Les technologies numériques ont bouleversé la manière dont nous interagissons avec le monde en créant de nouvelles façons de communiquer, d’accéder aux informations, de rendre des services, d’acheter, de se divertir… Ces usages impactent notre société et ont notamment modifié profondément notre relation au travail. L’arrivée des IA génératives, depuis peu, marque un nouveau cap dans cette transformation avec de nouveaux impacts sur le travail et les métiers. Si cette transition numérique concerne l’ensemble de la société, l’administration n’est pas en reste. Les technologies du numérique ont, depuis des décennies, transformé les services publics, la relation aux citoyens-usagers et indirectement le travail des agents des services publics.
Pourtant, alors que les enjeux sociétaux, sociaux, environnementaux sont réels dans un contexte de changement climatique, de transition écologique, d’équilibres géopolitiques fragiles et d’un modèle social façonné par les injonctions de réduction budgétaire, nous avons tendance à subir cette transformation au gré de l’innovation technologique et du déploiement des solutions numériques qui en découlent.
En effet, celles-ci sont souvent imposées aux usagers pour leurs aspects positifs (capacité à « améliorer le service public en rapprochant l’administration de l’usager ou en simplifiant les démarches, optimiser les décisions pour des services et des politiques régionales adaptés aux besoins des citoyens et des territoires grâce à la data, l’expression citoyenne en ligne, …), aspects positifs qui masquent néanmoins, des impacts plus négatifs tels que les inégalités d’accès à ces services, leur impact environnemental, les risques de cyberattaque ou d’utilisation frauduleuse des données personnelles. Imposées également aux agents du service public pour leurs aspects « facilitants » (gain de temps, d’autonomie, …), qui masquent des risques psycho-sociaux avérés liés à la charge de travail induite, l’impact sur l’organisation et les métiers (réduction des effectifs, …)… Elle sont développées et modifiées avec un rythme soutenu imposant aux utilisateurs et aux organisations de s’adapter rapidement, souvent plus que la capacité des uns et des autres à s’ajuster, alors même que ceci est contraire au principe de prévention des risques professionnels. Elles sont poussées et portées par quelques experts avertis, capables de comprendre la technique et utilisant un vocabulaire ou jargon qu’eux seuls maîtrisent.
Aussi, au-delà du dialogue social et des positions portées au niveau national, il est nécessaire de parvenir, collectivement (élus, administration, représentants), au sein même de nos collectivités et des instances paritaires, à reprendre la maîtrise des évolutions technologiques et à faire converger nos visions pour maximiser les atouts du numérique et de l’IA dans nos organisations tout en minimisant les risques, notamment ceux liés à la santé et au bien-être des agents.
Une volonté politique de créer un cadre de confiance autour du numérique et de l’IA
Les élus de la Région Occitanie ont pris la mesure des enjeux de la transition numérique en se positionnant, dès 2019, au-delà de l’innovation technologique avec l’adoption d’un cadre de confiance pour maîtriser les impacts du numérique et placer l’humain au centre de son développement. Le Pacte Vert adopté en 2020, pose le numérique comme un levier de progrès social, écologique et humain. La Région, engagée dans cette voie, a ainsi été labellisée en 2023 par l’Institut Numérique Responsable. Par ailleurs, consciente de l’enjeu de souveraineté numérique, la Région a initié une trajectoire de sortie progressive des Gafam. Concernant l’IA en particulier, l’Assemblée Plénière a adopté en juin 2024, un rapport spécial dédié à la stratégie IA Occitanie qui pose notamment le principe d’« Une intégration progressive, responsable et encadrée de l’IA, au service des politiques publiques régionales et du service public ». Dans cette stratégie, la Région Occitanie s’engage ainsi à : une transparence complète dans la collecte, l’utilisation et le traitement des données et des algorithmes ; veiller à l’accès aux données et aux services par tous les publics et usagers ; promouvoir une gestion durable et responsable des technologies et des données ; développer des outils éthiques et souverains ; promouvoir la participation citoyenne et le dialogue social pour mettre en débat les opportunités et les menaces de l’IA.
La Région Occitanie soutient particulièrement l’Association Ekitia, qui ambitionne de construire un cadre de confiance, éthique et souverain, avec les acteurs publics et privés autour de la donnée et de l’IA. Enfin, ce rapport pose clairement la nécessité de penser l’impact de l’IA sur les métiers et le travail, dans le cadre du dialogue social, comme un levier essentiel pour réussir les transformations en cours et à venir.
Des instances de représentants du personnel engagées et forces de proposition en matière de prévention des risques professionnels liés au numérique
Les instances comme la Formation Spécialisée en matière de Santé, de Sécurité et de Conditions de Travail (F3SCT) et le Comité social territorial (CST), sont directement concernées par l’impact du numérique sur les conditions de travail pour la première et l’organisation du travail pour la seconde. Au conseil régional Occitanie, les représentants du personnel au sein de ces instances et la CFDT notamment, se sont positionnées sur cette problématique, dès 2019, en alertant particuliérement sur les risques du développement numérique sur la santé et le bien-être des agents et en insistant sur la nécessaire prévention à mettre en œuvre. Une étude a été demandée par le CHSCT (ex F3SCT) pour évaluer cet impact. Celle-ci s’est appuyée sur un questionnaire complété par plus de la moitié des agents dont 92 % travaillent sur ordinateur et 72 % plus de 7 heures par jour. Finalisée en 2023, l’étude a démontré, de manière indubitable, la corrélation entre l’état de santé des agents interrogés et le déploiement des outils numériques. En réponse aux nombreux écueils mis en lumière par l’étude, l’intersyndicale de la F3SCT et la CFDT notamment, ont alors soumis à l’administration, en complément de recommandations sur le droit à la déconnexion et dans une logique de prévention primaire, un certain nombre de propositions très concrètes.
