’hui avec la catastrophe environnementale à laquelle nous faisons face et qui se manifeste par une raréfaction des ressources autant que par une saturation de déchets.

Sur le plan existentiel, le productivisme épuise les travailleurs au même titre qu’il « épuise » les ressources matérielles. Mais ce n’est pas tout. Ce qui sous-tend le productivisme, c’est une logique particulière qui nous est très familière : la logique qui consiste à considérer que « la fin justifie les moyens ». Autrement dit, c’est la logique instrumentale selon laquelle la finalité théorique que l’on se fixe (par exemple, produire tant de voitures par an) détermine les moyens pratiques que l’on met en œuvre pour l’atteindre (extraire ou se procurer tant de tonnes de métaux, faire travailler tant de travailleurs à telle cadence pendant telle durée, etc.). Et cette logique abrite un principe, qui est celui de l’optimisation : elle invite à se demander constamment comment optimiser (réduire, accélérer, rationaliser) les moyens pour atteindre la fin. C’est sous l’autorité de ce principe qu’est né le taylorisme au début du XXe siècle. Et c’est au nom de ce même principe que sont apparues, depuis une quarantaine d’années, les évolutions managériales qui ont accompagné l’émergence du néolibéralisme : individualisation du travail, mise en concurrence des travailleurs, standardisation des processus (y compris dans les services), travail à distance, dématérialisation du travail, management algorithmique, etc.

Or, sous couvert « d’autonomisation » des travailleurs, ces nouvelles modalités de travail s’avèrent bien souvent délétères, parce qu’elles coupent les travailleurs de la dimension collective de leur travail et parce qu’elles les transforment en « tâcherons[2]». Tel Charlot dans Les Temps modernes, ils exécutent de plus en plus solitairement et mécaniquement des tâches - sur leur ordinateur (et non sur une chaîne de montage) – sans pouvoir exprimer leur créativité ni leur subjectivité. Autrement dit, ils « perdent la main » : ils n’ont plus la main sur leur travail, ils en sont dépossédés. Et cette dépossession est selon moi la cause principale de la perte de sens (et de plaisir !) dont témoignent tant d’études sur le travail.

En quoi le fait de « bricoler » ou de travailler « comme un bricoleur » permet-il de résister au productivisme et à la tâcheronisation du travail ?

F.L. D’abord, comme je l’ai évoqué, parce que travailler « comme un bricoleur » implique de sortir d’une approche strictement productiviste du travail. Car cela suppose de partir de ce que l’on a « sous la main » – des ressources, des matériaux, des outils « déjà-là », mais aussi d’autres travailleurs avec lesquels « il faut faire » – pour mener à bien son projet. Autrement dit, travailler « comme un bricoleur » revient à inverser la logique selon laquelle « la fin justifie les moyens », en considérant que ce sont les moyens – imparfaits, précontraints et surtout limités – qui doivent commander, non plus la fin mais des fins ouvertes et provisoires (car le projet du bricoleur peut évoluer avec les moyens dont il dispose). Vous voyez que ça change la donne !

Mais on peut aller un peu plus loin, et voir dans la « logique bricoleuse » un véritable changement de paradigme dans la manière de penser et de faire son travail.

C’est à l’anthropologue Claude Lévi-Strauss que l’on doit le concept de « logique bricoleuse ». Dans un article intitulé « La science du concret[3]» (1962), il utilise ce terme pour opposer la démarche scientifique des peuples que l’on nommait encore à l’époque « primitifs » à celle des Occidentaux qui, elle, relève de ce qu’il appelle une « logique d’ingénieur ». Là où la « logique d’ingénieur » ordonne stratégiquement le monde (c’est-à-dire qu’elle le théorise au moyen de catégories abstraites), la « logique bricoleuse » déploie une approche tactique : elle part de l’expérience, de la rencontre pratique avec le monde, avant de l’ordonner approximativement et provisoirement, par regroupements. Par analogie, on peut rapprocher la « logique d’ingénieur » de la logique instrumentale et planificatrice qui sous-tend le productivisme et les processus de tâcheronisation propres au néomanagement. Et on peut, par conséquent, considérer la « logique bricoleuse » comme une manière de résister à cette logique en « remettant la main » sur son travail, c’est-à-dire en se le réappropriant subjectivement et collectivement.

Mais comment, concrètement, « bricoler » au travail ?

