Cela contraste étrangement avec la façon dont le surengagement est encore largement envisagé. Les notions d’addiction ou de workaholisme, malgré leurs limites, structurent encore largement les représentations de cette question. En dépit de leurs éventuelles divergences sur des points secondaires, la plupart des spécialistes de l’addiction au travail la définissent comme le fait de travailler de façon excessive et de manière compulsive. Ces deux dimensions, dans les outils épidémiologiques pour évaluer le risque d’addiction, sont mesurées à partir d’autoévaluations par les personnes interrogées. La dimension pathologique de cette addiction se manifesterait dans les effets négatifs sur la santé et/ou sur les relations sociales et familiales. La cause en est recherchée essentiellement dans les caractéristiques individuelles des personnes, dans les traits de personnalité innés ou acquis. Par exemple, les personnes « narcissiques » seraient en permanence en attente de « récompenses » procurées par les succès et la reconnaissance dans le travail. Ces personnes rechercheraient donc des emplois concurrentiels, dans lesquels il est possible de beaucoup travailler et où le travail serait associé à des gratifications en termes de revenus ou de carrière, comme c’est le cas dans les fonctions de manager ou les professions libérales. L’organisation du travail ne serait donc pas la cause de l’addiction, mais la conséquence des choix de métiers que leur personnalité dicterait aux workaholiques. Les personnes qui travaillent beaucoup seraient-elles addictes au travail comme un toxicomane l’est à sa dose de drogue ?

Mes recherches[1] et d’autres travaux sociologiques ne permettent pas de conforter cette hypothèse. On y rencontre très peu de workaholiques correspondant à l’étiologie généralement présentée par les addictologues. Les raisons pour lesquelles certaines personnes travaillent plus que la moyenne sont extrêmement diverses et ne sauraient être résumées à des traits de personnalité.

1. Des situations très diverses

En France, les agriculteurs exploitants, avec 58,4 heures hebdomadaires en moyenne, sont ceux qui travaillent le plus. Cela peut s’expliquer par l’attachement à l’exploitation, souvent perpétuée dans une lignée familiale. Ne pas reprendre la ferme, ou la mettre en faillite, serait perçu comme une trahison au regard des efforts consentis par les générations passées. Le beau documentaire de Gilles Perret, La ferme des Bertrand (2023), l’illustre bien. Les trois frères qui ont repris et modernisé l’exploitation de leurs parents au début des années 1970 disent regretter de ne pas avoir eu une autre vie, mais ont été très fiers de leur travail et d’en avoir transmis le fruit à leurs enfants et petits-enfants. Ces derniers ont continué avec cette dette morale. La charge de travail doit aussi beaucoup aux impératifs techniques propres à l’activité agricole, notamment l’élevage, soumise aux aléas de la nature (entretien des bêtes, météo, etc.) et de plus en plus aux contraintes économiques. Les politiques visant à accroître, dans l’après-guerre, la productivité agricole, puis la mondialisation des marchés de matières premières, ont poussé les agriculteurs à chercher en permanence des économies d’échelle, et donc à investir pour augmenter la taille de l’exploitation, acheter des machines et des produits phytosanitaires de plus en plus performants. Face à des prix de marché instables, tirés à la baisse par les industries agroalimentaires et la grande distribution, les paysans risquent de tomber dans le cercle vicieux de l’endettement : investir pour pouvoir rembourser les emprunts et emprunter pour rester rentable. En droit romain, l’addictus était celui qui était soumis au travail forcé pour rembourser son créancier. Cette explication convient mieux aux agriculteurs, qui doivent être à la fois des paysans, des mécaniciens, des agronomes, des gestionnaires, des financiers, etc., qu’une hypothétique compulsion interne liée à leur personnalité.

Pour prendre un exemple différent, il est possible d’évoquer les livreurs à vélo travaillant pour des plates-formes de livraison de repas. Ces dernières ont d’abord prospecté auprès de jeunes, parfois passionnés de sport, à la recherche d’un complément de revenu pour financer leurs études. Mais, très vite, ils vont être poussés par la concurrence de travailleurs plus précaires, la baisse des prix et les algorithmes, à travailler plus pour maintenir leurs revenus et à être plus disponibles aux horaires où la demande est forte. Ne pas accepter certaines courses, s’arrêter pour maladie ou par protestation, être mal noté par les clients est sanctionné par le système qui n’attribuera plus les courses rentables. Cela n’est pas propre aux livreurs, mais concerne aussi d’autres activités comme les youtubeurs ou influenceurs, qui, s’ils veulent continuer à être mis en avant par les algorithmes, doivent publier toujours plus de contenu pour générer toujours plus de clics, donc de revenus publicitaires, quitte à sacrifier la qualité et parfois leur santé mentale.

