Alors que le télétravail est plébiscité, particulièrement par les cadres (près de la moitié d’entre eux – 45 % – déclarent qu’ils démissionneraient de leur entreprise si l’accès au télétravail était supprimé d’après l’enquête Apec 2024), mais que la menace du retour au bureau a été agitée par quelques patrons de Gafa, l’hybridation en voie de pérennisation offre de nombreux défis pour la conciliation des temps de vie. Alors que les frontières se brouillent, l’imbrication des espaces professionnel et domestique questionne sur la protection des télétravailleurs par les services RH en matière de santé et sécurité.
Télétravailler et devenir invisible ?
L’hybridation produit une invisibilité liée à la distance. Loin du champ visuel direct de leur manager, les télétravailleurs deviennent des collaborateurs « invisibles » et peuvent craindre pour leur santé et leur sécurité. La numérisation des espaces de travail « peut conduire à la perception d’une invisibilisation des pratiques et de l’engagement du fait du déplacement du regard vers les flux et les résultats du travail ». Les managers se concentrent sur le reporting, les objectifs, rarement sur la santé et la sécurité des télétravailleurs. Les risques d’isolement, la menace pour la santé mentale devraient davantage préoccuper les managers. Cependant, bien qu’il soit distant de l’entreprise, le télétravailleur reste soumis aux limites légales imposées par le Code du travail (10 heures par jour, 48 heures par semaine au maximum, 44 heures en moyenne sur douze semaines) et au repos quotidien minimal de 11 heures. La législation sur les accidents du travail est également applicable. Le télétravailleur est un travailleur comme un autre.
Une jurisprudence inquiétante
Le code de la Sécurité sociale en son article L 411-1. donne une définition de l’accident du travail : « L’accident survenu, quels qu’en soient le lieu et la cause, par le fait ou à l’occasion du travail. Il doit intervenir pendant le temps de travail et de façon soudaine. Un lien doit exister entre l’accident et les lésions subies par le salarié». L’accident survenu en situation de télétravail est présumé être un accident du travail : « L’accident survenu sur le lieu où est exercé le télétravail pendant l’exercice de l’activité professionnelle du télétravailleur est présumé être un accident de travail » (article L1222-9 du code du travail). Ainsi, tout accident au domicile du salarié qui pratique le télétravail est, sauf preuve contraire, présumé être un accident de travail au sens des dispositions de l’article L411-1 du Code de la Sécurité sociale. Cet accident ouvre donc droit, notamment, à la protection spéciale dont bénéficie le salarié en matière de licenciement et à la prise en charge par la Sécurité sociale au titre de la législation sur les accidents du travail.
Le télétravail peut ainsi être source de nombreux risques notamment si l’employeur n’a pas connaissance du lieu d’exercice du travail ou si le salarié est en congés sans en avoir informé l’employeur, la prise en compte d’un éventuel accident du travail sera difficile. À titre d’exemple, malgré la présomption d’imputabilité en situation de télétravail, plusieurs arrêts récents questionnent. Ainsi, Dans un jugement du 9 novembre 2023, le tribunal administratif de Paris a tranché en défaveur de la requérante qui s’était blessée avec son fer à repasser. De même dans 2 arrêts des 4 mai et 15 juin 2023, les cours d’appel de Saint-Denis de la Réunion et d’Amiens se sont prononcées sur l’application de la présomption du caractère professionnel de l’accident qui s’est déroulé alors que le salarié était en télétravail. Il est rappelé que l’accident est considéré comme professionnel uniquement s’il intervient sur le temps de travail. De nombreux contentieux potentiels pourraient apparaître notamment avec du télétravail à l’étranger non autorisé. (ceci constituant d’ailleurs une faute grave, le Conseil de prud’hommes de Paris a rendu une décision en ce sens en date du 1er août 2024 : « La dissimulation de son télétravail constitue une violation des obligations résultant du contrat de travail d’une importance telle qu’elle rend impossible le maintien de la salariée dans l’entreprise y compris pendant la période du préavis »).
