Quatre ans après l’accord-cadre européen sur la transformation numérique des entreprises[1], deux ans après l’accord-cadre européen sur la transformation numérique des administrations[2], force est de constater qu’en France, les transformations numériques des entreprises ne donnent pas nécessairement lieu à l’information ou la consultation des CSE, et encore moins à des négociations systémiques et systématiques. Aucun ANI sur les transformations numériques du travail et l’IA n’a vu le jour. Le dialogue social n’est pas au rendez-vous, sauf à de rares exceptions près. Ni à l’échelle de l’entreprise, ni à l’échelle sectorielle, ni à l’échelle interprofessionnelle. Et ce, alors qu’un nouveau cadre réglementaire facilite et sécurise les développements de systèmes d’IA sur le marché européen, et qu’une nouvelle déferlante techno-industrielle inonde les espaces médiatiques et productifs : l’IA Générative. Trois questions méritent d’être posées et éclaircies : pourquoi le dialogue social technologique est-il aujourd’hui rendu encore plus nécessaire qu’hier ? Pourquoi est-il cependant encore balbutiant ? Comment mieux faire à l’avenir ?
Pourquoi le dialogue social technologique est-il nécessaire ?
« L’IA est au cœur de la bataille du travail et de l’emploi »[3], a déclaré le Président de la République le 21 mai dernier lors d’un discours devant les grands talents français de l’IA. Reconnaissant l’existence d’« inquiétudes légitimes sur l’impact de l’IA sur l’emploi et les conditions de travail », il a plaidé pour que ce sujet fasse partie du dialogue social au niveau de l’entreprise, des branches et interprofessionnel. « L’objectif est que l’IA soit un sujet de dialogue social éclairé par la science, par des études objectives. […] Les changements seront d’autant plus acceptables qu’ils seront préparés, que les personnes seront accompagnées et que des perspectives nouvelles seront apportées ». Ces déclarations récentes viennent renforcer l’une des recommandations du rapport « IA, notre ambition pour la France »[4], remis au président de la République par la commission nationale stratégique sur l’IA, visant à « faire du dialogue social et de la co-construction la pierre angulaire du recours à l’IA ». Le dialogue social est ainsi présenté comme « indispensable pour encourager l’usage de l’IA, pour discuter des finalités et du sens des transformations technologiques, pour développer la capacité d’apprentissage des organisations et pour concevoir des plans de formation adaptés », et comme « un outil de co-construction des usages et de régulation des risques des systèmes d’IA ». Il est rendu encore plus nécessaire aujourd’hui qu’hier, car la compétition mondiale fait rage, que les fournisseurs de technologies déploient à grand renfort de marketing des outils d’une puissance redoutable et d’une simplicité d’usage jusqu’alors inégalée et quasi irrésistible. Ces outils sont pourtant aussi d’une opacité tenace quant à leur mode de fonctionnement et à leurs données d’entraînement, et dont l’explicabilité des traitements s’avère impossible dès lors que la structure même de ces machines inductives et le volume de données et autres tokens qu’elles mobilisent. La France entend rattraper un certain retard et mettre les bouchées doubles pour être dans la course, en tant que leader européen. Nécessaire aussi, car à l’issue du trilogue, le règlement européen sur l’IA va entrer en application dans un futur proche, et ce règlement sécurise le développement du marché de l’IA en Europe, sans pour autant donner des garanties suffisantes quant aux effets de l’usage de ces technologies sur l’emploi et les conditions de travail.
Cette perspective, consistant à faire du dialogue social une pierre angulaire de la transformation numérique du travail, s’inscrit dans ce que les partenaires sociaux européens avaient déjà initié en 2020, puis en 2022, à travers deux accords-cadres européens. Ces accords-cadres ont ouvert la voie et constituent des points de repère, des jalons importants. Ils ont montré qu’il était possible de négocier sur un sujet complexe et technique, et de construire des chapitres et des articles assez précis, cherchant à tirer le meilleur parti du développement technologique tout en encadrant les risques pour les entreprises et les populations au travail. Autrement dit, ils ont montré qu’il était possible d’agir sur la transformation numérique du travail pour ne pas la subir.
Mais si ces accords demandaient à être volontairement déclinés par les partenaires sociaux des États membres de l’Union européenne, force est de constater que, jusqu’à présent, tel n’a pas été le cas en France, même si des initiatives pionnières ont émergé.
Pourquoi le dialogue social technologique est-il encore balbutiant ?