Dernier exemple, les médecins généralistes sont souvent contraints en région de travailler plus qu’ils ne le souhaitent pour ne pas laisser tomber les patients. D’après une étude de la Drees[2], 71 % des omnipraticiens interrogés déclarent « faire des journées plus longues qu’ils ne le souhaiteraient ». Ce problème est lié au manque de médecin dans certaines zones, au vieillissement de la population et à la fermeture de petits établissements hospitaliers. Ces praticiens, souvent impliqués dans leur travail, doivent faire un choix difficile entre la qualité des soins, l’acceptation de nouveaux patients et leur temps de vie. Ce choix est encore plus difficile pour les femmes, plus soumises que les hommes à des attentes en termes de care, tant de la part  des patients que de leur propre famille.

De façon générale, le travail domestique et d’éducation des enfants reste très mal réparti dans le couple. D’après l’enquête européenne sur les conditions de travail, en 2015, les actifs occupés déclarent un temps de travail hebdomadaire total (professionnel et domestique) de 68,34 heures pour les hommes et 73,49 heures pour les femmes. Ces dernières ressentent donc plus souvent leur temps de travail comme excessif. Il ne s’agit encore une fois pas d’une question de personnalité, mais de normes sociales plus ou moins intériorisées et traduites en pratique par une répartition genrée des tâches et rôles sociaux.

Ces exemples montrent que le fait de devoir travailler beaucoup résulte à la fois de « choix » – en partie déterminés par les parcours familiaux et professionnels, les normes sociales en vigueur –, et de contraintes socioéconomiques. L’exemple des algorithmes, mais aussi des politiques agricoles ou sanitaires, montre que ces contraintes ne sont pas des fatalités, mais résultent de décisions politiques et managériales liées à des impératifs de productivité et de rentabilité à court terme, particulièrement présents dans le modèle économique des start-up, où il s’agit d’évincer les concurrents car seuls les premiers pourront faire de gros profits. L’engagement et le surengagement ne sont donc pas seulement des affaires individuelles, mais dépendent aussi largement de facteurs économiques, sociaux et de l’organisation du travail.

2. Organisation du travail et surengagement

De plus en plus de cadres supérieurs du privé, puis avec le développement du nouveau management public, du secteur public, sont soumis à des objectifs quantitatifs, déconnectés du terrain, car soumis à d’autres impératifs (assurer un niveau de retour sur investissement défini par le marché, réduire les déficits, etc.). Sur la base de ces indicateurs, ils sont mis en concurrence, ce qui les oblige à privilégier le quantitatif. Mais cela ne suffit pas toujours et pour démontrer son engagement, il est parfois nécessaire de rester tard le soir, d’être disponible hors des temps de travail. Des formes d’organisation, comme le management en mode projet, multiplient les réunions et séparent les collectifs. Ces cadres se trouvent soumis à une augmentation de la charge de travail et, en même temps, à une perte de sens. Cela produit alors pour certains une survalorisation du chiffre (celui des résultats, ou de leurs gains annuels).

D’autres peuvent trouver des arrangements coûteux pour la santé et la vie hors travail. C’est le cas des ingénieurs étudiés par Guillaume Tiffon[3]. Débordés par des tâches urgentes mais secondaires (appels à projets, emails, coups de fil, audits, exigences de traçabilité, problèmes de coordination, réunions interminables, etc.), ils sont parfois obligés de faire une partie du travail de recherche, celui qui compte à leurs yeux et définit leur identité, en dehors des heures de travail (le soir, le week-end ou durant les vacances), quand ils ne sont pas dérangés. Certaines femmes ingénieures sont même poussées à prendre un mi-temps, tout en travaillant en fait plus qu’un temps partiel, pour concilier objectifs professionnels et obligations domestiques.

Cette envie d’avoir un travail qui a du sens, un métier épanouissant, voire passionnant, peut d’ailleurs être instrumentalisée par certaines entreprises pour susciter un fort investissement subjectif de leurs employés. Mais même si ce n’est pas le fruit d’une politique délibérée, la passion pour une activité particulière, quand elle n’est pas régulée collectivement, peut conduire au surengagement.

