Le lieu de travail est historiquement le lieu où des individus produisent pour l’agriculture, l’artisanat, l’industrie, le commerce. En même temps que beaucoup de ces activités, les analyses de ces lieux se déplacent du milieu rural vers la ville où l’emploi dans les activités industrielles et tertiaires est devenu majoritaire. En 2010, le nouveau zonage en aire urbaine indique que 95 % de la population vit sous l’influence de la ville, à savoir en dépendance de celle-ci pour l’emploi sinon pour la résidence (Brutel & Levy, 2011). Outre ces aspects qui envisagent les lieux de travail dans une dimension quantitative, des études montrent que les caractéristiques de l’environnement dans lequel se déploie l’activité évoluent en même temps que la considération apportée à ceux qui exercent une activité et au lieu où ils le font (Cagnol, 2013). Ces deux aspects : lieu de la production et environnement dans lequel est réalisée une activité éclairent des modalités de transformation du travail, des relations sociales et parfois des statuts de certains travailleurs. La variabilité des situations et la flexibilité du travail dépendent de temporalités de travail (temps partiel, intérim…) qualifiées d’atypiques, mais des lieux et des environnements qui émergent ou évoluent produisent des rapports au travail aux frontières peu évidentes entre loisir, occupation marchande, ou emploi. Notre objet est de décrire en quoi le lieu (espace localisé et environnement) d’une activité productive participe à une complexification des statuts ou positions dans le travail, dont les régulations qui ont du mal à se fixer génèrent une indétermination qualifiée de zone grise […].

La dissociation entre lieu de domicile et lieu de travail fondait historiquement une distinction entre le maître et ses ouvriers, ces derniers ayant la plupart du temps obligation de se déplacer. Dans l’histoire qu’il trace du salariat, Robert Castel (1995) montre que le déplacement obligatoire et non maîtrisé est un élément de la subordination qui participe des contraintes imposées au salarié, mais atteste sa (bonne) volonté de faire partie de la société et contribue à son revenu. Cette distinction n’est cependant plus opératoire. Se déplacer ou non vers un lieu de travail ne correspond plus à un statut professionnel ou une position dans la hiérarchie sociale.

Avec le développement du salariat, l’association étroite entre l’activité productive et le travail dans les locaux d’une entreprise est un marqueur valorisant du statut salarié. Le lieu de travail, différencié du lieu de la vie domestique, ouvre aux salariés un autre univers social que l’univers familial et les distingue ainsi (distinction fortement opératoire entre les hommes et les femmes jusqu’après la seconde guerre mondiale) dans une société à l’organisation centrée sur le travail. Se déplacer vers un lieu de travail (un bureau ou un atelier) témoigne d’une intégration sociale au groupe de ceux qui travaillent, lève la suspicion de l’oisiveté qui pèse parfois sur le travail à domicile, et permet le contrôle du temps de travail ou au moins, du temps passé sur ce lieu. Le déplacement hors de chez soi est aussi valorisant par la maîtrise de différents moyens de transports et de l’espace. L’inversion du regard porté sur la mobilité vers le lieu de travail, voire sur la mobilité longue distance est d’autant plus importante qu’elle devient à partir des années 1980 l’apanage de cadres supérieurs qui franchissent des frontières régionales et nationales, dans des temps de plus en plus réduits, sans changer d’emploi ou de travail mais parfois en sortant d’un salariat traditionnel et exclusif (détachement de la part de leur entreprises), ou en investissant un autre rôle (conseil, formation) en plus de celui prévu par leur contrat avec leur entreprise de rattachement. Ces modalités valorisées comme une capacité d’ubiquité parmi les élites dessinent « un mode de vie métropolitain » (Kaufmann, 2005) inscrit spatialement dans un réseau de villes, le recours fréquent aux modes de transports rapides (TGV, avion) et aux autoroutes de l’information, en correspondance avec une situation d’emploi privilégiée qui n’est plus tout à fait du salariat (rémunération en partie sur des résultats, intéressement aux actifs de l’entreprise…) […].

À partir du milieu de la décennie 2000, le déplacement longue distance et la variabilité du lieu de travail sont parfois considérés pénalisants même par les actifs très qualifiés, moins enclins à accepter ces situations. En effet ces salariés n’ont pas tous des contrats similaires (Pichon, 2009). Pour les actifs peu qualifiés, ces modalités de travail englobées sous la notion de « travail détaché » sont souvent caractérisées par un flou de contrats et un déficit d’encadrement juridique, situation préoccupante au regard des difficultés d’harmonisation de la définition du détachement et des conditions diverses de contrats, sous lesquelles se trouvent des travailleurs détachés (CESE, 2015). Entre ces deux extrêmes, les changements de lieux induisent des mises au travail et des régulations qui introduisent du flou dans les catégories professionnelles.

