Face à l’épuisement des salariés, précaires ou cadres supérieurs, il semblerait que ce soit à l’entreprise de repenser son écosystème. Chez Norbert Elias, la notion de plaisir est moteur dans le travail[1]. Elle se traduit par le travail bien fait, la dynamique du défi, le fait d’appartenir à une corporation, un ensemble social, ou encore percevoir un salaire. Le travail bien fait, marqueur moral et éthique de l’engagement depuis la sociologie de Max Weber, s’est transformé progressivement en enjeu de performance calculée par des indicateurs qui amènent les salariés à agir stratégiquement par rapport à des attendus, plus que dans un souci de bien faire. Cette transformation, rendue possible par un certain type d’usage des technologies de contrôle, d’assistance et de calcul projectif de l’activité, donne un nouveau sens à l’engagement au travail, qui ne contient peut-être pas en lui les mêmes propriétés qu’auparavant. Les technologies de gestion ont en effet permis une nouvelle perception de la performance[2]. Ce changement de paradigme dans la notion de contrôle du travail, même s’il n’a pas totalement bouleversé les modes de rétribution dans le cadre salarial, est venu bousculer le rapport à l’activité, aux autres et à soi, et donner une valeur toute nouvelle à l’administration de l’activité, comme une sorte d’instrumentalisation du temps passé à travailler que l’on matérialise, sans fin. Comme un nouveau degré de la bureaucratie.

L’idée de la double bind (double contrainte), que Vincent de Gaulejac emprunte à Gregory Bateson (École de Palo Alto, 1956), m’a permis d’appuyer l’idée de la double dynamique idéologie/utopie dans le management hypermoderne à la base de ce que j’appelle le désenchantement salarial. Cette double dynamique entre ce que je voudrais pouvoir faire et ce que je suis contraint de faire engage l’acteur dans un processus conflictuel qui l’éloigne des formes de reconnaissance attendues. Cette double contrainte est un levier de soumission[3] qui n’est là, pas volontaire, mais qui est le résultat de l’ajustement permanent du triptyque : ce qui doit être fait, la façon dont ça doit être fait, la façon dont on peut le faire. Cette emprise psychologique sur le champ social du travail de l’ajustement utilise, selon Vincent de Gaulejac, « le paradoxe comme outil de gestion conduisant l’ensemble des agents à accepter collectivement des modalités de fonctionnement qu’ils réprouvent individuellement »[4]. L’informatisation de la gestion a modifié la place de la donnée qui n’est plus un moyen mais une fin. D’où l’impact indéniable sur l’engagement, individuel ou collectif, des salariés.

À ce stade, « la rationalité instrumentale est reine » et vient parasiter des formes de subjectivités rendues impossibles par les scénarii d’usage fermés des outils du quotidien du travail, qui ne correspondent pas souvent à une logique rationnelle pour l’usager. L’exigence organisationnelle est priorisée par rapport à la cohésion des ressources productives, voire parfois, à l’objectif de travail lui-même. Cette critique de la perte de vue d’objectif due à des directives qui viennent compliquer la réalisation de la tâche semble être courante aujourd’hui : mode de traitement de données, processus de contrôle du travail, enregistrement des données de l’activité… Tout un ensemble qui concerne l’activité mais surtout l’administration de celle-ci, chronophage, puisqu’elle n’a absolument pas diminué avec l’ère numérique, bien au contraire. Ce qui crée un paradoxe bien visible ici, entre le temps dédié aux ressources pour effectuer une tâche et les calculs d’optimisation de la performance basés sur ces estimations temporelles, qui ne cadrent pas avec le réel de l’activité qui contient cette administration quasi-quotidienne ; c’est une des principales problématiques, celle de la gestion du temps mais aussi les décisions d’ajustement. Dans ce cadre, le désir de sens empêche l’accès, il me semble, à la mise en œuvre de la mécanique de la reconnaissance, ou si elle reste possible, la reconnaissance souhaitée n’est perçue ni depuis la hiérarchie ni par soi-même, l’individu n’accédant que trop rarement à l’impression de travail bien fait.

L’individu a conscience de son instrumentalisation mais ne réalise pas complètement le processus de légitimation qui lui permettrait de comprendre la logique instrumentale elle-même. Il atteint, par-là, les limites du jeu social, qui nous demande d’adopter souvent des doubles postures, d’adopter des masques dirait un anthropologue, par stratégie ou convention sociale, sans vraiment s’en rendre compte. Les conventions et les stratégies à déployer semblent conflictuelles dans un contexte où éthique, transparence, équité, responsabilité et engagement sont devenus les piliers d’une novlangue qu’illustrent parfaitement les chartes et guides dédiés à l’éthique de toutes les parties prenantes de l’entreprise. Des piliers plus symboliques que pragmatiques, dans un contexte où paradoxalement au discours d’émancipation (par le triptyque autonomie-responsabilisation-engagement) s’opposent les modes et modalités de contrôle, et au discours de responsabilisation s’oppose le modèle généralisé du middle management, lui-même chargé de responsabilités mais empêché d’autonomie gestionnaire. Un contexte où la rationalisation du modèle contraignant devient de plus en plus difficile à atteindre pour le salarié.