C’était le cas des salariés d’une scène de musiques actuelles (Smac) dans laquelle il m’avait été demandé d’intervenir pour un problème étrange : les salariés se plaignaient d’être « trop passionnés ». Cela avait des conséquences négatives sur leur santé et leur vie sociale. Cette passion était nourrie par un engagement très fort dans la musique (plusieurs salariés avaient d’ailleurs commencé comme bénévoles), mais aussi par les missions stimulantes assignées aux Smac : promouvoir la création musicale nationale comme locale, la diversité des styles musicaux dans leur acceptation la plus large, l’accès à la culture, l’insertion par la musique, elles doivent être professionnelles mais accompagner en particulier des groupes/artistes en développement, etc. Mais il est difficile de tenir tous ces objectifs en même temps. D’autant plus que les tutelles pouvaient avoir des attentes très hétéroclites. Ainsi, la direction régionale de l’Action culturelle souhaitait des concerts novateurs et exigeants du point de vue artistique et, en même temps, un public socialement diversifié ; tandis que la municipalité faisait pression pour que soient organisés des événements avec des artistes médiatiques, vus à la télévision. Faute de pouvoir se mettre d’accord sur les missions à privilégier, les salariés étaient amenés à travailler toujours plus pour espérer enfin réaliser le « concert parfait » ; idéal inatteignable car fondé sur des objectifs trop nombreux, parfois contradictoires, mais jamais discutés collectivement.

Dans une autre salle, qui avait d’ailleurs renoncé au label Smac jugé trop exigeant, il était plus facile de produire un « concert réussi » pour lequel tout le monde était content des efforts consentis et des résultats obtenus parce que les critères de qualité et les attentes étaient partagés au sein de l’équipe. Pour intéresser le public local, les musiques du monde et le rap étaient au cœur de la programmation. La structure avait établi des liens de confiance et d’interconnaissance avec les groupes et savait lesquels allaient accepter de passer du temps avec les groupes amateurs, de participer à des actions culturelles avec des publics divers. À la question de savoir quel était le meilleur souvenir de concert, les sept personnes interrogées ont toutes cité le même : un concert de musique du monde avec un groupe confirmé et des jeunes rappeurs locaux qui faisaient la première partie mais avaient aussi participé à la seconde. Des ateliers d’écriture et de photographie avaient permis de prolonger en amont et en aval l’événement. Dans la première Smac, au contraire, les treize personnes interrogées avaient toutes évoqué un concert différent.

3. Ne pas confondre les causes et les conséquences

Les personnes débordées par leur travail, à la fois parce qu’elles sont très engagées émotionnellement dans leur pratique et soumises à des contraintes socioéconomiques, peuvent voir leur personnalité changer petit à petit : ils ne peuvent plus déléguer, font moins confiance, deviennent irritables ; la place du travail dans leur vie s’accroît de manière exagérée, au risque, par exemple, de provoquer des divorces ou de voir leur rôle dans la famille se limiter au revenu rapporté, ce qui les rend plus dépendantes encore du travail. Cependant, contrairement à ce qu’écrivent les addictologues, il s’agit plus de conséquences que de causes du surtravail.

Par exemple dans un magazine féminin, une nouvelle rédactrice en chef moins légitime est nommée dans un contexte défavorable pour la presse écrite : baisse des recettes publicitaires, prix du papier en hausse, diversification des supports, etc. Cela produit des tensions, accrues par une organisation très hiérarchique où chaque décision doit passer par toute la chaîne de commandement. Le service commercial voit son pouvoir augmenter et la chasse aux annonceurs suscite la peur de toute polémique et de tout problème ; peur répercutée sur les subalternes. Les annonceurs sont démarchés jusqu’au dernier moment et bouleversent les articles programmés, en exigeant du « contexte » pour leur publicité (c’est-à-dire des articles en lien avec le produit proposé). Cela désorganise les équipes et la hiérarchie accroît en retour sa volonté de contrôle. Un travail supplémentaire doit être effectué dans l’urgence, avec un risque de débordement du travail sur les temps hors travail, une mauvaise ambiance, et une perte de sens. Plusieurs responsables sont débordés et décrits par leurs subalternes comme addicts au travail, accros au boulot.

Ces analyses alternatives de l’addiction au travail montrent combien l’engagement et le surengagement au travail, avec les risques qu’ils comportent, sont éminemment sociaux et organisationnels.

[1]- Marc Loriol, L’addiction au travail, Éditions Le Manuscrit, 2023 [2]- Études et Résultats, DREES, no 1267, mai 2023. [3]- Guillaume Tiffon, Le travail disloqué, Le Bord de l’eau, 2021