Hors de son établissement de rattachement, la démultiplication des localisations pour l’exercice d’un travail par un salarié (infrastructures de transports, autres ateliers ou bureaux partagés), les lieux où il se rend hors de son temps de travail, ou ceux par lesquels il passe entre son travail et d’autres activités, y compris son domicile, sont devenus grâce aux outils numériques, des espaces/temps de travail. Cette situation confère aux salariés impliqués sur des logiques individuelles de travail, la liberté et l’autonomie ; parfois aussi, l’obligation de faire de tout lieu un espace de travail. Ils considèrent alors des horaires de travail dans des lieux précis comme un minimum et acceptent une coïncidence moins systématique entre temps de travail rémunéré et temps pour finaliser une tâche (Sainsaulieu, 2000). À l’opposé, les changements de lieux pour effectuer une tâche pour une même entreprise ou pour des entreprises différentes appartenant à un groupement pour catégories d’actifs intermédiaires ou peu qualifiés – chaînes de restauration, grandes enseignes, ou GEIQ (groupement d’employeurs pour l’insertion et la qualification) – ont souligné une fragilisation dans leur rapport au travail, car ils assument unilatéralement le caractère imprévisible d’un changement de lieu de travail.

La variabilité des lieux de travail suivant les secteurs d’activité et les niveaux de qualifications des actifs oriente aussi des salariés vers le télétravail sous des formes d’activité qui relèvent de l’auto-entrepreunariat, du freelance ou du travail au noir. Ces statuts parfois cumulés recouvrent du travail à distance par informatique ou certains services à la personne effectués chez soi ou à domicile. Cette relation étroite entre la nature des lieux et les formes et statuts de travail diversifie les catégories d’emploi pour une même activité et instaure un flou de statut sinon en droit, du moins dans les demandes des entreprises envers les salariés, face auxquelles ces derniers ont peu de prise sur un marché du travail tendu […].

 

Le lieu de travail, un élément qui perd de son efficience pour définir les frontières entre travail salarié et autres types d’occupation

L’importance des outils numériques, du travail à distance et des localisations plurielles permettent de travailler différemment mais n’induisent pas obligatoirement des statuts et des temps de travail incertains. De même, des environnements de travail aménagés en vue du confort ou d’une personnalisation susceptible de convenir au salarié ne remettent pas juridiquement en question un statut salarié. Néanmoins, les évolutions et exemples évoqués soulignent le rôle du lieu et de l’environnement de travail comme éléments d’un processus évolutif dans les définitions du travail et de l’emploi.

La symbolique des lieux n’est pas sans importance sur la représentation de l’activité qui y est conduite. Cette valeur symbolique difficilement mesurable apparaît à partir du moment où un contrat ne définit pas explicitement ce qui correspond au lieu de travail. De cette façon, le lieu ou l’environnement participe à une indétermination du statut (travail ou loisir) de l’activité qui est réalisée. Tout se passe comme si, entre un salarié obligé au déplacement vers un lieu et un salarié travaillant à son domicile ou sur un lieu indéterminé a priori, la différence de situation autorisait un aménagement de statut qui ne soit plus strictement du salariat, mais un emploi « à distance » organisé par l’activité de l’entreprise. Par ailleurs, les possibilités de travail à distance d’actifs très qualifiés ou non, favorisent la satellisation de la production d’un établissement et contribuent à l’émergence de nouveaux rapports entre salariés ainsi qu’à l’individualisation de la relation au lieu de travail et des contrats de travail.

 

Le lieu de travail incertain et ses multiples localisations floutent la régulation du travail

Les possibilités de lieux de travail différents (choix de se localiser à sa convenance) ou d’une pluralité de lieux (possibilité de travailler dans des lieux divers en plus de son entreprise) impliquent des contraintes ou des opportunités de travail dont la prise en compte dans le rapport entre un l’employeur et son salarié, un donneur d’ordre et un exécutant appelle une normalisation qui pour l’instant n’existe au mieux que dans un contrat qui spécifie une situation particulière de conditions de travail. Le développement de la diversification des conditions de travail au sein d’une catégorie professionnelle déstabilise les équivalences entre niveau de diplôme, type de contrat et niveau de rémunération. La pluralité de lieux de travail n’efface pas obligatoirement les formes de régulations traditionnelles (en particulier celles de l’organisation et de la durée du travail), elle suppose de trouver d’autres formes de contrôle que la présence dans un lieu pour attester d’un temps de travail. En outre, le défaut de normalisation interroge la responsabilité assurantielle pour un lieu et souvent pour du matériel de travail hors des établissements de l’entreprise, et questionne des normes juridiques relevant du droit privé ou du droit du travail en l’absence de règle non établie préalablement.