F.L. Pour rompre avec la « logique d’ingénieur », il faut commencer par questionner les processus de travail. Comme le bricoleur qui examine les moyens qu’il a à sa disposition lorsqu’il commence son projet, il faut se demander « comment dois-je effectuer cette tâche, sous quelle modalité, dans quelle temporalité et pour quelle finalité » ? Cela suppose aussi de s’intéresser à ses outils de travail – comment fonctionne Zoom ? Quels biais induit-il dans la réunion de travail ? L’usage du groupe WhatsApp est-il plus approprié que le mail pour cet échange ? – ainsi qu’aux critères d’évaluation du travail. Contrairement à la « logique d’ingénieur », qui induit une évaluation strictement quantitative du travail – au moyen des grilles d’évaluation que l’on remplit lors des entretiens annuels, par exemple (mais aussi, plus largement, à chaque fois qu’on nous demande d’apprécier le travail des autres en distribuant des étoiles) –, la « logique bricoleuse » incite à une évaluation qualitative et subjective : celle du « travail bien fait ».

Ensuite, bricoler au travail consiste, plutôt qu’à viser exécuter des tâches en visant l’optimum, à se « débrouiller » et à « s’arranger » avec les consignes, les délais et les contraintes d’exécution, et finalement à viser, non pas la plus grande efficacité ou la meilleure performance, mais le « suffisamment bon » : ce qui « va comme ça ». Cette approche est à la fois subversive – parce que « s’arranger » avec les consignes est une manière d’en contester l’autorité – et ludique, parce qu’elle introduit un « jeu », un espace de créativité entre la consigne et son exécution. Or, c’est dans ce tâtonnement, dans ce mouvement hésitant et parfois frustrant – qui fait éprouver au travailleur la dureté du réel qui résiste – c’est dans cette ouverture à l’incertitude quant à la réussite de son projet que réside l’une des expériences les plus profondes et plus joyeuses du travail. Car c’est en faisant preuve d’habileté, de ruse, mais aussi parfois de solidarité et d’entraide que le travailleur-bricoleur parvient à surmonter les difficultés qu’il rencontre. Il fait alors l’expérience de sa subjectivité au travail (il y met de lui-même) autant que de l’énergie collective qui se dégage du travail avec les autres.

Dans tous les cas, introduire du bricolage dans le travail réclame du temps, et même de la perte de temps. Car tâtonner va à l’encontre de l’optimisation, qui vise le plus court chemin pour aller d’un point A à un point B. Au contraire, bricoler c’est tergiverser, bavarder, flâner, procrastiner… et ainsi, redonner de la place aux « temps morts » dans le travail. Des temps « morts » qui sont en fait les temps proprement « vivants » du travail, que la « logique d’ingénieur » veut faire disparaître au profit d’une temporalité strictement productive.

En quoi cela peut-il être émancipateur ?

F.L. Vous prononcez un mot très important : l’émancipation. L’émancipation par le travail, qui désigne une libération collective rendue possible par l’appropriation des moyens de production par les travailleurs, a été l’horizon des luttes sociales menées depuis le XIXe siècle et durant les deux premiers tiers du XXe siècle. C’est, historiquement, le grand combat du syndicalisme. Or, depuis une quarantaine d’années (c’est-à-dire, depuis que le capitalisme a pris la forme néolibérale que nous lui connaissons désormais), cet horizon semble avoir disparu au profit de celui de l’indépendance. Il se trouve que l’indépendance au travail, qui désigne une libération individuelle passant par la mise à distance voire la rupture des liens de subordination avec l’employeur, est tout à fait compatible avec le productivisme et la tâcheronisation : on le voit très bien avec le travail de plateforme, par exemple.

Il me semble que la lutte contre l’illusion du travail dit « indépendant » devrait être l’un des combats actuels du syndicalisme… Pour retrouver la puissance émancipatrice du travail, il faut rompre avec l’approche instrumentale et planificatrice propre à la « logique d’ingénieur ». Il faut préserver les collectifs de travail, il faut se réapproprier les outils, les méthodes et les finalités du travail, il faut défendre et conserver les temps improductifs qui sont les temps vivants du travail, et enfin, comme je l’évoquais au début de cet entretien, il faut prendre soin des choses aussi bien que des êtres vivants. Voilà le chemin qu’indique le bricolage.

Propos recueillis par Laurent Tertrais

[1]- Hannah Arendt, Condition de l’Homme moderne, 1958 [2]- www.larevuecadres.fr/articles/c-est-qui-le-tacheron/7049 [3]- La pensée sauvage, 1962