Télétravailleurs et santé au travail
Il est de la responsabilité de l’employeur d’évaluer les risques auxquels sont exposés les télétravailleurs, et de prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger ses salariés dans le cadre de l’obligation générale de sécurité à l’égard de ses salariés (articles L4121-1 et L4121-2 du Code du travail). Un suivi médical s’impose à l’employeur. Plusieurs types de visites médicales co-existent : la visite d’information et de prévention dans les trois mois qui suivent l’embauche, une surveillance renforcée pour les salariés exposés à certains risques spécifiques, les visites de reprises (aide-mémoire)…. Dans le cas général, la périodicité des visites est de 5 ans. Certaines situations imposent un suivi renforcé tous les 3 ans (personnes en situation de handicap, travailleurs de nuit, etc.)
Le télétravail contraint et dégradé avait révélé lors des confinements successifs des risques non anticipés. Pour Marc Malenfer, « Le risque pour de nombreuses entreprises serait de voir le télétravail alimenter le phénomène de distanciation déjà émergent depuis plusieurs années ».
Les risques psychosociaux sont définis par l’INRS comme étant des risques inhérents à des situations de travail « où sont présents, combinés ou non : du stress, des violences internes commises au sein de l’entreprise par des salariés : harcèlement moral ou sexuel, conflits exacerbés entre des personnes ou entre des équipes. » Le télétravail contraint correspond à un réagencement organisationnel qui bouleverse les conditions de travail et fait apparaître des risques psychosociaux qu’il convient d’anticiper. François Taskin et Laurent Lambotte proposent d’ailleurs de réaliser un audit régulier des risques psychosociaux.
En situation de télétravail l’employeur a les mêmes obligations à l’égard des salariés et il doit prendre les mesures préventives nécessaires pour protéger la santé physique et mentale des salariés. La responsabilité des employeurs risque alors d’être engagée si les outils de prévention ne sont pas mis en œuvre. En cas de non-respect de cette obligation, l’employeur encourt des sanctions civiles et pénales
Télétravail : un risque particulier d’hyperconnectivité ?
Tous les ans, une négociation porte sur l’égalité professionnelle entre les hommes et les femmes et la qualité de vie et des conditions de travail (articulation entre la vie personnelle et la vie professionnelle et modalités du plein exercice par le salarié de son droit à la déconnexion, notamment). C’est l’article 2242-17 alinéa 7 qui précise la notion de déconnexion. : « Les modalités du plein exercice par le salarié de son droit à la déconnexion et la mise en place par l’entreprise de dispositifs de régulation de l’utilisation des outils numériques, en vue d’assurer le respect des temps de repos et de congé ainsi que de la vie personnelle et familiale. À défaut d’accord, l’employeur élabore une charte, après avis du comité social et économique. Cette charte définit ces modalités de l’exercice du droit à la déconnexion et prévoit en outre la mise en œuvre, à destination des salariés et du personnel d’encadrement et de direction, d’actions de formation et de sensibilisation à un usage raisonnable des outils numériques. » L’accord national interprofessionnel du 26 novembre 2020 en son article 2.1 rappelle d’ailleurs que les accords relatifs au télétravail doivent prévoir « Les modalités de contrôle du temps de travail ou de régulation de la charge de travail ; la détermination des plages horaires durant lesquelles l’employeur peut habituellement contacter le salarié en télétravail ». Il s’agira donc pour l’employeur d’organiser la déconnexion par accord, charte, notes de services ou utilisation de technologies permettant a minima le respect des horaires légaux et des temps de pause (déconnexion automatique avec envoi différé des mails par exemple).
L’hyperconnectivité, le harcèlement en télétravail sont des dangers potentiels, souvent méconnus et pour lesquels peu de mesures préventives sont envisagées. Il s’agit d’une potentielle « bombe à retardement » pour la santé mentale. Les télétravailleurs échappent au contrôle visuel des managers et au-delà d’une problématique de surveillance des missions, cela questionne tout d’abord la sécurité du lieu de travail (qui est tantôt l’entreprise, le domicile ou un tiers lieu). Nous recommandons aux services RH de s’emparer du sujet et de développer un dialogue soutenu avec les services de médecine du travail. L’entreprise et le manager auront donc la responsabilité de veiller à la charge de travail du télétravailleur. On laissera au collaborateur une latitude de décision concernant les conditions et la répartition du temps de travail dans le cadre des possibilités de l’entreprise sans nuire à sa santé. Alors que les cadres aux forfaits jours bénéficient d’une surveillance médicale particulière, nous proposons sur la même idée, pour les télétravailleurs un suivi renforcé à l’initiative du salarié ou de l’employeur. Le législateur serait fondé à s’emparer du sujet rapidement tant les risques potentiels sont nombreux.