 

Incertitude des temps et des lieux de travail, un autre rapport à l’activité

Le choix du lieu où réaliser une activité est souvent le seul élément pour une autonomie organisationnelle partielle du travail. Cependant, ce choix peut transformer l’allégement d’une contrainte en leurre. L’affaiblissement d’une frontière entre temps de travail et temps personnel, dans une culture où le mode de vie est fondamentalement déterminé par le travail, favorise des situations d’auto-exploitation, quel que soit le statut, ce qui atténue une distinction de fait entre travailleur salarié et travailleur indépendant. À cet égard, l’environnement et le lieu de travail produisent parfois une zone grise entre travail et emploi, travail et activité, sous des statuts très variés. Dans les fablabs ou les espaces de co-working, le positionnement de personnes aux statuts très divers illustre une évolution des modes de travailler qui ne correspondent plus tout à fait au travail, ni seulement au loisir, mais à des relations de travail sans formalisation univoque. L’indétermination des frontières vie privée/vie professionnelle est parfois opérée par les actifs dans la recherche d’un environnement pour assurer un mieux-être dans l’organisation, la réalisation du travail et maximiser des ressources pour le réaliser. La recherche d’un autre sens du travail individuel ou collectif est possible grâce à l’existence de lieux spécifiques qui produisent également de l’interstice entre bureaux et locaux industriels, entre lieux urbains dévalorisés et zones de haute rentabilité foncière et immobilière. Ces prises de risque et de responsabilité sur des locaux, du matériel et des outils utilisés de façon partagée et collective, sinon collaborative, font émerger des rapports au travail et à l’entreprenariat dont les figures ne sont pas figées et participent de formes innovantes pour redéfinir les liens entre fonction, activité et lieu de travail.

 

Proximité spatiale et indétermination socio-professionnelle et sectorielle

La dimension spatiale a un poids non négligeable par rapport au flou actuel du salariat et plus généralement du positionnement dans un rapport au travail. Le lieu d’exercice d’une activité qui peut être plurielle et hors de l’entreprise favorise la diversification des contrats et un flou des conditions de travail. L’environnement du travail peut contribuer aux échanges entre des personnes qui exercent des activités sous des statuts différents et entre lesquelles la densification de liens professionnels et sociaux alimente des dynamiques sociales et économiques qui, pour autant qu’elles ne sont ni formalisées ni contractualisées, n’apparaissent pas comme du travail. Ces échanges fréquemment organisés par les travailleurs eux-mêmes rendent moins certaine la distinction entre temps de travail et temps hors travail. Si, dans le cas des technopoles, ils sont apparus comme témoins et facteurs de croissance d’emplois, pour les environnements de travail modernes évoqués ci-dessus, leur nombre se multiplie aussi en lien avec le développement de la flexibilité des statuts, des travailleurs et des entreprises.

Le lieu de travail est une catégorie qui existe par défaut en droit et dans la statistique ; perçue à travers l’enquête « déplacements domicile-travail », la complexité et la variabilité des lieux de travail, non mentionnée dans les contrats, amène à définir des situations de travail à partir du moment où les actifs considèrent réaliser des tâches qu’ils assimilent au travail (Crague, 2003). Le lieu de travail et l’environnement qu’il offre aux travailleurs ne sont pas toujours inscrits et formalisés dans un contrat. Ils peuvent jouer un rôle de ressources pour construire et faire évoluer les situations des actifs pour l’amélioration ou la détérioration de leur situation de travail. À cet égard, ils contribuent à l’émergence et à la transformation de formes et de situations de travail et participent de la zone grise, à savoir un processus qui relève d’une indétermination de situations en rendant possible un ajustement entre nouveaux rapports au travail, conditions dans lesquelles des actifs peuvent travailler, et déstabilisation de statuts traditionnels du modèle fordiste.

Bibliographie

Brutel, C. & D. Levy (2011) « Le nouveau zonage en aires urbaines de 2010 », Insee Première, 1374: 1-4. Cagnol, R. (2013) « Petite histoire de l’espace de travail »,
www.deskmag.com/fr/-architecture-bureau-petite-histoire-de-lespace-de-travail/3. Castel, R. (1995) Les métamorphoses de la question sociale, Fayard. Crague, G. (2003) « Des lieux de travail de plus en plus variables et temporaires », Économie et Statistiques, 369-370: 191-212. Grosset, J. & B. Cieutat (2015), Les travailleurs détachés, Cese. Kaufmann, V. (2005) « Mobilités et modes de vie entre aspirations et contraintes », in J-R. Carré (dir.), Mobilité urbaine et déplacements non motorisés : situation actuelle, évolution, pratiques et choix modal, INRETS/Drast III. Pichon, A. (2009) « Cadres, managers et professionnels :
crise d’identité, crise existentielle et perspectives éthiques »
,
Éthique publique, 11 (2): 7-19. Rifkin, J. (1997) La Fin du travail, La Découverte. Sainsaulieu, R. (dir.) (2000) L’Identité au travail, Presses de Sciences-po.

 

Cet article est un extrait de « Lieux de travail », in Marie-Christine Bureau, Antonella Corsani, Olivier Giraud, Frédéric Rey (directeurs), Les zones grises des relations de travail et d’emploi. Un dictionnaire sociologique, Editorial Teseo, Buenos Aires, 2019. Il est consultable et téléchargeable gratuitement sur www.teseopress.com/dictionnaire.