Trois raisons au moins peuvent contribuer à expliquer cette non-appropriation de ces accords-cadres européens et, plus largement, du caractère balbutiant du dialogue social technologique, c’est-à-dire du dialogue social qui prend comme objets les nouvelles technologies et, partant, les transformations numériques du travail.
La première peut tenir au fait que les conditions du dialogue ne sont pas réunies, compte tenu du débordement chronique des acteurs de ce dialogue, de l’ordre du jour pléthorique des instances et de leur manque de moyens. Ce ne sont pas les sujets qui manquent, mais c’est la capacité de traitement de tous ces sujets qui fait défaut. Car tous ont leur importance et il ne s’agirait pas de brader leur prise en charge, ni de déshabiller Pierre pour habiller Paul. Mais derrière la foultitude de sujets, c’est aussi leur découpage, leur segmentation qui pose problème, car cette segmentation ne participe pas à construire une vision intégrée des enjeux du travail. Car il ne s’agirait pas de traiter de la «tech» ou de l’« IA » pour traiter de la « tech » ou de « l’IA » en tant que telles. Il s’agirait plutôt de traiter du travail et de ses conditions de réalisation. Il ne saurait y avoir de « tech » ou « d’IA » éthiques, ou des usages éthiques de la « tech » ou de « l’IA » dans des organisations de travail qui ne le seraient pas. La dimension éthique du travail et des organisations suppose une entreprise collective d’évaluation, qui s’appuie sur la construction (collective) du sens, des valeurs et des règles que l’on se donne pour garantir une certaine qualité de vie et des conditions de travail. Difficile donc de construire un dialogue social technologique, dès lors que le dialogue social sur les fondamentaux du travail peine lui-même à exister.
Faute de moyens, donc, y compris ceux que la commission IA recommande d’allouer au dialogue social. Mais aussi faute de volontés, car quand bien même le droit prévoit, lors de l’information-consultation des instances, le recours possible à une expertise à l’occasion de l’introduction de nouvelles technologies, et ce sans avoir à démontrer a priori les incidences importantes de ces nouvelles technologies sur les conditions de travail (cf. jurisprudence du tribunal de Pontoise de 2022[5]), force est de constater sur le terrain que ce recours est loin d’être systématique, alors qu’il serait de nature à objectiver un tant soit peu les choses et à alimenter un dialogue social éclairé. Mais les instances sont encore trop souvent perçues comme susceptibles d’amener des complications, de ralentir les projets, de faire obstacle à la bonne marche de l’entreprise. Selon cette perspective, il peut être tentant de minimiser leur implication ou même de les contourner. C’est la culture du dialogue social qui est ici en question, à l’échelle de l’entreprise, mais aussi de la branche, interprofessionnelle. Comment dépasser les représentations stériles, les positions (de) « tranchées », sans verser dans une mystique du consensus ou de la cogestion ? L’accord-cadre européen de 2020 formule une proposition méthodologique intéressante et équilibrée de design conjoint des transformations numériques de l’entreprise et du travail. Elle n’est pourtant pas reprise. La question est peut-être moins méthodologique que politique, in fine.
Une autre raison relève aussi de la dimension culturelle, ou socio-cognitive. Il s’agit du rapport à la technique, à la technologie. Celui-ci est révélateur de nombreux fantasmes qui brident les possibilités d’un dialogue mature. Le cas de l’IA est paradigmatique sur ce plan, tant la littérature, le cinéma et les médias en ont fait un objet fantasmé de progrès, d’apocalypse ou de neutralité. Chacun de ces fantasmes ou de ces mythes contient une part de vérité, mais une part seulement. En fait, cette fantasmatique, cette « mythinformatique »[6] masque la dimension sociopolitique des technologies en général et de l’IA en particulier. Les techniques sont et font de la politique, en ce qu’elles reconfigurent les lieux et les sources de pouvoir. Mais elles ne sont pas des choses déliées ou extérieures aux sociétés humaines. Elles sont des formes de vie, des produits et des productrices d’activités sociales. Elles nous façonnent autant que nous les façonnons. C’est moins la complexité technique des nouvelles technologies qui donne le vertige et qui empêche les partenaires sociaux de construire un dialogue mature à leur sujet, mais c’est plutôt la complexité redoutable des chaînes sociotechniques et des dépendances dans lesquelles ils sont pris, desquelles ils dépendent pour vivre et travailler. En somme, on peut faire l’hypothèse qu’ils ne voient pas très bien comment ils pourraient s’en défaire en tant que « somnambules technologiques »[7] et qu’ils voient peut-être trop bien le fantastique travail qu’il s’agirait alors d’accomplir pour doubler la démocratie sociale d’une démocratie technique. Et au fond, c’est peut-être parce que ce dialogue leur fait peur qu’il balbutie, car il les obligerait à revisiter leur propre nature et à réviser leurs représentations du travail à accomplir, de l’entreprise à conduire et de ce qui leur échappe dans la transformation numérique du travail et des entreprises.