Selon Axel Honneth[5], une pathologie peut survenir de l’incapacité à rationaliser. C’est une des spécificités de quelques maladies psychiatriques, des pathologies nouvelles de l’hypermodernité aussi. Axel Honneth précise les « capacités rationnelles de l’être humain », ce qui place bien hors de soi le déterminant du capable/non capable, confirmant alors que c’est l’environnement qui réduit la capacité de l’acteur. C’est un autre des points critiques, celui de la capacité à épouser les projections de l’imaginaire social produit par l’idéologie dominant les systèmes organisationnels. Axel Honneth spécifie que la forme et l’organisation des sociétés modernes ont un impact nouveau sur l’existence et ses modalités. Il parle de pathologie cognitive ou existentielle car elles sont liées au mode de vie davantage qu’à une singularité pathologique. Elles sont le résultat des injonctions contradictoires, de l’écart entre le discours et la réalité et la nécessaire fabrication d’un réel dont la légitimation puise dans des mécaniques idéologiques mais également utopiques. Elles ne sont pas non plus handicapantes ou visibles mais elles épuisent, elles réduisent, elles déréalisent des micro-situations. Elles demandent à vivre des compensations à la contrainte et à l’effort plus vives. Et dans le contexte économique et environnemental actuel, l’entreprise ne semble pas avoir trouvé les nouveaux leviers de compensation, malgré de multiples modèles managériaux survenus depuis la révolution informationnelle conduite par Peter Drucker notamment, dans les années 60.

Aujourd’hui beaucoup de salariés, quel que soit leur statut hiérarchique, expriment ces « limites à l’entendement », des objectifs inatteignables, et des reporting de plus en plus aliénants, chronophages. Ainsi, les objectifs pour atteindre la reconnaissance attendue deviennent chimériques. « Quelquefois j’ai envie de ne plus perdre mon temps en reporting, enregistrements interminables de données, de faire simplement mon job d’agent. Mais si je fais ça, même si je me ramène avec le plus gros portefeuille et zéro recours client, je risque des ennuis. »[6] Les règles sont strictes.

Le sens du travail se modifie mais la place qu’il tient reste très importante, pour encore une grande majorité d’entre nous c’est le principal et unique poste de revenus, déterminant du statut social, et la charge cognitive générée reste très élevée. Notre temps paradoxal pour jouer avec l’expression de Vincent de Gaulejac, celui que l’on passe à adopter le masque de l’adhésion à une autorité qui ne semble plus légitime, reste ainsi sensiblement au cœur de notre existence. Ce mécanisme empêche une révolution concrète et autonome du champ social, au moins dans l’optique de conserver une cohérence structurelle autour de lui, effet de l’équilibre entre idéologie et utopie. Cela me semble, pour l’activité de travail, réduire la capacité de l’organisation à renouveler son système de croyance et accéder pour le sujet à un niveau d’adhésion véritable.

L’entreprise doit peut-être réinvestir son cadre idéologique pour donner de nouveau du sens à l’activité de ses employés, les dissonances entre le discours managérial et la réalité de terrain interrogent de trop aujourd’hui. En attendant la sociologie ne peut qu’observer les tremblements de l’écologie humaine dans ce cadre et tenter de nouvelles définitions de la réalité sociale du travail à l’ère de l’hypermodernité.

[1]- Norbert Elias, La société des individus. Paris : Fayard, 1991. [2]- Vincent de Gaulejac, article « La NGP : nouvelle gestion paradoxante » dans la revue Nouvelles pratiques sociales, 2010. [3]- « Un tel système enferme les individus dans une soumission permanente », Vincent de Gaulejac dans son article « La NGP : nouvelle gestion paradoxante » (op. cité). [4]- Vincent de Gaulejac et Fabienne Hanique, Le capitalisme paradoxant. Un système qui rend fou. 2015, Éditions du Seuil. [5]- Axel Honneth, La lutte pour la reconnaissance. Folio essais, 2013. [6]- Témoignage issu de mes carnets de terrain. Pour les retrouver, l’ouvrage « La Fabrique de l’hypermodernité » est sous presse actuellement - ISTE Editions, 2024.