En amont
- Réalisation d’une étude d’impact avant la mise en place ou la modification de tout outil numérique : par le service Prévention, sur les risques professionnels et les conditions de travail générés pendant le déploiement et dans l’usage (charge mentale, charge de travail supplémentaire, risques psychosociaux) ; par la Direction des ressources humaines sur l’organisation et l’impact en matière de gestion prévisionnelle des emplois et des compétences ; par la Direction en charge du déploiement des outils numériques sur la cohérence avec les autres outils déjà existants pour éviter les doublons ; et par toute direction concernée par le projet en lien avec les Collège interentreprises de sécurité, de santé et des conditions de travail ainsi que les Assistants de prévention. Cette étude doit être présentée en amont du projet au F3SCT pour discussion.
- Structuration d’un programme de prévention au regard des risques identifiés et mise à jour des Documents uniques d’évaluation des risques professionnels avec consultation de la F3SCT.
- Communication au F3SCT de la note de cadrage présentant les responsabilités des directions concernées (maître d’ouvrage, maître d’œuvre, service Prévention, …), le calendrier du projet qui devra être cohérent avec la charge de travail des agents...
- Test et évaluation partagée avec la F3SCT avant lancement d’un nouvel outil ou de fonctionnalités nouvelles d’un outil existant par un panel représentatif d’utilisateurs.
En continu
évaluer en continu la satisfaction des outils (numériques, …) par leurs utilisateurs et intégrer leurs propositions d’amélioration. Un recueil concernant les outils numériques et notamment les outils métiers doit être réalisé afin d’y intégrer en continu les améliorations proposées par les agents. L’outil et/ou l’organisation doit être ajusté en conséquence.
Une administration qui s’organise avec notamment une nouvelle dimension donnée à la Direction en charge du numérique
La Direction de l’information et du numérique par fusion de la DSI et d’une autre Direction chargée des études de prospective et d’évaluation. Ce regroupement a été souhaité par la Direction générale pour accompagner la transformation numérique en cours d’un point de vue technologique mais aussi d’un point de vue plus sociétal pour poser un regard « critique » sur le numérique. Les compétences et savoir-faire des agents de ces deux ex-directions sont complémentaires et permettent d’aborder le numérique dans toute sa complexité. La vision « Sciences sociales » qui existait dans l’une et la maîtrise technique et technologique de l’autre, permettent d’insuffler un « esprit » aux technologies numériques en étudiant l’acceptabilité et la pertinence sociale des solutions numériques proposées, en mesurant mieux leur impact sur les usagers, les agents et l’environnement et en proposant des ressources et un accompagnement adaptés, en dessinant de nouvelles applications avec les directions en lien avec les réalités sociales et sociétales, en appréhendant les questions éthiques…
C’est dans cette logique et en cohérence avec les préconisations de la F3SCT, que la Direction de l’information et du numérique a mis en place un contrat de projet pour tout déploiement d’une nouvelle solution numérique ou modification. Ce contrat de projet validé par le Directeur général des services vise à décrire les besoins auxquels doit répondre le projet et à engager toutes les parties prenantes (DRH, service Prévention, Direction des finances, communication interne, … ) dans leur champ de compétences (impact du projet sur l’organisation et les métiers, sur les conditions de travail, sur le budget, …). Ce contrat de projet fait l’objet d’une présentation et d’une discussion en F3SCT. Par ailleurs, en complément du programme de formation, se développe un service de médiation numérique au plus près des utilisateurs internes. Des « Masterclass » sur la prise en compte des enjeux datas, cybersécurité, IA, … , dans l’organisation du travail, sont proposés aux managers à leurs différents niveaux de responsabilité.
Une convergence à trouver dans un dialogue social apaisé et constructif
Ces éléments démontrent la prise de conscience des enjeux du numérique au-delà de l’innovation technologique par l’ensemble des acteurs du conseil régional Occitanie (élus, administration, représentants du personnel). L’équation reste néanmoins complexe car la réponse à apporter aux différents enjeux environnementaux, sociaux, sociétaux peut entrer en conflit. En effet, par exemple, si la reprise en main de nos données en sortant de notre dépendance aux Gafam est un enjeu de souveraineté incontestable partagé par tous, sa mise en œuvre opérationnelle implique une profonde transformation des usages, vecteur d’une augmentation non négligeable de la charge mentale des agents concernés. Cette problématique de prévention n’est pas évidente a priori et n’est pas toujours considérée comme prioritaire par l’ensemble des acteurs au regard des autres enjeux.
Le dialogue social est donc crucial pour faire converger la vision des différents acteurs et apporter des réponses cohérentes et respectueuses du bien-être des agents. Il reste aujourd’hui à évaluer l’efficacité des premières mesures mises en œuvre par l’administration, à sortir des logiques strictement budgétaires et à dépasser certains jeux de posture de part et d’autre, pour que les évolutions technologiques à venir s’adaptent à un modèle social vertueux pour les travailleurs et non l’inverse.