Le dialogue social technologique : peut mieux faire !
Les accords-cadres européens ne sont pas parfaits, mais ils ont ouvert la voie. Cet élan doit être poursuivi. Il s’agirait de les faire vivre, de se les approprier, de les décliner. Une action du Plan Santé au Travail, à sa modeste mesure et sans se substituer aux premiers concernés, entend y contribuer en proposant un guide de lecture[8] de l’accord de 2020, d’illustrations graphiques de ses messages clés et visant la publication d’un guide méthodologique[9] pour éclairer les acteurs des dialogues social et professionnel face aux transformations numériques.
L’Anact s’est aussi engagée dans cette voie en lançant un appel à manifestation d’intérêt sur le dialogue social technologique. Plusieurs projets peuvent ici être mentionnés, dans la mesure où leurs productions peuvent servir de points de repère et de points d’appui dans la construction progressive d’un dialogue social technologique. Le projet Diala, porté par l’Ires et soutenu par la CFDT, la CFE-CGC, l’Ugict-CGT et FO-Cadres, mobilisant également l’UNAPL, vise à équiper le dialogue autour de l’IA. Un manifeste[10] a déjà été publié et la publication d’un vademecum plus opérationnel est attendue dans les prochains mois. Le projet DIAG[11], porté par Matrice, Icam, Plein Sens, a lui débouché sur un outil de diagnostic des conséquences de l’IA sur le bien-être au travail, inspiré des travaux de Yann Ferguson et de Charly Pecoste[12], qui permet aux partenaires sociaux de sensibiliser à ces enjeux. Le projet MOT, porté par l’université Lyon 2, a lui débouché sur l’actualisation de la méthode de l’objet technique[13], initialement développée par Gilbert Simondon, et sur son application pour ouvrir le capot du management algorithmique des livreurs à vélo. L’Anact avait, il y a quelques années, éclairé l’UDES par des analyses de terrain faisant remonter la réalité des transformations numériques du travail dans différentes branches et métiers de l’ESS. Ces travaux avaient été prolongés par un accord[14] entre l’UDES et cinq syndicats sur la transformation numérique du secteur. Cet accord est d’ailleurs à considérer comme l’une des rares « déclinaisons » de l’accord-cadre européen de 2020. Il n’est pas interdit d’espérer qu’il y en ait d’autres, à l’échelle d’entreprises, de branches, mais aussi interprofessionnelle.
[1]- https://resourcecentre.etuc.org/thematic-project/implementation-european-social-partners-framework-agreement-digitalisation-and [2]- www.fonction-publique.gouv.fr/toutes-les-actualites/accord-europeen-sur-la-transformation-numerique-des-administrations-detat-et-federales [3]- www.aefinfo.fr/depeche/712463-emmanuel-macron-souhaite-un-renforcement-du-dialogue-social-sur-l-intelligence-artificielle [4]- www.bercynumerique.finances.gouv.fr/le-rapport-ia-notre-ambition-pour-la-france [5]- www.cedaet.com/actualites/introduction-dune-nouvelle-technologie-et-expertise [6]- Pour reprendre une notion de L. Winner, La baleine et le réacteur, Ed. Libre, 2002 [7]- Idem [8]- www.anact.fr/accord-europeen-sur-la-transformation-numerique-des-entreprises-pour-un-dialogue-social [9]- A paraître en 2024. [10]- https://dialia.alwaysdata.net [11]- https://sites.google.com/matrice.io/dispositif-diag/accueil [12]- Évaluez les impacts de l’IA sur le travail, Cadres n°500, mars 2024. [13]- www.octares.com/accueil/307-la-methode-de-lobjet-technique-reprendre-la-main-sur-lactivite.html [14]- www.udes.fr/ludes-cinq-confederations-syndicales-de-salaries-signent-accord-relatif-limpact-numerique-sur